mercredi 30 octobre 2019

Une exposition à Chantilly

Les bibliothèques les plus connues recèlent toujours des pièces ou des ensembles particulièrement intéressants, et qui pourtant sont restés négligés par la recherche. C’est le cas de la Bibliothèque du Musée Condé à Chantilly, universellement célèbre pour les Très riches heures du duc de Berry, mais qui propose depuis quelques semaines et jusqu’au 6 janvier prochain une expositionn très suggestive sur «La collection Chourses-Coëtivy».
Arbre généalogique sommaire (Erratum. Lire: Saintes)
Comme le soulignent très justement les commissaires ayant préparé cette manifestation, «le repli de Charles VII sur le Loire [ouvre la possibilité d’]une ascension rapide à des familles de l’ouest» du royaume, qui ont réussi à s’imposer dans l’entourage royal. Né en 1453, Antoine de Chourses est le fils du seigneur de Malicorne (entre Le Mans et Sablé). Il est capitaine de l'ordonnance, puis capitaine des francs-archers de Louis XI et, surtout, il épouse la nièce du roi, Catherine de Coëtivy (née vers 1460). Les Coëtivy, qui viennent de Bretagne, sont alors en effet en pleine ascension, mais la grand-mère de Catherine était... non pas la reine, mais la favorite de Charles VII, Agnès Sorel.
Deux caractéristiques font de la bibliothèque réunie par le couple un exemple tout à fait remarquable. D’abord, ce sont les conditions de conservation: la bibliothèque est connue pour avoir compté cinquante deux titres, dont quarante-quatre sont aujourd’hui à Chantilly. Une telle proportion est rarissime, et permet une étude très précise de l’ensemble. Deuxième caractéristique, le rôle de Catherine: après la mort de son mari (1485), la jeune veuve (elle a environ vingt-cinq ans) continue en effet à s’intéresser très activement à la bibliothèque, et son rôle se donne à lire dans les particularités de certains exemplaires. En cela, la bibliothèque Chourses-Coëtivy illustre aussi la thématique de la lecture féminine, et de la place des femmes comme commanditaires de manuscrits (Catherine de Coëtivy décédera en 1525). On remarque d’ailleurs, parmi les volumes, deux exemplaires du Livre du chevalier de La Tour [La Tour-Landry] pour l’enseignement de ses filles
La «librairie» privilégie la langue vernaculaire, et recèle un certain nombre de titres relatifs au domaine religieux (trois Bibles en français: un exemple ici), mais aussi des classiques, de la philosophie et du droit canon. Mais surtout, on ne peut qu’être impressionné par la qualité des volumes présentés… Les Décades de Tite-Live, manuscrit acquis par Antoine de Chourses, copié et enluminé dans l’atelier de Maître François à Paris vers 1474, sont réellement somptueuses (cliché 2: détail). Tous les volumes conservés provenant des Chourses-Coëtivy sont manuscrits, sauf deux incunables, qui sont relatifs au droit canon: le commentaire donné par les commissaires de l’exposition précise que les Décrétales de Peter Schoeffer (1476) ont peut-être été acquises par Antoine de Chourses lors d’une de ses missions auprès de Maximilien de Habsbourg. 
Une partie des exemplaires n’a pourtant pas été réalisée pour notre couple de bibliophiles: ainsi de la traduction de Cicéron en français, dans un manuscrit préparé à Saint-Jean d’Acre pour Guillaume de Saint-Étienne, maître des Hospitaliers à Chypre, au tournant des XIIIe-XIVe siècles. Les deux miniatures superposées illustrent les effets contraires de l’éloquence en haut, un orateur démagogue pousse ses concitoyens à se soulever, tandis que son contraire, en-dessous, les invite à participer à la construction pacifique de la cité (cliché 3). Les Chourses-Coëtivy possèdent aussi un très beau manuscrit de Boccace (Des Cas des nobles hommes et femmes), dans la traduction de Laurent de Premierfait, manuscrit enluminé par le Maître de Marguerite d’Orléans, et qui appartenait initialement à l’oncle de Catherine, Prigent de Coëtivy, amiral de France.
Terminons par une remarque plus contemporaine: le 9e prince de Condé († 1830) avait reçu l'héritage des La Trémoille, dont la bibliothèque Chourses-Coëtivy. Le prince de Condé, dont le fils, le duc d'Enghien, avait été exécuté en 1804, lègue l'ensemble de ses biens au cinquième fils du roi Louis-Philippe, le duc d'Aumale.
Celui-ci, exilé à Twickenham (Orléans House) de 1848 à 1871, se tourne alors de plus en plus activement vers la bibliophilie, et il remarque la qualité de la bibliothèque Chourses-Coëtivy. Il lui consacre une Note, présentée à la Philobiblon Society en 1853 et publiée, toujours à Londres, deux ans plus tard. L’exposition de Chantilly prolonge d’une certaine manière ce travail, en illustrant de manière exemplaire l’essor de l’intérêt pour les livres et de la «distinction» par les livres dans l’environnement de la cour de France au tournant entre le Moyen Âge et l’époque moderne.
Disons-le: le temps, à Paris et dans la région, est en ce moment un véritable temps «automnal»… c’est-à-dire un temps idéal pour voir ou revoir une grande bibliothèque patrimoniale, celle de Chantilly, et pour en découvrir les richesses. 

NB: le catalogue interactif de l'exposition (42 p.) est disponible en ligne à l'adresse: http://www.domainedechantilly.com/fr/event/exposition-cdl-chantilly/ 

lundi 28 octobre 2019

Un colloque sur Ludovic Sforza

Ludovic Sforza, dit le More (1451-1508)
Le mécène de Léonard de Vinci, entre grandeur et décadence

Écu à l'effigie de Ludovic Sforza (Pinac. Ambros., Inv. 1200)
Prince de la Renaissance Italienne, dont le règne caractérise la transition entre le Moyen Âge et les temps modernes, Ludovic Sforza, dit le More (en référence à la mûre, symbole de prudence), est un personnage méconnu en France, pays où il passe pourtant la fin de sa vie. Cette lacune historiographique étonne, car l’héritage patrimonial et intellectuel légué par l’ancien duc de Milan est immense! Beaucoup plus célèbre de l’autre côté des Alpes, particulièrement en Lombardie, Ludovic Sforza n’a pourtant pas donné lieu à de vastes études historiques, alors que son œuvre rayonne bien au-delà du territoire qu’il administre.
Né en 1452 à Milan, Ludovic Sforza est issu de la dynastie qui règne par intermittence sur le duché de Milan depuis 1450, lorsque son père François Sforza, lié par son épouse à la famille Visconti, s’empare du pouvoir. Duc de Milan à partir de 1494, Ludovic Sforza rappelle le modèle des condottieri italiens, les chefs militaires qui accaparent le pouvoir. Il illustre aussi les grandes destinées familiales en Italie, au même titre que les Médicis, les Gonzague de MantoueÉÉles Visconti, les d’Este, ou encore les Doria. Pendant vingt ans, il développe son duché, en modernisant l’appareil militaire et en s’appuyant sur l’économie et le commerce. Sur la scène internationale, il est influencé par les empereurs du Saint-Empire romain germanique qui veulent maintenir leur autorité au nord de l’Italie, une région qui commande le stratégique passage des Alpes.
Ami des arts et des lettres, Ludovic Sforza est également célèbre pour avoir été le premier mécène de Léonard de Vinci, qui lui propose ses services en 1482 et réalise la fameuse Cène à Emmaüs. Entouré d’une cour brillante, il s’engage en faveur de la culture sous toutes ses formes: bâtisseur de palais, de châteaux et de bâtiments publics, il est passionné de musique, ami des humanistes, des poètes et des savants. En ce sens, il incarne le foisonnement intellectuel du Quattrocento italien, préfiguration de la Renaissance française.
Pendant les guerres d’Italie, le Milanais est occupé une première fois en 1498 par les armées du roi de France. En 1500, malgré la protection accordée par l’empereur Maximilien, le duc est fait prisonnier par Louis XII, puis incarcéré en 1504 dans un cachot du donjon de Loches où il s’éteint le 27 mai 1508. Sa chute préfigure le schéma politique décrit par Machiavel, qui observe que la concurrence entre les princes des cités-états est la raison première de leur déclin.

511 ans après la mort du prince déchu, ce colloque international est l’occasion de revenir sur le parcours du membre le plus connu de la famille de la «Force». Dans le cadre de l’année commémorative des 500 ans de la Renaissance, il s’agit de faire un état de la recherche franco-italienne et d’approfondir les connaissances sur ce personnage au parcours exceptionnel. Au total, cet événement ouvert à tous les publics est l’occasion pour le service «Ville d’art et d’histoire» de la Cité renaissance de Loches d’en savoir plus sur l’un des grands personnages majeurs de son histoire, tout en resserrant les liens l’unissant à la ville de Vigevano. Le colloque s’articulera autour des grandes facettes de la vie et de la personnalité de Ludovic Sforza.
- La figure de l’homme d’État: la famille Visconti-Sforza, sa naissance à Vigevano, son apprentissage politique, le duché de Milan et la péninsule italienne, l’administration de sa seigneurie, la politique des grands travaux, le rayonnement de la capitale milanaise.
Le prince mécène: son éducation aux arts et aux sciences, sa politique de soutien aux artistes, la vie de cour à Milan, les arts et le progrès des sciences en Italie à la fin du XVe siècle, les liens avec Léonard de Vinci.
- Le chef militaire: l’organisation des troupes milanaises, la géopolitique internationale, le développement des armes, les guerres d’Italie, la capture, l’emprisonnement et la mort à Loches.
Castello Sforzeco, Milan
Mardi 5 novembre, Espace Agnès Sorel – Loches
14h00 Ouverture du colloque
Fabrice Morio, directeur régional des affaires culturelles (DRAC) Centre-Val de Loire
Benoist Pierre, directeur du Centre d’études supérieures de la Renaissance, Tours
Marc Angenault, maire de Loches

Session 1 – Sforza, duc de Milan et prince mécène. Présidence: Cécile Souchon (Archives nationales)
14h30 Marcello Simonetta (American univ. of Paris, Sciences Po Paris): La jeunesse dorée de Ludovico il Moro, et sa vendetta contre Cicco Simonetta
15h00 Federica Masè (Université d’Évry- Paris Saclay): Les “ca’ del duca” : les palais des Sforza à Venise au milieu du XVe siècle
15h30 Pierre Aquilon (Université de Tours- CESR) : Le livre à Milan à la fin du XVe siècle
Discussion & pause
16h00 Frédéric Barbier (CNRS- EPHE): Les Sforza : une bibliothèque modèle transportée dans le royaume de France 
16h30 Federico Piseri (Università di Pavia): «La vostra illustrissima signoria me ha ad comandere et io ho ad obedire»: il carteggio di Ludovico il moro durante la minore età
Discussion & pause
17h30 Pascal Brioist (Université de Tours): Ludovic Sforza et Léonard de Vinci
Discussion & vin d’honneur

Mercredi 6 novembre, Espace Agnès Sorel – Loches
(matin)
8h30 café d’accueil
Session 2 – Un prince au cœur des guerres d’Italie. Présidence: Federica Masè (Université d’Évry Paris Saclay)
9h00 Nicolas Prévost (Collège Louis Lumière, Marly-le-Roi): Géopolitique de l’Italie au temps de Ludovic Sforza
9h30 Michele Maria Rabà (CNR Milano-Università di Pavia) et Mario Rizzo (Università di Pavia): Il duca dal confine. Antonio Trotti Bentivoglio e la (geo)politica sforzesca fra Lombardia, Piemonte e Liguria
10h00 Juan Carlos d’Amico (Université de Caen): Ludovico Sforza vu de Naples à la veille de l’invasion de Charles VIII en Italie
Discussion & pause
10h45 Amable Sablon du Corail (Archives nationales): L’alliance militaire suisse, au cœur de la lutte pour la suprématie en Italie (1494-1521)
11h15 Françoise Hildesheimer (Archives nationales): Charles VIII, roi voyageur
11h45 Laurent Vissière (Sorbonne-Université): La capture et la fin du More dans les plaquettes d’actualité
Discussion pause déjeuner

(après-midi) 13h30 café d’accueil
Session 3 – Le chef déchu et l’emprisonnement à Loches. Présidence: Stéphane Blond (mairie de Loches)
14h00 Pierre Papin (Service de l’archéologie du département d’Indre-et-Loire): Les recherches archéologiques de la tombe de Ludovic Sforza: bilan de la campagne de fouille de 2019 dans la collégiale Notre-Dame de Loches
14h30 Matthieu Gaultier (Service de l’archéologie du département d’Indre-et-Loire): Les recherches archéologiques de la tombe de Ludovic Sforza : premiers résultats de l’étude des sépultures
15h00 Aymeric Gaubert: Archives lapidaires d’un prisonnier: les graffitis de Ludovic Sforza à Loches
15h30 Christelle Breion (Université de Tours- CESR): La légende noire d’un prince-tyran: Ludovic Sforza et la ruine de l’Italie
16h30 Jean-François Thull (Cité royale de Loches): Les représentations de Ludovic Sforza dans l’historiographie française au XIXe siècle: heurs et malheurs d’un mal-aimé de l’histoire nationale
Discussion

17h30 visite guidée du cachot de Ludovic Sforza (Cité royale)
18h30 visite de l’exposition Images d’Italie (Ville de Loches/ Maison-Musée Lansyer)

vendredi 25 octobre 2019

Excursion en Italie du nord (7)

Nous avons ouvert ces excursions en Italie du nord en évoquant la grande figure du cardinal Federico Borromeo, archevêque de Milan et fondateur à la fois de la Bibliothèque Ambrosienne et de la Pinacothèque qui en est voisine. Nous retrouvons les Borromée en nous arrêtant aux portes de Milan sur le lac Majeur.
Cliché 1 (© Gallica)
Comme le nom le rappelle (< Buon Romei), la famille vient du Latium, mais les Borromée s’installent bientôt en Toscane, à proximité de Pise. Leur activité principale concerne la banque et le négoce quand, dans le troisième tiers du XIVe siècle, ils se transportent à Padoue et à Milan, et commencent à s’allier à des dynasties de nobles et de condottieri. Lorsque Vitaliano reçoit le titre de comte d’Arona (1439), il fonde l’implantation des Borromée dans la région du lac Majeur: leurs fiefs y atteignent bientôt une telle ampleur (plus de 1000km2) que l’on parlera d’«État borroméen» (Stato Borromeo), tandis que le contrôle sur l’une des plus importantes voies commerciales d’Europe, et la levée de l’octroi correspondant, confortent leur fortune financière –ces fiefs seront conservés jusqu’à l’arrivée des Français en 1797 (1). Dans le même temps, des comptoirs sont ouverts dans la péninsule ibérique (Barcelone et Burgos).
Il n’est pas de notre propos de dévider davantage l’écheveau d’une fortune pour laquelle la stratégie concertée entre les différentes branches du clan joue un rôle décisif (les mariages, mais aussi les oncles et les cousins…). Parmi les plus grandes figures, voici saint Charles Borromée (Arona, 1538- Milan, 1584): celui-ci est reçu docteur in utroque à Pavie (1559), où il fonde un collège parmi les plus importants d’Italie (le Collegio Borromeo). Si Montaigne fait le détour de Pavie, sur la route de son retour vers la France (1581), c'est pour découvrir les curiosités de la ville et des environs (la Chartreuse), sans négliger «les premiers ouvrages du bâtiment que le cardinal Borromée faisoit faire pour l’usage des étudians».
À la suite de l’élection de son oncle maternel comme pape (Pie IV, 1559), Charles est appelé à Rome où il participe activement à la gestion à la fois de l’Église et de l’État. Créé cardinal en 1560, il cumule titres et fonctions, mais il est aussi le fondateur d’une académie de beaux esprits en 1562 (l’Accademia delle notte vaticane), avant de prendre part très activement aux dernières sessions du concile de Trente. Sa nomination comme archevêque de Milan, en 1564, lui permettra de mettre systématiquement en œuvre la Réforme catholique dans sa province, en fondant ou en réorganisant des séminaires, et en encadrant la formation du clergé. Il décède à Milan des suites de la peste en 1584 (cliché 1)... et sera canonisé dès 1610.
Cliché 2
Le grand-père de l’archevêque, Federico Borromeo avait eu deux fils, l’aîné, Gilbert (II), et le cadet, Giulio Cesare (1517-1572). Ce dernier, qui aura une brillante carrière militaire, est le père de Federico (II) (1564-1631), que nous venons d’évoquer en tant que fondateur de l’Ambrosienne. Federico est en partie élevé dans l’entourage de son cousin le cardinal archevêque, et c'est peu de dire que sa vocation et sa carrière sont bientôt faites:  il entre au Collegio Borromeo de Pavie, avant de poursuivre ses études à Bologne et à Rome. Fait cardinal dès 1587, il sera archevêque de Milan en 1595 et y poursuivra le travail de rénovation engagé par son cousin. C’est lui qui fonde non seulement la Bibliothèque Ambrosienne (1609), mais aussi la collection d’art (future Pinacothèque, 1618) et enfin l’Académie Ambrosienne (1621). Ajoutons qu’il prendra une part décisive lors du procès en canonisation de Charles…
Cliché 3
Parmi les biens des Borromée sur le lac Majeur figure un petit archipel, au large de Stresa, l’archipel des îles Borromées, demeuré jusqu'à aujourd'hui en mains privées. C’est le neveu de l’archevêque Federico, Charles (III) Borromée, qui inaugure les travaux du palais monumental occupant la première île, Isola Bella. Le palais possède une petite salle de bibliothèque, avec des exemplaires des XVe-XVIIIe siècles: les peintures exposées dans la salle gardent notamment le souvenir de Charles (IV) Borromée, vice-roi de Naples au début du XVIIIe siècle (cliché 2). Un autre meuble de bibliothèque se rencontre à Isola Madre, où le palais présente surtout, pour l’historien du livre un ensemble exceptionnel de pièces d'un théâtre de marionnettes qu’entretenaient les princes aux XVIIIe et XIXe siècles.
Cliché 4
Nous connaissions bien évidemment les théâtres de château, dont nous conservons parfois même les éléments (livrets, etc.) du répertoire. Mais, à Isola Madre, il s’agit de tout autre chose, d’un genre que l’on considérerait comme mineur, et dont la tradition serait plutôt à chercher du côté de la rue et des foires que du côté des châteaux. L’intérêt donné par une richissime famille de la plus haute noblesse au spectacle de marionnettes, et le plaisir pris à le suivre, seraient-il partie d’un mouvement plus large, dans lequel prennent place aussi bien le goût des bergeries que la curiosité nouvelle, à la fin de l’Ancien Régime, pour des formes textuelles relevant de ce qu’il est convenu de considérer comme la «littérature populaire»?
Les «marionnettes au château» combinent effectivement un genre lié à la culture populaire, mais dans un cadre tout particulièrement «distingué» –les souverains de passage ne dédaignent pas d’être invités par leurs hôtes à en suivre une représentation.
Quoi qu’il en soit, à Isola Madre, on conserve non seulement les marionnettes elles-mêmes, dans leurs costumes d’époque (cliché 3), mais aussi les somptueux décors et les éléments de mise en scène, sans oublier les manuscrits ou les plaquettes imprimées donnant le texte des pièces représentées (cliché 4). 

Notes
1) La circulation entre Milan et le lac Majeur est facilitée par l’utilisation de la rivière Ticino, et du grand canal (dit Naviglio grande) qui rejoint Castellana et Boffalora à la métropole lombarde.
2) Marina Gorla, Le Marionette di Casa Borromeo, Bologna, CLUEB, 1987.

jeudi 24 octobre 2019

La "librairie parisienne" au XIXe siècle

Viera Rebolledo-Dhuin,
Du livre à la finance: crédit et discrédit de la librairie parisienne au 19e siècle, préf. Jean-Yves Mollier,
Paris, Editions du CTHS, 2019,
384 p., ill.
ISBN 9782735509072

Sous la monarchie de Juillet, alors que le régime est affaibli par de multiples tensions, les crises politiques, économiques et commerciales suscitent un sentiment de défiance générale et une paralysie du crédit.Particulièrement touchée au moment de son expansion, la «
-->librairie parisienn » --> connaît une profonde mutation, qui se manifeste par une série de faillites au caractère paradoxal.Cette situation donne lieu à une mobilisation importante des acteurs du livre en quête de solutions. En 1847, le Cercle de la Librairie est créé, tandis que le Sous-comptoir d’escompte de la librairie voit le jour l’année suivante. Autrement dit, l’ensemble des structures de la branche s’en trouve transformé.
En s’appuyant sur différents corpus de sources (dossiers de faillites et de brevets, Bottins du commerce, archives de la Banque de France, etc.), cette étude prosopographique rend visible un espace professionnel hiérarchisé dans ses dimensions à la fois géographiques et économiques. Elle met en évidence les liens de solidarité comme de dépendance entre gens du livre et gens de finance.

Docteur en histoire, Viera Rebolledo-Dhuin enseigne l’histoire-géographie en espagnol aux lycées Montaigne et Camille Sée de Paris.Ce livre est issu de sa thèse de doctorat, récompensée par le prix de concours de thèses du CTHS et par la mention spéciale du prix Crédit Agricole d’histoire des entreprises en 2012.

lundi 21 octobre 2019

Conférence d'histoire du livre

ÉCOLE PRATIQUE DES HAUTES ÉTUDES
Sciences historiques et philologiques

Conférence d’«Histoire et civilisation du livre» 

Madame Emmanuelle Chapron,
directrice d’études,
professeur à l’université d’Aix-Marseille

Vendredi 25 octobre 2019, 14h.
Histoire des bibliothèques: introduction
 
Sur la façade de l'ancienne bibliothèque de Vérone
Les bibliothèques conservent des livres, mais aussi beaucoup de choses qui n’en sont pas: mobilier et éléments de décoration, médailles, collections naturelles et artistiques, archives. Le cycle de conférences 2019-2010 sera largement consacré à ces «papiers entre les livres». Entrer en bibliothèque par les archives, c’est reconsidérer le «grand partage» entre archives et bibliothèques consolidé depuis le XIXe siècle, c’est envisager d’une façon différente les usages de la bibliothèque, dans ses fonctions politiques et sociales. Pourquoi conserver des archives dans une bibliothèque? Comment et dans quelle mesure les bibliothécaires adaptent-ils leurs modes de faire à ces papiers? La période privilégiée sera l’époque moderne, qui servira de pivot pour considérer la situation antérieure, l’époque médiévale, et postérieure, l’époque contemporaine.

La conférence aura lieu tous les 4e vendredis du mois (sauf en décembre et en mai, où elle aura lieu plus tôt dans le mois), de 14h à 18h, au 54 boulevard Raspail, salle 26. La 1ère séance aura lieu le vendredi 25 octobre, exceptionnellement en salle 21.

Calendrier disponible sur:
https://histoire-du-livre.blogspot.com/2019/09/calendrier-des-conferences.html
et sur
https://www.ephe.fr/formations/conferences/histoire-et-civilisation-du-livre-0

mardi 15 octobre 2019

Excursion en Italie du nord (6)

Dans la cour de l'université de Padoue
Padoue devrait nous retenir longuement, de par la richesse de la ville –encore, selon l’usage, ne parlerons-nous ici que de son patrimoine livresque… Celui est d’abord lié à vigueur de la vie religieuse, mais aussi à l’ancienneté et à l’importance de l’université, fondée en 1222 par des transfuges, étudiants et enseignants, venus de Bologne à la recherche d’une plus grande liberté pour leur travail. Contrairement aux autres fondations à travers l’Europe, l’université de Padoue ne résulte donc pas de l’intervention d’un grand ou d’un édit impérial ou pontifical, mais elle vise à répondre, en quelque sorte, à une demande «interne».
Padoue, ville romaine, puis lombarde, est administrée par son évêque-comte de la fin du IXe siècle à la première moitié du XIIe siècle. En 1318, elle passe à la dynastie des Carrara, avant d’entrer sous la domination de Venise en 1406. Si l’ordinaire du lieu est de droit chancelier de l’université, celle-ci sera désormais prise en charge par l’administration de la Sérénissime, et confiée au collège des Riformatori dello studio di Padova. Dans le même temps, les représentants du patriciat vénitien occupent un certain nombre des postes les plus importants de la ville…
2- Le "Théâtre anatomique" de Padoue
Le bâtiment historique où l’université est établie depuis la fin du XVe siècle, se déploie autour d’une très belle cour intérieure élevée au XVIe siècle (cliché 1) et, comme à Bologne, les voûtes portent par centaines les armoiries peintes des étudiants et des dignitaires inscrits dans les différentes «Nations» au fil des siècles. Le bâtiment abrite aussi le très beau théâtre anatomique, le premier du monde (1594): le petit «théâtre» en bois s’élève au-dessus de la fosse au fond de laquelle est allongé le cadavre que les appariteurs vont disséquer sur les instructions du maître et sous les yeux des spectateurs (cliché 2).
Le renom de l’université est dû à la politique éclairée et tolérante de la Sérénissime (rappelons que Galilée y enseigne au tournant du XVIIe siècle). Elle entretient une bibliothèque depuis 1629, laquelle, de même que la Marciana, bénéficie rapidement du dépôt légal vénitien. La collection sera considérablement enrichie à la suite de la suppression des maisons religieuses, au tournant du XIXe siècle.
Padoue possède encore plusieurs autres bibliothèques historiques absolument remarquables. Le couvent des Franciscains, qui jouxte la monumentale basilique Saint-Antoine de Padoue (Il Santo) abrite ainsi une somptueuse bibliothèque (Biblioteca Antoniniana), fondée au XIIIe siècle, et aujourd’hui riche d’un fonds exceptionnel de manuscrits, de 200 incunables et de 3500 éditions du XVIe siècle. Si la porte extérieure reste relativement modeste, il faut la pousser pour découvrir avec étonnement l’impressionnante entrée intérieure, laquelle donne sur le cœur de la bibliothèque, la superbe salle historique du XVIIIe siècle (3: 3 clichés successifs).
Comme de très nombreuses villes de la péninsule, Padoue a encore  une «académie», entendons une société savante: fondée en 1599, l’Académie des Ricovrati pendra en 1998 le nom, plus classique, d’Accademia Gallileana, et elle est aujourd’hui toujours abritée dans des locaux de l’ancien Palais Cararra. Sa bibliothèque est accessible au public, et comprend un riche fonds d’archives. Enfin, la Bibliothèque municipale (Biblioteca Civica) a été fondée beaucoup plus récemment (1839), mais sa richesse en fait un élément clé du patrimoine et de la mémoire de la ville.
 Mais nous terminerons notre circuit des bibliothèques de Padoue par la visite du palais épiscopal, où une salle d’exposition est réservée à des exemplaires tirés de la bibliothèque capitulaire. La bibliothèque de l’évêque Pietro Donato (1428-1447) a été perdue, mais un certain nombre d’exemplaires aujourd’hui conservés provient de celle de l’évêque Jacopo Zeno (1460-1481), dont un manuscrit de Denis l’Aréopagite, enluminé à Florence par Bartomeo Varnucci, et portant les armes de l’évêque (cliché 4). Pietro Barozzi (1487-1507) aurait fait imprimer à Padoue en 1491 le Missel de son diocèse, et sa bibliothèque s’ouvre à l’imprimé, comme le montre une Somme (Summa) de Alexander de Ales (Commentaire sur les Sentences de Pierre Lombard, Nürnberg, Anton Koberger, 1481-1482): l’exemplaire a été enluminé par Antonio Maria da Villafora († 1511), lequel dirige alors un atelier à Padoue.
Plus tard, Gregorio Barbarigo descend d’une grande famille vénitienne et fait des études de droit à Padoue (1655). Ordonné prêtre, il est nommé évêque de Bergame et cardinal, avant d’être transféré à Padoue. Il met en œuvre la réforme tridentine dans son diocèse, en donnant toute son attention au séminaire épiscopal, en fondant une imprimerie typographique et en créant une bibliothèque attachée au séminaire.
Padoue constituera le terme de nos excursions en direction de l’est –nous n’irons pas à Venise, distante d’une quarantaine de kilomètres mais désormais submergée aussi par l’afflux des touristes. Notre dernière halte sera, sur la route du retour, pour le lac Majeur et la station de Stresa, où nous retrouverons une dernière fois la famille des Borromée et la culture de la villegiatura...
Armoiries de Jacopo Zeno, évêque de Padoue

Note bibliographique
François Dupuigrenet-Desroussilles,
«L'università di Padova dal 1405 al Concilio di Trento», dans Storia della cultura veneta, vol. III/2, Vicenza, Neri Pozza, 1980, p. 607-647.
Tiziana Pesenti Marangon, La Biblioteca universitaria di Padova dalla sua istituzione alla fine della Repubblica veneta (1629-1797), Padova, Antenore, 1979.
G. Mariani Canova, «La miniatura a Padova nel tempo de Iacopo da Montagnana: l'attività di Antonio Maria da Villafora per Pietro Barozzi», dans Jacopo da Montagnana e la pittura padovana del secondo Quattrocento, Padova, Il Poligrafo, 2002, p. 261-284.

lundi 7 octobre 2019

Excursion en Italie du nord (5)

Principaux axes de circulation, nord-est. de l'Italie.  Les points bleus permettent de repérer les localités mentionnées dans notre billet.
Un pays compliqué, que le pays de Tyrol… De fait, le principal axe du comté est constitué par la vallée de l’Inn, mais ses territoires s’étendent au-delà des cols vers le val d’Adige et vers la plaine du Pô –la résidence des comtes, au château de Tirol, est d’ailleurs située sur le versant méridionale de la chaîne alpine. En fait, le Tyrol se définit comme «le pays dans la montagne» (das Land im Gebirge): une zone de confins, dont la géographie politique ne se superposera jamais directement à la géographie linguistique. Deux pôles de pouvoir s’y développent au Moyen Âge, avec d’un côté, les princes-évêques, surtout à Trente mais aussi à Brixen / Bressanone, et de l’autre, les comtes.
En 1363, les Habsbourg deviennent comtes de Tyrol, dès lors principauté héréditaire d’Empire, mais ce n’est qu’en 1803 que les deux évêchés y seront enfin intégrés. Nous avons donc en définitive quatre ensembles géographiques: le Tyrol du nord, autour d’Innsbruck; celui de l’est, autour de Lienz; celui du sud, autour de Bolzano / Bozen; enfin, le Trentin. Durant trois siècles (début XVIe-fin XVIIIe s.), la frontière méridionale est bordée par les territoires de la Sérénissime.
Notre excursion de quelques jours nous conduira depuis Vérone dans la deuxième ville du Trentin, Rovereto, dernière étape importante avant l’Italie pour les voyageurs venant du nord. Trente est bien évidemment connue pour avoir accueilli le concile de 1545, mais sa fortune, bien antérieure, vient surtout du trafic et du commerce –les Fugger eux-mêmes y ont un comptoir, et y feront élever un palazzo au début du XVIIe siècle. Il n’en va pas de même à Rovereto, ville dont la fortune a été depuis la fin du Moyen Âge apportée par le commerce, certes, mais de plus en plus par la culture du mûrier, par la soierie et par la teinturerie –sans oublier le vignoble. 
Dans les magasins de la Bibliothèque de Rovereto (© BCR)
Mais c’est pour son rôle dans les domaines littéraire et intellectuel que Rovereto nous retiendra ici. Suivons un instant les pas du jeune astronome Joseph de Lalande qui, en 1765 (il a 32 ans), effectue un voyage en Italie dont le récit deviendra l’un des best-seller des livres de voyage dans le dernier tiers du XVIIIe siècle (1). S’arrêtant à Rovereto, Lalande souligne le rôle des échanges et de l’enrichissement, dans le développement de l’activité intellectuelle de la petite ville (alors, quelque 5000 habitants): pour lui, ce sont «le passage des étrangers» et «les richesses [du] commerce» qui ont contribué à y développer «le goût de la société» et «à en polir les mœurs». De fait, l’Accademia dei Agiati, que Lalande présente avec une réelle sympathie, fondée à Rovereto en 1750 sous la forme d’une association privée, étend bientôt l’éventail de ses activités et s’ouvre à un public plus large. Trois ans plus tard, un décret impérial consacre cet engagement au service de la collectivité, et les Agiati s’imposent dès lors peu à peu comme une des grandes académies éclairées non seulement dans la région, mais aussi en Italie et en Europe, notamment dans le Saint-Empire.
Mention de provenance de Tartarotti (© BCR)
Le transfert culturel est en effet au cœur du processus: les jeunes gens aisés de Rovereto font leurs études supérieures en Italie, certes, mais souvent aussi dans les pays germanophones, de sorte qu’ils sont polyglottes (italien, français, allemand), à une époque où cette dernière langue reste très peu pratiquée et encore moins connue à l’étranger. Plus largement, le rôle de leurs concitoyens, au premier chef les Agiati, ne saurait ainsi être sous-estimé s’agissant de la traduction entre l’allemand et l’italien (2). Un certain nombre d’entre eux possède bien entendu des bibliothèques privées, parfois importantes, et ils sont intégrés aux élites du Magistrat: rien de surprenant, on le voit, si l’Académie intervient directement dans la décision prise par les autorités en 1764, de créer une «bibliothèque publique» dans la ville.
Girolamo Tartarotti, considéré comme l’inspirateur des Agiati, lègue à sa mort une bibliothèque de quelque 2000 volumes à l’Asile des pauvres (Ospedale dei poveri) (3): la bibliothèque est alors achetée par la ville, à l’initiative de deux des co-fondateurs de l’Académie, eux-mêmes membres du Magistrat urbain (1764). Le but est de créer une bibliothèque publique (Libreria ad usi pubblico), dont la collection s’accroîtra dès lors rapidement par suite des acquisitions, des dons et des legs. Mais il s’agit longtemps d’une bibliothèque d’étude et de conservation, quand l’essor de la lecture publique à partir de 1964 entraîne la construction d’un bâtiment nouveau, inauguré en 2002. Le Palazzo Annona, qui abritait l’institution depuis les années 1920, est quant à lui restauré en 2007, et il accueille depuis lors, au deuxième étage, une excellente salle d’étude. Le fonds patrimonial est évalué à 400 000 volumes, outre les manuscrits et les séries archivistiques –dont celles de l’Académie ne forment pas l’ensemble le moins intéressant.
Soulignons encore le fait que les Agiati continent leur activité aujourd’hui, à travers des programmes de recherche (par ex., sur la prosopographie des Académiciens) et des publications souvent très riches, mais qui restent trop mal connues (4). Parmi les Actes (Atti) de la Société, disponibles en PDF sur Internet, on trouvera aussi plusieurs études importantes sur l’histoire de la bibliothèque de Rovereto et sur ses fonds (5).
Salle d'étude de la Bibliothèque de Rovereto
Si Rovereto se signale ainsi à l’attention de l’historien du livre par son académie, par la richesse exceptionnelle de ses collections livresques et par la vitalité de son activité intellectuelle, une autre excursion s’imposerait au voyageur, cette fois dans l’arrière-pays de Vicence: il s’agit de Bassano (Bassano del Grappa), sur la route de Trente à Venise. On sait que les Remondini s’y établissent en 1657, et y ouvrent une imprimerie dont les produits, imagerie et librairie «populaire», ont inondé jusque dans la seconde moitié du XIXe siècle non seulement la péninsule italienne, mais aussi l’Europe jusqu’à la Baltique et aux pays slaves.
Exploitant pareillement la grande route du transit nord-sud, Rovereto s’est ainsi imposée, dans le domaine du livre et de l’écrit, par ses activités intellectuelles, et Bassano, par son industrie et son commerce. Dans les deux villes, nous sommes ainsi devant deux idéaltypes illustrant le rôle des échanges et de la position sur les «confins»: à Rovereto, la culture académique, à Bassano, la production et le commerce. Autour des grands itinéraires de transit, c’est, une nouvelle fois, un paysage culturel original qui émerge et qui se déploie sous nos yeux.

 NB- Nous devons mille mercis à notre très aimable collègue et ami le Pr. Stefano Ferrari, président de l’Académie des Agiati, qui nous a introduit à l’histoire intellectuelle de Rovereto et de sa région, surtout depuis l’époque des Lumières.

Notes
1) Imma Cecere, Il Voyage en Italie di Joseph-Jérôme de Lalande, Napoli, Luciano, 2013 («Monumenta Documenta»).
2) Stefano Ferrari, « Una società « confinante » : la vicenda storica dell’ Academia Roveretana degli Agiati (1750-1795) », dans Cultura letteraria e sapere scientifico nelle accademie tedesche e italiane del Settecento, éd. Stefano Ferrari, Rovereto, Osiride, 2003, p. 91-126, notamment p. 99 et suiv. Disponible sur Internet, tout comme les références qui suivent.
3) Serena Gagliardi, « La biblioteca du Girolamo Tartarotti », dans Atti, 246 (1996), p. 517-534.
4) Par ex. : Traduzioni e traduttori del Neoclassicismo, dir. Giulia Cantarutti, Stefano Ferrari, Paola Maria Filippi, Milano, FrancoAngeli, 2010. Traduzioni e Transfert nel XVIII secolo, éd. Giulia Cantarutti, Stefano Ferrari, Milano, FrancoAngeli, 2013. Enfin, une série compilant les récits de voyages traitant du Haut-Adige (Tyrol du sud) et du Trentin: le volume concernant le XVIIe siècle vient de paraître (éd par Giuseppe Osti), celui du XVIIIe siècle est en cours de préparation.
5) Gian Mario Baldi, « La Biblioteca Civica « Girolamo Tartarotti » di Rovereto : contributo per una storia », dans Atti, 244 (1994), p. 41-170. Certains clichés publiés par l’auteur et datant des années postérieures à 1918 sont au moins... étonnants. Cf aussi Anna Gonzo, Walter Manica, Gli incunaboli della Biblioteca civica e dell'Accademia degli Agiati di Rovereto, Trento, Servizio beni librari e archivistici, 1996).
6) Mario Infelise, I Remondini. Stampa e industria nel Veneto del Settecento, Bassano del Grappa, Tassotti Editore 1980 (2e éd., ibid.,1990).

samedi 5 octobre 2019

Excursion en Italie du Nord (4)

Biblioteca civica de Vérone, ouverte en 1892
Une petite heure de train régional nous aura donc conduits de Mantoue à Vérone.
Vérone est une ville très ancienne, dont la fortune vient certes de l'exploitation et du commerce des productions du plat-pays, mais aussi de sa situation comme pôle de voies de circulation très importantes. Avec ses affluents, le Val d’Adige contrôle en effet les routes vers l’Europe du nord. La plus fréquentée est celle du Brenner, le col le plus bas de toute la chaîne alpine (1371m), et qui débouche directement sur Innsbruck. Selon la saison, l'Adige est navigable dans son cours inférieur, de sorte que les marchandises qui l'empruntent peuvent circuler directement jusqu’à l'Adriatique.
Bien plus tard, la route du Brenner sera celle suivie par Goethe lors de son célèbre voyage d’Italie, en 1786 –même s’il l'abandonne à hauteur de Rovereto pour faire le détour par le lac de Garde. Enfin, dès 1867, on inaugure le chemin de fer du Brenner, tracé à ciel ouvert et constituant un des grands axes de circulation de l’empire des Habsbourg.

Mais nous reviendrons sur cette route du nord, et restons pour l’instant à Vérone. Si l’on note que la ville est protégée par un méandre accentué de l’Adige, on comprend tout l’intérêt stratégique de sa position. De longue date alliée de Rome, elle est pleinement intégrée à l’empire comme municipium au Ier siècle av. J.-C. Devenue un très important nœud de communication, elle dépasse 20 000 habitants au Ier siècle ap. J.-C. –les célèbres Arènes témoignent de cette expansion. Nous trouverons, au fil de la découverte de la ville ou dans les salles du Musée (au Castelvecchio), nombre de témoignages de l’époque romaine, comme les portes monumentales, les nombreuses inscriptions épigraphiques ou encore le matériel des scribes.
Le bâtiment de la Bibliothèque capitulaire
Vérone est christianisée très tôt, et possède un évêque probablement dès le IVe siècle. Son école capitulaire est connue depuis au moins le VIe siècle : la première attestation de l’existence d’un scriptorium date en effet de 517, avec un manuscrit de la Vita sti Martini portant le nom du copiste Ursicinus, lector veronensis ecclesiae (ms 38). L’école est très réputée à l’époque carolingienne, et sa bibliothèque, dont le bâtiment jouxte la cathédrale, se trouve toujours conservée sur place aujourd’hui. Même s’il est excessif de présenter celle-ci comme «la plus ancienne du monde», formule trop englobante, elle est effectivement l’une des plus anciennes dont l’existence et les volumes sont attestés sur le même site depuis une quinzaine de siècles. Malheureusement, le bâtiment du XVIIIe siècle a été détruit par le bombardement du 4 juin 1945 (mais les collections avaient fort heureusement été mises à l’abri…), de sorte que nous sommes en réalité devant une reconstruction.
Salle de la Bibliothèque capitulaire de Vérone
Parmi les pièces de la petite exposition permanente, la correspondance de la commission qui s’est présentée à Vérone le 16 mai 1797, pour faire le choix des volumes les plus importants que l’on enverrait à Paris pour y intégrer le nouveau Musée, soit un ensemble d’une trentaine de manuscrits et d’une vingtaine imprimés, dans leur très grande majorité incunables. Comme on sait (de l’exemple de Wolfenbüttel, entre autres), tous les volumes déplacés à Paris n’ont pas été rendus en 1815, en partie parce que les commissaires dépêchés par les puissances alliées on été surpris par le retour très rapide de Napoléon après l’île d’Elbe.
Notre propos n’est évidemment pas de retracer ici l’histoire de Vérone. En 1258, le pouvoir y est pris par les Della Scala, fondateurs de la dynastie des Scaliger, et Cangrande Scaliger y attire dans son palais (actuelle préfecture) les auteurs et les artistes les plus célèbres, parmi lesquels Dante. La ville et son plat-pays passeront ensuite brièvement aux Visconti de Milan, puis à Venise au tout début du XVe siècle, et jusqu’à la fin de la Sérénissime… La visite du Castelvecchio est l’occasion de découvrir cette imposante forteresse élevée au XIVe siècle à la fois pour défendre Vérone, mais aussi pour servir de refuge à la famille Scaliger en cas de révolte – ce qui n’empêchera pas leur chute, quelques décennies plus tard. La forteresse abrite aujourd’hui un musée d’art et d’archéologie dont la présentation nous a semblé réellement remarquable.
Un manuscrit en fresque:le Tacionum sanitatis
Deux pièces très étonnantes retiennent l’attention de l’historien du livre et de l'écrit, parce qu’elles illustrent la porosité des modes de communication (des médias) à la fin du Moyen Âge. Voici d’abord un dérivé du Tacuinum sanitatis, ce petit traité de médecine arabe, rédigé à Bagdad au milieu du XIe siècle, puis traduit en latin au XIIIe siècle et qui a donné lieu à une série de manuscrits illustrés à partir des années 1400. Or, précisément, le Musée de Vérone conserve trois fragments de fresque de la fin du XIVe siècle, qui proviennent du Palais des Scaliger et qui reprennent l’illustration –et le texte– des manuscrits. Nous distinguons une femme achetant du pain à un boulanger, puis un homme qui s’apprête apparemment à boire une coupe (de vin?), et enfin un couple d’amoureux. Cet exemple de transposition de la page manuscrite sous la forme d’une fresque murale semble réellement unique.
Histoire sainte en images
Notre second document pourra suggérer un certain nombre d’observation à l’historien du livre et de la gravure. Il s’agit d’une série de trente petites miniatures peintes sur fond d’or au cours du deuxième quart du XIVe siècle, et disposées pour constituer un grand rectangle. Les trois premières images illustrent la Genèse, tandis que les suivantes reprennent des scènes du Nouveau Testament (vie du Christ et de Marie, mais la Crucifixion elle-même n’est pas représentée, et l’on passe directement de la Montée au Calvaire à la Déposition). Même si le texte écrit en est totalement absent, voici un exemple qui ne peut que faire penser aux multiples livrets xylographiques qui, à la même époque, ont diffusé le thème de la vie du Christ. 
Nous terminons notre promenade dans Vérone par la bibliothèque de la Ville, dont le bâtiment, ouvert au public en 1802, et toujours conservé, jouxte la bibliothèque moderne (cliché 1). Les collections sont d’une importance absolument considérable, comme en témoignent les seuls chiffres de 1200 incunables et de 8000 éditions du XVIe siècle. Il est vrai que nous sommes en Italie...Mais nous allons maintenant abandonner momentanément la grande route de la plaine, pour gagner le piémont alpin.