mercredi 31 mars 2021

Économie de l'information (2)


Nous avons, il y a déjà quelques semaines, abordé la problématique de l’économie de l’information à l'époque de la deuxième révolution du livre, à savoir au XIXe siècle. Le moteur de la mécanisation et de l'industrialisation réside d'abord dans la presse périodique, à laquelle les transformations des réseaux de communication permettent de devenir une presse périodique de masse: les grands titres de quotidiens tirent à des centaines de milliers, voir à plus d'un million d'exemplaires. Mais, comme toujours, la configuration nouvelle des structures de production et de diffusion implique que l'innovation touche aussi le public: il ne s'agit plus de quelques milliers de privilégiés, comme chez Champy en 1796, mais bien d'un public de masse, et d'un public qui n'aura certes plus la patience d'attendre pour être informé jour par jour, et bientôt heure par heure. Les «nouvelles» font désormais l'objet d'un commerce qui concerne non plus le seul domaine financier, mais bien ses attendus (on pense à la publicité), et bientôt les attendus qui le sous-tendent (la presse d'opinion).
Une caractéristique moderne de cette manière de consommation de nouvelles, caractéristique qui induit, indirectement, la sensation d’un manque insupportable, réside dans l’impatience à être informé, surtout si l’on est dans une période plus incertaine. Les grands journaux parisiens paraissent plusieurs fois par jour et on les diffuse aussi vite que possible, mais l'impatience interdit, le cas échéant, d’attendre la sortie des dernières éditions. Ainsi, le 8 mai 1870, a lieu le plébiscite sur l’Empire libéral et, si Ludovic Halévy s’abstient (ancien orléaniste, il ne veut pas voter contre un projet libéral, sans pour autant approuver le plébiscite), il se refuse à quitter Paris avant 22 heures, parce qu’il veut être au plus près des événements et des nouvelles. Il ne rentre à Ville-d’Avray, où il réside (petite commune proche de Sèvres, à l'ouest de Paris), qu’au milieu de la nuit par des «petits sentiers déserts» et «la plus belle nuit du monde», mais ne peut y tenir, et, dès le lendemain matin, retourne en ville:
J’ai un besoin de savoir les chiffres vrais de Paris, ceux de la province (…). Pourquoi ne pas attendre les journaux, qui m’arrivent ici à deux heures [14h] ? Non, non, passer la moitié de la journée sans nouvelles, impossible. En route pour les nouvelles du plébiscite (Carnets, II, p. 123-124).
Le statut du journal change encore plus vite avec les développements de l’Affaire Dreyfus: il faut des nouvelles au plus vite, il faut pouvoir suivre précisément les développements de la polémique, mais il faut aussi manifester son soutien à la cause de Dreyfus. Durant l’été 1899, Geneviève Straus, tante de Ludovic Halévy, est à Trouville, dans sa somptueuse villa du «Clos des Mûriers», où un vieil ami, le journaliste Eugène Dufeuille (1842-1911), vient séjourner trois jours, mais lui non plus ne peut pas, en définitive, y tenir –et pourtant, il est originaire de Normandie:
Dufeuille a passé trois jours ici la semaine dernière, mais il est reparti pour être plus près des journaux et des nouvelles. Nous n’en manquons pourtant pas. Hier, onze dépêches de Rennes ou Paris! Néanmoins je comprends sa fièvre, puisque je la partage (17 août 1899).
Tandis que Ludovic s’abonne au New York Herald Tribune pour avoir sur l’«Affaire» des nouvelles, non seulement américaines, mais reprises «de journaux du monde entier», Geneviève s’inquiète de ce que son cousin souffre des yeux, ce qui pourraient l’empêcher de lire –au passage, on voit le souci d’avoir à Trouville Le Figaro du jour :
Ah oui ! Je comprends ce que ce serait de ne pas lire ces jours-ci !… Nous avons Le Figaro le soir à 9 heures. Nous l’envoyons chercher à la gare (1er septembre 1899).

Deux photographies illustrent le thème : sur la première (cf supra), Geneviève Straus, Madeleine Bizet et Paul Hervieu, à Trouville, sont plongés dans la lecture des journaux. Le cliché a été pris de telle sorte que l’on puisse lire les différents titres, L’Aurore, Le Siècle, et le Radical. La Libre parole est abandonnée sur un guéridon. Sur le second cliché, on reconnaît Ludovic, Daniel et Marianne Halévy, en compagnie de Mme Darmesteter (1), tous quatre plongés dans la lecture du seul Figaro. Le journal est devenu, en période d’incertitudes politiques, une manière d’afficher son choix –celui du Figaro, de Dreyfus et de la justice, et non pas des titres opposés à la révision.
L’Affaire Dreyfus est avant tout un affaire d’opinion. À tous les stades de son déroulement, on retrouve, peu ou prou, la presse. Non pas la presse, fidèle écho d’un drame qui demeure extérieur, mais la presse partisane, provoquante, agressive, de bonne et de mauvaise foi (Pierre Miquel). 

Note
(1) Mary Robinson veuve de James Darmesteter, professeur de persan au Collège de France, directeur de l’École pratique des hautes études (1849-1894 : voir Annuaire de l’E.P.H.E., 1895). Les Darmesteter sont originaires de Château-Salins, où le père de James et de son frère aîné, Arsène, était relieur et appartenait à la communauté juive.

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mercredi 24 mars 2021

Nouvelle publication sur Érasme

Quelques monuments de l’histoire du livre, notamment à l’époque de la Renaissance ont fait ces dernières années, en France, l’objet de monographies spécifiques: nous citerons La Nef des fous (Narrenschiff), ou encore l’Imitation de Jésus Christ. La petite collection s’accroît aujourd’hui d’un titre important, consacré au Nouveau Testament d’Érasme (Novum Instrumentum):
Le Nouveau Testament (1516). Regards sur l’Europe des humanistes et la réception d’Érasme en France,
éd. Thierry Amalou, Alexandre Vanautgaerden,
Turnhout, Brepols, 2020,
420 p., index, ill., cartes, graph.
(«Nugæ humanisticæ», 21).

Sommaire

1 Introduction

Thierry Amalou (Université de Paris 1-Panthéon-Sorbonne)
Dans le lit de l’humanisme biblique : le Nouveau Testament d’Érasme, œuvre majeure de la Renaissance
Avertissement

2 Restituer les Écritures ou corriger la Vulgate?

1 Sylvana Seidel Menchi (Université de Pise)
Érasme et le Nouveau Testament, 1516 – 1535: le défi, le repli, l’expiation ?
2 André Godin (CNRS)
Novum Instrumentum’, ‘Philosophia Christi’: enjeux et mise en œuvre d’un humanisme biblico-patristique
3 Luigi-Alberto Sanchi (CNRS, Institut d’Histoire du droit)
Guillaume Budé et la critique érasmienne du Nouveau Testament en latin

3 Collaborer. Les réseaux savants d’Érasme

1 Marie Barral-Baron (Université de Franche-Comté, LSH)
Érasme et l’édition du Nouveau Testament de 1516: entre travail collaboratif et «folie» du texte
2 Gilbert Fournier (CNRS, IRHT)
Portrait d’un «ami indépendant». Louis Ber dans la correspondance d’Érasme

4 Transmettre et juger

1 Malcom Walsby (Université de Rennes 2, cerhio)
Les éditions du Nouveau Testament d’Érasme en France et leur diffusion
2 Jonathan Reid (East Carolina University)
Erasmus’s Call for Vernacular Scriptures and the Biblical Program of Lefèvre d’Étaples
3 Christine Bénévent (École des Chartes)
François Ier lecteur d’Érasme

5 Conclusion

Jean-Marie Le Gall (Université de Paris 1-Panthéon-Sorbonne)
Érasme : une image de vitrail ?

6 Postface

Alexandre Vanautgaerden (Académie royale de Belgique, Le Studium Research Fellow, Orléans-Tours, CESR - Université de Tours)
« Monumentum paratum est»: chronique des travaux récents sur le Nouveau Testament d’Érasme (2016-2020)

7 Bibliographie générale

1 Sources (archives, édition)
2 Sources imprimés
3 Catalogues imprimés
4 Catalogues numériques
5 Travaux
6 Expositions

8 Liste des œuvres d’Érasme

9 Index

Cet ouvrage est présenté par les éditeurs comme constituant les Actes de la journée d’études éponyme du 13 décembre 2016, mais il propose un contenu très enrichi, grâce à une impressionnante bibliographie et à la liste des œuvres d'Érasme. Signalons que les interventions à la journée d'études sont aussi disponibles en vidéo.

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mardi 16 mars 2021

Histoire d'un éditeur

La disparition toute récente d’un grand éditeur parisien, Jean-Claude Fasquelle, nous amène à revenir sur l’itinéraire d’une maison qui s’identifie, comme toujours, à un patronyme familial et, parfois (c'est le cas ici), à la figure d’un fondateur. Rappelons-le en effet: Henri-Jean Martin a sous-titré la partie de l’Histoire de l’édition française consacrée au XIXe siècle «Le temps des éditeurs», faisant de ce «baron de la féodalité industrielle» la cheville-ouvrière de la seconde révolution du livre, celle de la mécanisation et de la librairie de masse. C’est l’éditeur qui prend l’initiative, qui élabore et qui conduit une politique de publication, qui organise et qui entretient les relations avec les auteurs, qui assure le financement et qui alimente la diffusion, avant, in fine, de balancer les comptes de chaque opération.
Si un certain nombre d’éditeurs conserve dans le même temps les deux activités traditionnelles de l’imprimerie, voire de la librairie d’assortiment et de commission,  la fonction éditoriale est désormais clairement identifiée et isolée –n’est-elle pas retenue, comme telle, en tant que l’un des «types» les plus célèbres de la grande série des Français peints par eux-mêmes? Et l’éditeur, souvent croqué de manière au moins... peu favorable, n’apparaît-il pas dans nombre de titres de la littérature du temps, comme chez Flaubert et chez Maupassant?
Nous pourrions poser par hypothèse que se lancer comme éditeur (éditeur de revue, ou éditeur d’ouvrages proprement dits) est facilité par le fait que l’installation ne nécessite pas de capital important –contrairement par ex. à l’imprimerie. Pour autant, la dimension financière est au cœur de la fonction , entre le financement du projet et, à moyen terme, le retour sur investissements: nul doute que, des capacités financières et du crédit du responsable de la maison, dépendent en grande partie le succès et la pérennité de celle-ci. C’est une stratégie tout entière qui doit être déployée en arrière-plan, du choix des textes et de la forme matérielle de leur publication à la mobilisation la plus efficace possible d’un système de distribution (où la publicité monte de plus en plus en puissance) et au suivi comptable qui doit accompagner les différentes étapes.
Nous voici maintenant dans la France du Second Empire, dans une société en pleine mutation et dans une ville, Paris, qui connaît alors les bouleversements les plus profonds. C'est réellement la grande époque des banquiers, des investisseurs et des architectes, mais aussi des hommes des médias, qu’il s’agisse de l’édition ou des spectacles. Comme tant d’autres (les Fayard), les Fasquelle «montent» à Paris: ils viennent en effet du petit village d’Antilly, à la lisière du Valois et de la Picardie, où Léon Alfred Fasquelle naît le 14 janvier 1835 de Romain Victor Fasquelle et de Marie Anne Honorine Filliatre (Ad60, 5Mi2091). Le jeune homme épousera à Paris en 1868 Joséphine Charlot, mais leur fils, Noël Eugène, le futur éditeur, est né dès 1863 rue de Mazagran. La tradition pieusement recopiée d’une notice à l’autre selon laquelle ce dernier serait originaire d’Asnières-s/Seine est donc controuvée, comme on peut le vérifier par la consultation de l’état civil aux Archives des Hauts-de-Seine.
Quoi qu’il en soit, le père est désormais bien établi comme architecte, il conduira la construction d’un certain nombre de grands immeubles des «beaux quartiers» parisiens (1), depuis son cabinet du 31 rue de Londres. En 1906, il est fait chevalier de la Légion d’honneur (sur l’introduction de son fils, alors officier (2)), et il décédera le 24 avril 1917, à son domicile du 92 bd Hausmann. Signalons que sa succession professionnelle sera prise par son fils, également prénommé Alfred. C’est sans doute par l’intermédiaire de ce père que le jeune Eugène débute comme commis chez Tavernier, agent de change (7 rue Drouot), mais il s’oriente bientôt vers la librairie en entrant d’abord chez Georges Charpentier (1886). Il épouse, à l’automne 1887, «Jeanne Marpon, la fille de l’éditeur bien connu» (Le Figaro, 2 oct. 1887). Les témoins du marié sont Arsène Houssaye et Charpentier, ceux de la mariée, Flammarion et Pichery, ce dernier «contrôleur en chef de l’Opéra» (Le Figaro, 26 oct. 1887). La dot de Jeanne Marpon, fille unique, est de 50 000f., outre 25 000f. en espèces (3).

Deux ans plus tard, la mort de Charles Marpon prélude à l’association de Fasquelle et de Charpentier dans une nouvelle société en nom collectif (Charpentier et Fasquelle), fondée en 1890 au capital de 1Mf., toujours au 11 rue de Grenelle, l’adresse de Charpentier depuis quinze ans. Mais, après la disparition de son fils unique, Charpentier souhaite se retirer, et Fasquelle reste seul propriétaire de l’entreprise à compter de 1896, année qui marque par conséquent la naissance des Éditions Fasquelle (cf cliché: annonce publiée dans la Bibliographie de la France). Nous sommes désormais de plain pied dans le «monde», soit à Paris, soit dans la «campagne» de l’éditeur, «Les Clématites», à Houlgate –Fasquelle vient aussi pour la saison d’été à Évian (avec Flammarion, Ollendorf, Firmin-Didot, et un certain nombre d’autres...).
La politique de la maison, et les bons rapports entretenus avec les principaux quotidiens, donnent une place nouvelle à la publicité, appuyée sur l’identification de différentes collections, de la «Bibliothèque Charpentier» à la «Petite Bibliothèque Charpentier», à la «Collection parisienne illustrée» et à la «Collection polychrome» et à ses illustrations. On pourra, bien sûr, considérer que le style des «réclames» est quelque peu naïvement emphatique, mais du moins ne peut-on pas leur retirer le mérite d’être le plus clairement explicites:
Pour être au courant des livres en vogue les plus récents, il suffit de parcourir, à notre dernière page, le gracieux panorama des dernières publication de la librairie Charpentier et Fasquelle, qui fait preuve d’un goût et d’un éclectisme le plus heureux dans le choix de ses éditions (Le Gaulois, 8 févr. 1897).

L’éclectisme est bien là, en effet. Se souvenant de son passage rue Drouot, Fasquelle est le principal informateur de Zola lorsque celui-ci rassemble sa documentation en vue de rédiger L’Argent (Paris, Charpentier, 1891). Bien évidemment, il continuera à publier l’auteur le plus important de la maison, et c’est d’ailleurs Zola qui, en 1896, lui remet les insignes de chevalier de la Légion d’honneur. Il assiste, à côté de Clémenceau et de Me Labori, au procès de 1898, où sa présence est toujours relevée par la presse (il sera aussi l’exécuteur testamentaire de l’écrivain). Pour autant, l’éditeur publie aussi des auteurs comme Léon Daudet et Maurice Barrès... À côté de textes de qualité (le Cyrano, d’Edmond Rostand, qui est très vite un succès de librairie) et d’auteurs importants (comme Maurice Maeterlinck), d’autres publications ne sont pas toujours de très haut vol...
À titre plus anecdotique, on se souvient que, comme plusieurs de ses confrères, Fasquelle refuse, à la veille de la Guerre, le manuscrit de Du côté de chez Swann, de Proust, lequel a été introduit par Calmette rue de Grenelle. Jacques Madeleine (pseud. de Jacques Normand) est alors secrétaire de la maison, et son commentaire est demeuré célèbre:
Au bout de sept cent douze pages de ce manuscrit (sept cent douze au moins, car beaucoup de pages ont des numéros ornés d'un bis, ter, quater, quinque), après d'infinies désolations d'être noyé dans d'insondables développements et de crispantes impatiences de ne pouvoir jamais remonter à la surface, on n'a aucune, aucune notion de ce dont il s'agit. Qu'est-ce que tout cela vient faire? Qu'est-ce que tout cela signifie? Où tout cela veut-il mener? Impossible d'en rien savoir! Impossible d'en pouvoir rien dire! (…) Il ne se trouvera pas un lecteur assez robuste pour suivre un quart d'heure, d'autant que l'auteur n'y aide pas par le caractère de sa phrase, qui fuit de partout (4).
Comme un certain nombre d'autres, de Hachette à Flammarion ou à Fayard, Fasquelle illustre ce moment bien particulier de la conjoncture du livre et du périodique (parmi lesquels La Revue blanche) où le rôle des solidarités familiales et du capitalisme familial était central. La maison entrera dans un certain déclin dans la période de l'entre deux guerres, avant d'être reprise par Grasset. Aujourd'hui, les adresses éditoriales fonctionnent généralement d'abord en tant que références historiques, qui ont surtout valeur d'affichage à l'heure des grands conglomérats emboîtés à la manière de poupées russes et structurant la branche nouvelle des médias –et des nouveaux médias.

Notes
(1) Par ex. 45 rue de Courcelles (1881); 101 ave Henri Martin (1891); 60 ave Foch (1893), etc. Il est aussi l’architecte du nouvel immeuble des 26-28 rue Racine, où la Librairie Flammarion s’installe en janvier 1900.
(2) AN, AN, LH 934/67, disponible sur la base Léonore (où l’on consultera aussi le dossier d’Eugène Fasquelle, avec le duplicata de son acte de naissance).
(3) AN, MCNP, LXXXV, 1503 (d’ap. Jean-Yves Mollier, L’Argent et les lettres).
(4) Jacques Madeleine, «Rapport de lecture» dans Du côté de chez Swann, éd. Antoine Compagnon, Paris, Gallimard, 1999 («Folio classique»), p. 446.

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jeudi 11 mars 2021

Un manuel d'histoire du livre

Yann Sordet.
Histoire du livre et de l’édition. Production & circulation, formes & mutations,

Postface de Robert Darnton,
Paris, Albin Michel, 2021,
798 p., index, ill. en coul.
(«L’évolution de l’humanité»).

Nous nous réjouissons vivement de pouvoir signaler la parution très récente (hier!) d’un nouveau (et très imposant) volume publié dans la collection «L’Évolution de l’humanité», et consacré à l’histoire du livre. Les historiens du livre savent, en effet, le rôle tenu par cette collection dans la constitution de leur champ de connaissances en spécialité universitaire, depuis la publication de L’Apparition du livre de Febvre et Martin, au tournant de 1957/1958. Deux générations plus tard, le travail porte ses fruits, puisque nous sommes arrivés à l’âge des grandes synthèses.
Notre maître Henri-Jean Martin aurait été tout particulièrement heureux de la présente publication, lui qui comprenait l’histoire du livre non pas comme une science auxiliaire de l’histoire (ou de l’histoire littéraire), mais bien comme un domaine spécifique, que les bibliothécaires érudits étaient les mieux placés pour explorer. Et que dire des compétences de notre ami Yann Sordet, ancien directeur de la Réserve des livres rares et précieux de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, et directeur de la Bibliothèque Mazarine, sinon qu’elles font de lui l’un des savants les mieux à même de remplir ce qui pour beaucoup d’autres s’apparenterait à une gageure?
On comprendra qu’il n’est pas possible de rendre compte ici dans le détail d’un véritable «pavé» de près de 800 pages, avec sept parties et cinquante-trois chapitres courts. Et on nous excusera de nous borner dans l’immédiat à reprendre ci-après la présentation brève qui en est faite par l’éditeur:
«De l'invention de l'écriture à la révolution numérique, l'ambitieuse synthèse de Yann Sordet, richement documentée et illustrée, retrace, des origines à nos jours, les grandes étapes et révolutions de l'histoire du livre, de sa production, circulation, réception et économie, mais aussi de ses usages, formes et mutations majeures –expansion du codex au début de l'ère chrétienne, mise au point de la typographie en Europe au XVe siècle, invention des périodiques au début du XVIIe, engagement de la librairie dans la société de consommation et mondialisation du marché de l'édition depuis le XIXe, dématérialisation des procédés au XXe siècle...
Cette très vaste enquête embrasse ainsi l'ensemble de la production écrite, quelles que soient sa vocation –pédagogie, combat, culte, information–, et ses formes –succès de librairie parfois planétaires, almanachs, publications éphémères et imprimés du quotidien–, tout en interrogeant une ambiguïté fondatrice: à la fois objet et produit manufacturé, le livre est aussi un bien symbolique, une œuvre à la valeur identitaire forte.
Elle porte enfin une grande attention à la diversité des acteurs de cette histoire générale du livre et de l'édition: auteurs, législateurs, copistes, artistes enlumineurs ou graveurs, imprimeurs-libraires puis éditeurs..., mais aussi lecteurs, collectionneurs, bibliothécaires..., et à leurs interactions.»

Parmi les billets récents:

Économie de l'information (1)
Un manuel d'histoire des bibliothèques.
La censure au XVIe siècle
À Paris sous le Second Empire
Un livre en forme de chéquier 
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dimanche 7 mars 2021

Économie de l'information (1)

Le XIXe siècle est en France et notamment pour l’historien du livre, le siècle de la presse périodique, et au premier chef du quotidien à très grand tirage. Sans nous arrêter aujourd’hui sur l’économie même du phénomène (on sait le rôle du quotidien dans la mise en point des nouvelles machines d’imprimerie, par exemple à Paris chez Marinoni), nous en analyserons une composante plus discrète, et d’autant plus prégnante: il s’agit de l’économie (de la consommation) des nouvelles –ce que l’on désigne aujourd’hui par l’anglicisme de news. Nous nous appuierons pour cela sur deux citations qui nous semblent plus particulièrement significatives.
Bien sûr, la consommation des «nouvelles» a changé d’ampleur, et de nature, en notre aube du IIIe millénaire, avec les nouveaux médias et l’utilisation systématique d’Internet –ce sont les «notifications» dont les téléphones portables sont désormais bombardés. Pour autant des mutations a priori comparables se sont produites dans le passé.
Notre première citation date de la fin du XVIIIe siècle, et elle vient aussi nous éclairer sur le changement dans la sociologie du lectorat. Nous sommes encore dans l’économie traditionnelle des «gazettes» d'Ancien Régime, quand Louis Daniel Champy, devenu propriétaire des Forges de Framont, demande à son correspondant strasbourgeois, le libraire Levrault, de lui faire suivre ses abonnements:
On a souvent oublié de renouveller [sic] mon abonement [sic] pour le Moniteur. Dans le cas qu’on ne l’ait pas fait, qu’on ne le renouvelle pas, car c’est une gazette assez [barré: mauvaise] stérile (…). Peut-être aura-t-on aussi oublié de renouveller celui pour le Courier françois. Si on l’a oublié, qu’on ne le renouvelle pas non plus, j’aime mieux le Courier de l’Égalité, et en place du Moniteur, veuillez m’abonner pour toute autre [feuille] à votre choix. Comme il s’écoulera quelques semaines avant que je n’en reçoive, si après avoir lu vos gazettes, vous vouliez m’en envoyer une, vous me feriez bien plaisir, car à la campagne on ne peut selon moi vivre sans gazette (1).
Nous sommes en 1796, et dans un environnement assez particulier: les forges de Framont-Grandfontaine, exploitées depuis le XVIe siècle, font la richesse de la principauté de Salm (Salm-Salm), jusqu’à l’annexion de celle-ci par la France (1793). Originaire de Bourgogne, Champy a dix-neuf ans lorsqu’il vient à Framont, comme adjoint de son oncle, lequel est alors régisseur des Forges au nom du prince. Lui-même en devient directeur en 1786. Au début de la Révolution, il sera favorable aux réformes, tout en se tenant longtemps en retrait de la vie politique active: il ne sera élu député de Vosges qu’en 1820, siégeant parmi les Constitutionnels, puis parmi les Libéraux (cf notice de Robert Lutz, dans Nouv. Dict. de biogr. alsacienne).

Résumons maintenant notre propos sur le commentaire de la citation en trois temps:
1- D’abord, le besoin de s’informer. «On ne peut (…) vivre sans gazette», ce qui répond à un véritable impératif, savoir ce qui se passe. Pour autant, nous noterons que Champy distingue explicitement la ville (où l'information est disponible) de la campagne (où il faut la faire venir), et qu'il garde le choix de ses lectures (il préfère un certain titre à un autre).
2- L’échange épistolaire se déploie dans le cadre qui est celui de la «librairie d’Ancien Régime»: l’espace pèse de tout son poids à l’encontre d’une circulation rapide des «nouvelles», et Champy, pourtant privilégié par la fortune, sait qu’il lui faudra attendre des jours, voire des semaines, avant de recevoir ses gazettes parisiennes au fond de sa petite vallée sous-vosgienne (notre cliché, même si quelque peu romantique, en donne l'illustration dans la décennie 1830).
3- Pour finir, il n’est pas possible d’occulter la problématique sociologique: Champy est une personnalité fortunée, et qui sera en mesure de payer non seulement le prix de l’abonnement, mais aussi le port jusqu’à son hameau de la nouvelle municipalité de Grandfontaine. L’abonnement reste un indicateur sociologique très efficace, surtout dès lors que l’on sort de Paris et des villes principales. Au demeurant, Champy sait qu'il peut se livrer en toute confiance à ses amis Levrault pour le choix d'un titre auquel s'abonner: nous sommes bien dans le même monde, celui des réformateurs libéraux, appartenant à la grande bourgeoisie urbaine, et partisans de l'ancien maire de Dietrich.
Sur ces trois points, la nouvelle économie de l’information apportera, en France à compter surtout de la monarchie de Juillet, un changement complet de paradigme. L’intégration de l’espace par la révolution des transports, permettra de diffuser de plus en plus largement les titres de périodiques, tandis que la nouvelle économie de la presse à grand tirage se fondera sur l’articulation entre la multiplication des exemplaires, la baisse radicale du prix de vente, et le rôle nouveau dévolu à la publicité dans le maintien d’un équilibre financier toujours indispensable. À terme, la conquête du monde rural deviendra un enjeu stratégique pour la presse quotidienne, y compris sur le plan politique.
Avec notre seconde citation, nous verrons comment, à échéance de deux générations, le phénomène se donne directement à lire dans une économie nouvelle de l’information, c’est-à-dire dans un autre rapport au temps.

Note
(1) Archives du Bas-Rhin, Fonds Berger-Levrault. Cité par Frédéric Barbier, Trois cents ans de librairie et d’imprimerie…, Genève, Droz, 1979, note 924 p. 446.