mercredi 27 juillet 2011

L'histoire du livre à la campagne

 Nous évoquions il y a quelques semaines les sources iconographiques représentées pour l'historien du livre par les Annonciations: la Vierge est le plus souvent occupée à lire ses Heures lorsque l’ange lui apparaît. Confirmation nous en est encore une fois donnée en visitant la collégiale de Montrésor, un petit chef-lieu de canton de l’arrondissement de Loches protégé par son puissant château fortifié.
La collégiale de style Renaissance est célèbre pour abriter les superbes gisants de la famille des Bastarnay, mais le visiteur y admire aussi une magnifique Annonciation de Philippe de Champaigne (†1674), tableau bien mis en valeur grâce à une récente restauration.
Les Heures sont bien là, mais elles restent très discrètes, et c’est surtout la lumière, la somptuosité des couleurs et l’élégance de la présentation de cette manière de scène d’intérieur qui frappent le spectateur.
Le mobilier se borne à un très beau vase avec son bouquet, et au lutrin devant lequel la lectrice agenouillée est surprise, plongée dans sa méditation. 
On remarque aussi la cheminée où le feu achève de se consumer et où le chat familier a cherché place pour se réchauffer -une découverte dont nous sommes redevables à la restauration.
Dans cette région très rurale de la Touraine du sud, où la densité de peuplement ne dépasse généralement pas 20 hab./km2, l’écrit, plus encore le livre et l’imprimé ne sont guère présents qu'à la ville (Loches), dans les grande maisons religieuses (Le Liget, Villeloin) et dans les localités de résidence ou châteaux de familles nobles dont Montrésor (moins de 500 habitants) constitue un excellent exemple.
Clichés FB

jeudi 21 juillet 2011

Vrai / faux, original / copie

Les technologies de communication liées à l’informatique attirent aujourd’hui l’attention sur les catégories d’original, de vrai et de faux, ainsi que sur celles relatives au droit juridique. La problématique de l’original est familière à l’historien du livre, qui sait de longue date combien les catégories d’auteur, d’édition, voire de texte, demandent à être contextualisées –et il en va de même avec le vrai et avec le faux. Quant au problème des droits de propriété sur les œuvres de l’esprit et sur leur reproduction, il se pose avec une acuité particulière à chaque période de mutation importante des médias –à chaque «révolution» du livre–, et les difficultés nées de la généralisation d’Internet nous y rendent aujourd’hui tout particulièrement sensibles.
À l’époque moderne, les uns et les autres sont intéressés à ces choix: les artistes et les auteurs tiennent à affirmer leur statut de créateurs par rapport à leur œuvre; les libraires (s’agissant d’œuvres littéraires) veulent défendre des textes, mais aussi protéger leurs investissements financiers.
Le représentant parfait du texte serait, en principe, le manuscrit autographe, de sorte que l’on a proposé l’hypothèse selon laquelle il existerait une «esthétique de la trace» –entendons, une prime donnée à l’original parfait, à la «trace» manuscrite de l’auteur par rapport à sa reproduction sous une forme ou sous une autre. Une semblable esthétique pourrait aussi jouer dans la création de caractères typographiques comme l’italique de Griffo chez Alde Manuce en 1501: le choix de reproduire les ligatures, comme le fait Griffo, entre en effet en contradiction absolue avec l’intérêt financier qui consisterait à limiter le nombre des types. Si le modèle reste le manuscrit, la reproduction mécanique de l’original (l’écriture reproduite sous forme imprimée) constituerait dans cette hypothèse un facteur de distinction auquel une certaine clientèle serait sensible. Peut-être en va-t-il d’ailleurs de même avec le caractère de civilité, même si les ligatures y sont moins présentes.
Cette volonté de garantir l’originalité du texte que l’on a en mains prendra le cas échéant une forme spécifique: nous avons fait allusion dans notre dernier billet au choix particulièrement signifiant qui est celui de Victor Hugo lorsqu’il signe «Hierro» les exemplaires de la première édition d’Hernani.
La pratique du paraphe est pourtant beaucoup plus ancienne. Jean de Cirey (1434-1503), commence sa carrière comme proviseur du collège parisien des Bernardins, avant d’être élu à Cîteaux en 1476. Il réforme l’abbaye, mais joue parallèlement un rôle politique majeur, participant notamment aux États Généraux de Tours. Jean de Cirey obtiendra du pape un certain nombre de privilèges ou de confirmations de privilèges pour Cîteaux.
Rien que de logique à ce que le puissant abbé fasse compiler et imprimer à Dijon un recueil très soigné des privilèges de son ordre. Il s’adresse pour ce faire à un imprimeur itinérant, Peter Metlinger, né à Augsbourg, ancien étudiant de Bâle et de Fribourg, puis employé chez Amerbach à Bâle et à Paris. Metlinger est à Besançon en 1487, où il imprime plusieurs titres avec du matériel d’Amerbach, avant de donner à Dole les Coutumes générales (…) de Bourgogne (1490). Enfin, c’est à Dijon en 1491 qu’il publie les Privilèges de l’ordre des cisterciens (Privilegia ordinis cisterciensis), superbe édition qui s’ouvre par une gravure représentant la Vierge en protectrice de Cîteaux, et par une scène de dédicace (des religieux cisterciens présentent leur maison au pape, lequel leur remet une bulle).
Mais l’abbé est tout particulièrement attentif à garantir, y compris sur le plan juridique, la véracité et donc la validité des textes qu’il ordonne de publier, et il fait parapher chaque exemplaire de l’édition imprimée par son secrétaire, Conrad Leonberger (lequel signe aussi une courte épître versifiée au lecteur, à la suite du colophon). Le commentaire explicite la garantie apportée par la griffe manuscrite: «nous proclamons qu’il ne faut accorder aucune confiance, si ce n’est aux volumes signés par frère Conrad Leonberger (…) ou par quelque autre que nous aurions désigné [pour ce faire]» (voir cliché: exemplaire de la Bibliothèque de Dole).
On admirera le somptueux paraphe de Leonberger, dont le «g» se développe en une superposition de cœurs formant une sorte de quadrilobe: la dignité du texte imprimé est comme affirmée par le soin porté à son authentification, selon un modèle pratiquement repris de celui d’une charte manuscrite. Cette pratique du paraphe manifeste ainsi, à la fin du XVe siècle, la prégnance du souci de garantir l'exemplaire que l'on a en mains comme véridique et comme faisant foi, alors même que la problématique de la reproduction mécanique des textes déplace le plus profondément les catégories anciennement reçues de l’original et de la copie. Elle traduit dans les faits les problèmes très spécifiques posés par le passage d’un système des médias à un autre –du manuscrit à l’imprimé.

Jean de Cirey, Privilegia ordinis cisterciensis, Divione [Dijon], Peter Metlinger, 4 VII 1491.

Sur l’esthétique de la trace, voir: Frédéric Barbier, «Les codes, le texte et le lecteur», dans La Codification. Perspectives transdisciplinaires, diff. Genève, Droz, 2007, p. 43-71.

dimanche 17 juillet 2011

Hernani, ou anatomie d'un titre

Une toute récente acquisition nous fait revenir sur ce véritable monument de l’histoire littéraire française qu’est Hernani. Pour l’historien du livre, sa signification se déploie au moins sur quatre plans.
1) D’abord, bien sûr, le plan de l’histoire littéraire, avec la théorisation du romantisme. La «Préface» de Cromwell (1827) avait exposé les idées du jeune Victor Hugo sur le drame et sur l'histoire littéraire: à l'âge du lyrisme correspond la Genèse, à l'épopée, Homère, au drame, Shakespeare. Le propre du drame, genre moderne par excellence, c'est précisément le mélange des genres, les contrastes, l'image reproduite de la nature humaine, le «grotesque» et un vers nouveau, qui réussir à faire appel à toutes les ressources de la prose.
Mais il reste à porter la jeune école sur la scène: et, ici, l’histoire littéraire rejoint l’histoire politique de la fin de la Restauration, comme l’éclaire la chronologie des faits.
2) Marion de Lorme avait été reçue sans vote par la Comédie française, avant d’être interdite par la censure (1re août 1829). Hugo se refuse à apporter des corrections, y compris après avoir été reçu par le roi et alors que les «ultras» reviennent au pouvoir, sous le ministère Polignac. Le triplement de la pension annuelle (de 2000 à 6000 francs) de l’auteur ne change pas sa détermination: il faut passer en force, et imposer la liberté –liberté d’écrire, et liberté de vivre en écrivant.
Le sujet d’Hernani est inspiré par l’Espagne, où le jeune Victor était venu en 1811: la rédaction en commence le 29 août, et la pièce est achevée dès le 24 septembre 1829. Le 30, Hernani est lu en privé. Même si l’accueil est relativement réservé, la pièce est reçue par acclamation le 5 octobre au Français (alors dirigé par le célèbre baron Taylor), avant d’être acceptée par la censure le 25 –quelques modifications mineures sont apportées au texte.
Mais les répétitions se font dans une ambiance de cabale. Hugo fait appel, pour soutenir son texte, aux jeunes gens des écoles, qui assureront sa «claque». On s’attendait à l’affrontement entre les «classiques» et la jeunesse attachée à la «liberté» de l’art. La première, au Théâtre français le 25 février 1830, a fait date dans la mémoire collective: c’est la «bataille d’Hernani».
La «Préface» de l’auteur prône l'avènement du libéralisme en littérature, et articule très directement la liberté dans l’art et la liberté en politique, c’est-à-dire «dans la société»:
Le romantisme, tant de fois mal défini, n'est, à tout prendre, et c'est la sa définition réelle si on ne l'envisage que sous son côté militant, que le libéralisme en littérature. (…) Bientôt, car l'œuvre est déjà bien avancée, le libéralisme littéraire ne sera pas moins populaire que le libéralisme politique. La liberté dans l'art, la liberté dans la société, voilà le double but auquel doivent tendre d'un même pas tous les esprits conséquents et logiques, (…) la liberté littéraire est fille de la liberté politique. Ce principe est celui du siècle, et prévaudra. Les Ultras de tout genre, classiques ou monarchique, auront beau se prêter secours pour refaire l'Ancien Régime de toutes pièces, société et littérature, chaque progrès du pays, chaque développement des intelligences, chaque pas de la liberté fera croûler tout ce qu'ils auront échafaudé (…). À peuple nouveau, art nouveau. Tout en admirant la littérature de Louis XIV, si bien adaptée à la monarchie, elle saura bien avoir sa littérature propre et personnelle et nationale, cette France actuelle, cette France du XIXe siècle à qui Mirabeau a fait sa liberté et Napoléon sa puissance (…). Cette voix haute et puissante du peuple, qui ressemble à celle de Dieu, veut désormais que la poésie ait la même devise que la politique : Tolérance et Liberté…
Le moment est exceptionnel: Notre-Dame de Paris sort le 16 mars et, quelques semaines plus tard, la Révolution de juillet (dont on rappellera qu’elle trouve son origine dans les ordonnances sur la presse périodique) semble apporter comme une confirmation et une consécration à la nouvelle école.
3) Hernani nous informe aussi sur le statut de l’auteur, en une période charnière, et sur ses rapports avec son libraire. Hugo, qui se défie de ses capacités en matière financière, demande en effet à son ami Paul Lacroix (le célèbre «bibliophile Jacob») s’il n’accepterait pas de se charger de ses intérêts dans les négociations avec les professionnels:
Je suis assailli de libraires. (…) Tout le monde me conseille de ne pas traiter moi-même, vu ma faiblesse et ma facilité en affaires d’argent. On m’engage à choisir un ami pour débattre avec les libraires. Cela vous ennuierait-il bien fort, cher ami, de me rendre ce service? En auriez-vous le temps? (lettre à Paul Lacroix, 27 février 1830, minuit).
Peu après la première, il vend son manuscrit à l’éditeur Mame et Delaunay-Vallée, et le texte est publié le 9 mars, au tirage considérable de 5000 exemplaires (la correction d’une coquille permet de distinguer un premier et un deuxième tirage). Tous les exemplaires doivent porter la signature de l’éditeur, mais c’est le mot « Hierro » qui figure, apposé en regard du titre par un timbre autographié de l’auteur: nouvelle affirmation d’un rapport de force, et allusion à la première, alors que les partisans du jeune Hugo devaient se reconnaître au mot de passe «nodo de hierro» (nœud de fer). Par ce détournement d’une pratique commerciale, chaque exemplaire devient ainsi comme un signe de reconnaissance et de participation, comme un manifeste destiné à tous les partisans de l’auteur et de ses idées.
En définitive, Hugo touchera 15 000 francs pour Hernani.
4) Enfin, Hernani illustre la montée de la médiatisation de masse, qui en fait un texte, certes, mais il devient surtout un emblème. La célèbre «bataille» n’a peut-être pas eu réellement lieu, mais Hernani est un «événement» et devient une manière de symbole, celui de la jeunesse libérale opposée aux conventions et à l’ordre préétabli: portraituré par Louis Reybaud, Jérôme Paturot sera bonnetier, mais, dans sa jeunesse, il a lui aussi rêvé de romantisme et de gloire littéraire. Son premier titre de gloire n’est-il pas d’avoir été chef de claque à Hernani?

Victor Hugo, Hernani ou l’Honneur castillan, drame, par Victor Hugo, représenté sur le Théâtre-Français le 25 février 1830, Paris, Mame et Delaunay-Vallée, libraires, rue Guénégaud, n° 23, 1830, [4-]VII p., [1] p., 154 p.
Édition originale, premier tirage, mis en vente le 9 mars 1830, quelques jours après la première (avec ou sans douze pages de catalogue éditorial in fine) (cf. cliché, page de titre. Collectio Quelleriana)

Note bibliogr.: E. Blewer, V. Hugo et les réalités du théâtre. La campagne d’Hernani (1829-1830). La crise des théâtres (1848-1849), thèse de doctorat, Paris XII, 1999. Voir aussi le site de l’équipe Hugo: http://groupugo.div.jussieu.fr

mercredi 13 juillet 2011

Molière et la langue

Le hasard d’une plaisante représentation des Fâcheux à la Corroierie du Liget nous fait retrouver un passage où Molière fait référence sur le mode humoristique au problème de la normalisation de la langue. Nous sommes le 17 août 1661 lorsque la pièce, une comédie-ballet, est présentée pour la première fois au roi dans les jardins du château de Vaux-le-Vicomte, à l’occasion des célèbres fêtes données par le surintendant Nicolas Fouquet –ces fêtes qui causeront sa perte. Mazarin est décédé quelques mois auparavant, et le règne personnel du jeune Louis XIV commence à peine.
On connaît le thème: Éraste est amoureux d’Orphise, avec laquelle il cherche à avoir un entretien, mais il en est constamment empêché par l’arrivée d’une succession de personnages, les «fâcheux», qui viennent l’importuner pour les raisons les plus diverses. C’est l’occasion pour Molière, qui assure lui-même les différents rôles de «fâcheux», de brosser une série de «caractères», dont celui de Caritidès («Fils des Grâces»), «français de nation, grec de profession», sans doute savant, mais surtout pédant et ridicule, lequel cherche à faire passer un placet au roi pour en obtenir une place de contrôleur  des annonces et inscriptions partout affichées dans les rues de Paris. Le français utilisé dans ces multiples publicités serait en effet d'une qualité parfois... médiocre.
Les allusions à la problématique de la langue intéressent l’histoire littéraire et l’histoire du livre: la question passionne les salons du XVIIe siècle, et elle devient affaire d’État en 1635, avec la création de l’Académie française, placée sous le patronage de Louis XIII. La première édition du Dictionnaire de l’Académie sera publiée en 1694.
Mais la tirade de Molière fait aussi apparaître les «Allemands» en tant que premiers critiques des usages de la langue, tandis que la pièce elle-même permet de revenir sur la problématique de l’auteur, et sur celle du texte.
On sait en effet que le roi a pris du plaisir à la représentation, et qu’il a suggéré à Molière d’ajouter un autre portrait de «fâcheux», celui de M. de Soyecourt, grand veneur, chasseur passionné et qui fatigue tout le monde par ses récits interminables. Molière s’exécute, il s’informe auprès du grand veneur lui-même sur le vocabulaire spécialisé, et le portrait du chasseur, «Dorante», figure dans la nouvelle représentation qui sera donnée de la pièce une dizaine de jours plus tard à la cour à Fontainebleau. D'une représentation à l'autre, le texte a donc bougé.
L’édition originale sort à Paris chez Guillaume de Luyne, «au Palais, dans la salle des merciers», en 1662. L'auteur s'y présente lui-même en «fâcheux», lorsqu'il ouvre sur le mode plaisant sa dédicace au roi: «Sire, J'adjouste une scène à la comédie, & c'est une espèce de fascheux assez insuportable [sic], qu'un homme qui dédie un livre. Vostre majesté en sçait des nouvelles plus que personne de son royaume, & ce n'est pas d'aujourd'huy qu'elle se voit en bute à la furie des épistres dédicatoires»...

Texte du placet, acte III, scène 2:
Sire,
Votre très humble, très obéissant, très fidèle, et très savant sujet et serviteur, Caritidès, François de nation, Grec de profession, ayant considéré les grands et notables abus qui se commettent aux inscriptions des enseignes des maisons, boutiques, cabarets, jeux de boule, et autres lieux de votre bonne ville de Paris, en ce que certains ignorants compositeurs desdites inscriptions renversent, par une barbare, pernicieuse et détestable orthographe, toute sorte de sens et raison, sans aucun égard d'étymologie, analogie, énergie, ni allégorie quelconque, au grand scandale de la république des lettres, et de la nation françoise, qui se décrie et déshonore par lesdits abus et fautes grossières envers les étrangers, et notamment envers les Allemands, curieux lecteurs et inspectateurs desdites inscriptions
supplie humblement Votre Majesté de créer, pour le bien de son État et la gloire de son empire, une charge de contrôleur, intendant, correcteur, réviseur, et restaurateur général desdites inscriptions, et d'icelle honorer le suppliant, tant en considération de son rare et éminent savoir, que des grands et signalés services qu'il a rendus à l'État et à Votre Majesté en faisant l'anagramme de Votredite Majesté en françois, latin, grec, hébreu, syriaque, chaldéen, arabe…

vendredi 8 juillet 2011

Bibliothèque et médiathèque

La «troisième révolution du livre», autrement dit la révolution des nouveaux médias, s’accompagne de la montée en puissance de la numérisation: de plus en plus de textes sont désormais disponibles sous une forme numérique, par le biais d’Internet, et personne ne s’en plaindra.
A contrario, la question qui se pose est, parfois, celle de la fonction des bibliothèques dites «publiques», voire des bibliothèques de recherche, dont un certain nombre voit effectivement ses chiffres de fréquentation stagner ou baisser: une difficulté évidente pour les responsables, à l’heure où les décideurs en matière de gestion suivent de plus en plus une logique fondée sur des indicateurs statistiques. Moins d’utilisateurs pour un service, ce serait un service moins pertinent, donc demandant moins d’investissements et de crédits: la spirale est facile à engager –le principal danger réside probablement d’ailleurs dans cette facilité elle-même.
Mais les bibliothèques ont une longue histoire derrière elles, et leur fonction a déjà beaucoup changé au fil du temps. À la période moderne (Renaissance, XVIe siècle), ce qui est d’abord mis en évidence, c'est un modèle dominé par les bibliothèques savantes, souvent privées, parfois appartenant à un prince ou à un souverain, et plus ou moins ouvertes à un public de chercheurs et d’«amis». Ces bibliothèques ont aussi une fonction de représentation, et on sait qu’elles sont parfois associées à des cabinets de curiosités plus ou moins extraordinaires.
Le rôle des bibliothèques savantes comme lieux de sociabilité (de travail, mais aussi de rencontre et de reconnaissance) se déploie progressivement au sein de la «République des Lettres» qui se constitue en Europe occidentale surtout à partir du XVIIe siècle. Les savants sont reçus dans les collections de toute l’Europe, et le paradigme de la bibliothèque ouverte au «public» s’impose, notamment en Italie, mais aussi en France avec les réflexions de Gabriel Naudé (1627):
«En vain celuy là s’efforce il (…) de faire quelque despense notable après les livres, qui n’a dessein d’en vouer & consacrer l’usage au public & de n’en desnier jamais la communication au moindre des hommes qui en pourra avoir besoin…»
Pourtant, la problématique change avec l’essor des Lumières, lorsque d’autres institutions se mettent en place pour répondre à une demande croissante en lectures et en informations: on pourra penser aux bibliothèques des académies et autres sociétés savantes (notamment les «Musées»), mais surtout aux cabinets de lecture et aux «bibliothèques tournantes», voire à certaines librairies. C’est que la discussion concerne désormais les questions du jour, relatives à la conduite des affaires publiques. Comme le soulignait Rudolf Vierhaus, les Lumières sont le temps de la «politique».
L’espace public en construction s’appuie certes toujours sur le média du livre, mais surtout des périodiques et autres «pièces» d’actualité, et sur un certain nombre d’espaces de sociabilité plus ou moins spécialisés –jusqu’à la rue elle-même, comme, à Paris, dans les jardins et les galeries du Palais-Royal.
On comprend que les théoriciens de la bibliographie et des bibliothèques, comme l’abbé Grégoire, soient particulièrement sensibles à la question de l’accessibilité des collections pour le plus grand nombre: avoir accès à l’imprimé, c’est avoir accès à l’espace public, cet élément décisif dans un système fondé sur la démocratie. Mais les contenus des collections saisies à la Révolution sur le clergé et sur les émigrés répondent en définitive assez mal à ce programme, et cette incohérence fonde l’ambigüité du statut des «bibliothèques publiques» en France au XIXe siècle. Si les bibliothèques des villes sont effectivement publiques, la conquête de la «lecture publique» reste longtemps à l’ordre du jour. L’exemple de Dole, que nous avons récemment évoqué, illustre bien cette évolution.
Laissons de côté la problématique de la bibliophilie, puis du patrimoine et de la patrimonialisation (sensible aussi chez l’abbé Grégoire). On conçoit les problèmes que pose aujourd’hui à nos bibliothèques la réorganisation de l’espace public autour de médias comme la radio, comme la télévision et de plus en plus comme Internet.
Le glissement sémantique qui se fait aujourd'hui lentement sentir autour du terme de médiathèque manifeste les évolutions en cours. Encore dans la seconde moitié du XXe siècle, la bibliothèque avait parfois conservé une image quelque peu archaïque, et cette impression s’accentue dans les années 1980, quand se généralise la discussion sur la fin de la «Galaxie Gutenberg». Du coup, il faut montrer que les bibliothèques sont de leur temps, et donc qu’elles proposent à leur public autre chose que les seuls imprimés: l’appellation de médiathèque est censée, en France, répondre à cette exigence et affirmer cette volonté d'ouverture.
Mais dans nos années 2010, la discussion concerne de plus en plus la nature du lien social, les identités collectives, les voies de la participation politique, les problèmes d’éducation, etc.: la médiathèque fonctionne certes toujours en tant qu’espace de travail et de «lectures» ou de découvertes, mais elle pourra aussi s’imposer comme lieu de rencontres, de formation, d’information et de discussion. La médiathèque, sur place ou à distance (par l’intermédiaire d’un portail sur Internet), aura ainsi à se positionner, surtout en milieu urbain, comme un espace-clé de la sociabilité «politique» en notre époque de la postmodernité. Comme au XVIIIe siècle, l'institution revisitée fonctionne bien comme l'interface entre ses utilisateurs et la masse des informations disponibles, sous quelque forme qu'elles se présentent, dans une perspective qui est celle de la participation.

Clichés: à Valenciennes, une médiathèque de notre temps. 1) La salle de l'ancienne bibliothèque des Jésuites. 2) La salle dite du patrimoine, pour la consultation des ouvrages du fonds ancien, des titres d'histoire régionale et locale et des documents des Archives municipales. 3) L'ancienne cour de la bibliothèque, couverte d'une imposante verrière et par laquelle se fait l'accès aux différents services de la «médiathèque».
Visite virtuelle de la bibliothèque de Valenciennes.

mercredi 6 juillet 2011

Nouvelle revue sur le livre et sur l'histoire du livre

Les nouvelles revues consacrées au livre et à l’histoire du livre sont rares, surtout s’il s’agit de revues imprimées et non pas, comme c'est aujourd'hui souvent le cas, de publications en ligne. Nous saluons avec d'autant plus de plaisir le lancement de Livro. Revista do Nucléo de estudos do livro e da edição (NELE), revue du monde lusophone publiée par l’université de São Paolo (ISSN: 2179-801X).
Livro nous paraît une revue tout particulièrement intéressante par le lien qu’elle établit entre les professionnels du livre, les enseignants travaillant dans le domaine de l’édition et de la librairie et aussi de la communication, les spécialistes des études littéraires et les historiens: une combinaison que nous connaissons déjà en Allemagne, avec les Instituts universitaires des «Sciences du livre» (Buchwissenschaft), mais qui peine à s’instaurer en France.
Nous donnons ci-après le sommaire des rubriques du premier numéro (plus de 200 pages au total):
Éditorial
Conversas de livraria
Leituras
(avec notamment un article sur le livre arabe au Brésil dans la première moitié du XXe siècle et différentes contributions sur les pratiques de lecture)
Acervo (= collecte)
Dossié Paris-Bucarest (avec des articles de Jean-Yves Mollier, Sabine Juratic, Jacques Hellemans, Diana Cooper-Richet et Márcia Abreu)
Memória (Anatol H. Rosenfeld)
Crónica
Almanaque
Bibliomania
(articles sur différentes publications brésiliennes, dont le Diccionario graphico d’Arthur Arezio)
Debate (articles sur l’avenir du livre et sur la modernisation de l’orthographe)
Letra & Arte
Estante éditorial (présentation de publications sur le livre et le monde de l’édition)
Colaboradores (notices sur les collaborateurs présents dans cette première livraison).
La revue coordonnée par Plinio Martins Filho et par Jerusa Pires Ferreira nous propose ainsi une information directe sur un espace très important, mais avec lequel les relations scientifiques entretenues par les chercheurs, notamment français, étaient peut-être restées quelque peu en retrait par rapport à celles qu'ils avaient avec l’Europe, l’Amérique du Nord et le monde anglo-saxon en général. Nous ne pouvons que nous en réjouir. La revue se signale en outre par l’élégance de sa mise en forme, qui l’apparente à une publication de bibliophilie: la mise en page est toujours très soignée, de même que la décoration typographique (les feuilles aldines!), et la première livraison contient de nombreuses illustrations en couleurs.

dimanche 3 juillet 2011

En flânant: archive(s) d'histoire du livre

Le terme d’«archive» (au singulier) est depuis des années devenu plus à la mode dans le monde des historiens, sans que sa définition soit toujours explicitée. Les élèves de l’École des chartes se voient décerner, après leur cursus de quatre années et la soutenance de leur thèse, le diplôme d’archiviste-paléographe, ils ont reçu une formation certaine à l’«archivistique» (alias la science des archives) et un certain nombre travaille par la suite dans les archives publiques (nationales, départementales, municipales), plus rarement dans les archives privées. Mais il s’agit bien des «archives» au pluriel, et non pas de l’«archive» au singulier.
Plusieurs hypothèses peuvent être proposées sur le sens du mot archive. Retenons-en deux:
1) Il peut s’agir, d’abord, d’une sorte de concession à la mode et à l'obligation de faire du nouveau -même si ce n'est qu'en apparence. Avec cette acception, la distinction par rapport au document d’archives au sens classique du terme n’est pas si évidente: en y regardant de plus près, l’«archive» désigne souvent des documents d’archives dans l’acception habituelle de la formule. L’argument selon lequel cette «archive» ne se limite pas aux seuls documents sur papier n’en est pas un: nous savons de longue date que, pas plus que les fonds des bibliothèques ne sont constitués des seuls «livres», les fonds d’archives ne possèdent que des documents écrits ou imprimés sur papier, mais bien toutes sortes de documents sur toutes sortes de supports, et même les objets les plus inattendus...
2) Mais nous sommes dans une logique inverse à celle du dépôt d'une certaine manière naturel des pièces d'archives qui constitueront un fonds: l’«archive» sera construite par le chercheur, en fonction de la problématique qu’il aura élaborée ou de l’objet sur lequel il voudra travailler. Sans vouloir discuter la pertinence réelle de l’innovation lexicographique, avouons que cette seconde acception semble plus intéressante: nous ne sommes pas si éloignés des choix de Lucien Febvre lorsqu’il institue l’«histoire problème», l’«archive» désignant dès lors l’ensemble des éléments de toutes sortes (pas seulement des «documents d’archives») susceptibles de «documenter» la question posée. Dans cette acception, l’«archive» est fondée par le regard et par le travail du chercheur.
Notre regard d’historien rejoint souvent cette perspective, y compris dans la vie quotidienne: tel ou tel paysage ou environnement (terme à prendre dans son sens le plus large) se donne à lire comme la résultante actuelle et visible d’un éventail de phénomènes de toutes sortes qui se sont déroulés dans le passé. À titre d’exemple, dans une ville comme Paris, la topographie urbaine, l’organisation des réseaux d’échanges et de circulation, les logiques à l’œuvre dans l’identité des différents «quartiers», la fonction et l’architecture des bâtiments, constituent autant de phénomènes qui tirent leur intelligibilité possible du passé dont ils sont issus, et contre lequel ils se définissent aussi parfois. A contrario, ils éclairent aussi ce même passé. Insistons sur l'intérêt de cette approche, à l’heure de la recherche des «racines» et de l’inscription dans un espace que l’on voudrait signifiant.
Nous avons à plusieurs reprises évoqué ici même (trop rapidement, et souvent sans le dire) la question de la topo- graphie, à propos des premiers imprimeurs parisiens, de la topographie de Pékin, de celle de la famille Mame à Tours et dans les environs, et d’un certain nombre d’autres sujets (dont celui de Lyon).
L’arrivée de l’été est propice à multiplier les observations glanées au fil des promenades. Pour ne pas quitter Paris, la topographie du «petit monde du livre» dans la capitale a radicalement évolué au cours des cinq derniers siècles écoulés: nous sommes passés du parvis de la cathédrale à la rue Saint-Jacques, au quartier de l’université et des collèges, puis au quartier de Saint-Germain-des-Prés et des quais, un temps aussi à la rive droite, avec le Palais Royal, la Bourse, les grands boulevards et le quartier du nouvel Opéra… Les imprimeries longtemps au cœur de la ville ont quant à elles été progressivement «délocalisées» à la périphérie, puis en banlieue et plus tard en province.
Même si la topographie du livre et des médias est aujourd'hui très largement nouvelle dans la capitale, le flâneur attentif n’en observe pas moins les vestiges des évolutions passées: en sortant de la Sorbonne, nous voici face à La Boutique des cahiers, où flotte toujours le souvenir de Charles Péguy. Félicitons-nous de ce que les repreneurs successifs aient conservé l'aménagement extérieur de ce petit local. Un peu au-dessus, en remontant le boulevard Saint-Michel, nous remarquons un bel immeuble en pierre de taille, qui date de 1913 et porte fièrement, à hauteur du 3e étage, le bandeau de la «Librairie Armand Colin».
Nous restons dans la tradition multiséculaire de l'imprimerie et de la librairie, avec ce que nous pouvons bien appeler une marque typographique sur pierre, qui se trouve comme insérée (à la place d'une fenêtre) au deuxième niveau du bâtiment. L'arbre tutélaire (que d'arbres dans les marques typographiques depuis le XVe siècle!) protège le monogramme «A.C.» et sa devise («Labeur sans soin, labeur de rien»), et il surplombe la date de fondation de la maison gravées en caractères romains sur le modèle d'une inscription épigraphique: 1870.
Même si les logiques (ou les hasards) de la concentration financière font qu'aujourd'hui Armand Colin n'est plus au 103 du boulevard Saint-Michel, sa maison et surtout son souvenir y restent inscrits dans la façade de l'immeuble et dans la topographie du quartier. Bref, se promener en ville (mais aussi à travers les campagnes), c'est déjà découvrir une «archive». Alors... profitez de l'été, et partez en flânerie!

Daniel Bermont, Armand Colin. Histoire d'un éditeurs, de 1870 à nos jours, Paris, Armand Colin, 2008.
La Capitale des livres. Le monde du livre et de la presse à Paris, du Moyen Âge au XXIe siècle [catalogue d’exposition], dir. Frédéric Barbier, Paris, Paris-Bibliothèques / PUF, 2007.