vendredi 30 octobre 2015

Retour à la Telekiana

Nous étions à la Bibliothèque Teleki de Targu Mures / Marosvásárhely en 2011, alors que les bâtiments étaient en pleins travaux de rénovation (voir le billet ici). L’institution fondée par le chancelier de Transylvanie Sámuel Teleki, descendant d’une grande famille calviniste hongroise, fait l’objet d’un catalogue imprimé en 4 volumes (Vienne, Baumeister, 1796-1819: cf cliché infra). 
Les travaux de rénovation aujourd’hui terminés permettent de découvrir un ensemble magnifique, dont le cœur est constitué par la bibliothèque baroque sur deux niveaux : les clichés ci-dessous donnent une idée de la parfaite réussite de l’opération. Le mobilier est celui d’origine, la décoration très simple se limite à un fond blanc cassé, à une très belle série de bustes et à une «galerie des illustres» associant les ancêtres des Teleki et un certain nombre de personnalités connues comme ayant fondé des bibliothèques importantes (dont Bruckenthal à Sibiu / Hermannstadt, et l’évêque Ignace Batthyáni à Alba Iulia / Karlsburg). L’ensemble est dominé par le portrait du fondateur de la Telekiana.
Ajoutons pour conclure que l’histoire de la bibliothèque est parfaitement documentée, par suite de la conservation de ses archives anciennes, tandis que l'exposition permanente qui qui y est présentée permet de se faire une idée du projet du fondateur: apporter à la communauté calviniste de Transylvanie, c'est-à-dire pratiquement à la communauté hongroise, les outils lui permettant de se former et de s'informer de la manière la plus efficace: éditions récentes illustrant la pensée des Lumières (dont une Encyclopédie in folio), grandes éditions des classiques, etc., sans oublier les médailles, les cartes et la collection de géologie. Ouverte au public en 1802, la Telekiana est la première bibliothèque publique du royaume de Hongrie (Cliquer ici pour accéder au site de la Telekiana, avec présentation en allemand et en anglais, et une très riche galerie de photographies).

Bibliothèque et identité: détail de la page de titre du premier volume du catalogue de la bibliothèque du comte Széchényi (Bibliotheca hungarica), sur la base de laquelle sera fondée la Bibliothèque nationale du royaume de Hongrie
Les transferts culturels à l'œuvre: Encyclopédie hongroise, Utrecht, 1653

mercredi 28 octobre 2015

À Debrecen: un Collège calviniste, une bibliothèque exceptionnelle

Comme à Strasbourg avec le collège de Jean Sturm, le Collège de Debrecen, fondé dans les années 1530, comprend deux institutions: un collège assure la formation secondaire, tandis que la Haute École de niveau universitaire offre des enseignements de théologie, belles lettres, droit et sciences de la nature. La structure, qui a pris la succession d’un collège franciscain, passe à la Réforme, et fait le choix du calvinisme en 1549, alors que Andras Dessy en est le recteur, et  la renommée de l‘établissement y attire bientôt des enseignants de l’université de Vienne.
Alors que la Hongrie centrale, avec la capitale royale de Buda, est peu à peu occupée par les Turcs à la suite de la défaite de Mohács (1526), la Transylvanie et la Hongrie orientale, avec Debrecen, sont reconnues comme une principauté indépendante, mais vassale des Turcs (1538). La diète transylvaine de Torda, en 1568, établit la liberté des quatre religions issues du christianisme occidental, les catholiques, les réformés, les calvinistes et les antitrinitaires (alias unitaires). Les orthodoxes, qui semblent être encore en nombre relativement limité, sont simplement tolérés, tandis que les musulmans ne s’implanteront jamais dans la principauté.
Debrecen, alors sous la domination de la famille Török, est une agglomération qui a le statut de marché, et elle connaît une période économiquement très florissante en tant que point de concentration des routes conduisant vers les Carpates en évitant les territoires ottomans: d’une part la route nord-sud, de la Baltique, de l’Allemagne du nord et de la Pologne vers la Transylvanie et Constantinople; de l’autre, les routes venues de Nuremberg, d’Augsbourg, de Vienne et de Hongrie supérieure (Cassovie).
Le rôle du surintendant calviniste Peter Méliusz est considérable (1558-1572). C’est lui qui accueille en 1561 le prototypographe de la ville, Gál Huszár, un ancien disciple de Mélanchton un temps emprisonné à Cassovie. Huszár, qui est venu avec son matériel, achève à Debrecen l’impression de son premier titre, qui est logiquement un recueil des Cantiques protestants (RMNy 160), et qu'il dédie à Melius. Le Conseil de la ville de Debrecen accueille l’atelier, et lui loue un local proche du collège (information sur les premiers imprimeurs ici).
Un an plus tard cependant, Huszár quitte pourtant Debrecen pour occuper un poste de pasteur à Komárom (Hongrie occidentale): apparemment, il aurait laissé sur place son matériel d’imprimeur, lequel est repris par le second imprimeur de la ville, Mihaly Török, en 1562. Celui-ci exercera pendant six ans, mais l’imprimeur principal est, dès 1563, Raphael Hoffhalter, avec du matériel en partie importé de Vienne. Les ateliers de András Komlós et de Rudolf Hoffhalter (le fils de Raphael), puis de la veuve de ce dernier continuent à fonctionner jusque dans la dernière décennie du XVIe siècle, et l'activité d'imprimerie se poursuit dès lors sans solution de continuité. 
La bibliothèque du Collège de Debrecen remonte aux origines mêmes de l’institution, mais elle ne se développe d’abord que très lentement, par suite de l’insuffisance des ressources financières et de la difficulté à se procurer des volumes imprimés en Occident. Une partie des exemplaires vient, bien évidemment, de la production imprimée locale, une autre représente les volumes rapportés par les étudiants après leurs études supérieures (à Wittenberg, etc.), une autre encore est fournie par les dons et les legs, au premier rang desquels ceux des enseignants et des pasteurs. Comme à Strasbourg, mais dans un environnement purement calviniste, la bibliothèque est confiée à un étudiant avancé, plus tard à un professeur, lequel prend le titre de « préfet ». 
La bibliothèque, comme le Collège, ont subi plusieurs destructions par suite d’incendies ou durant les guerres, l’une des plus tragiques se produisant lors de la reconquête du pays par les Habsbourg, au début du XVIIIe siècle. Pourtant, les responsables réussissent alors à mettre, au moins pour partie, leurs livres à l’abri, tandis que les collections sont considérablement enrichies au XVIIIe siècle. Aujourd’hui, la bibliothèque conserve 600 000 documents imprimés, quelque 35 000 pièces manuscrites, un riche fonds d’incunables, etc. : l’ISTC indique 143 exemplaires (le total est sensiblement supérieur), dont un bel ensemble de Bibles et de titres à caractère religieux, mais aussi des livres pratiques et des classiques de l’Antiquité (on signalera un superbe exemplaire de la Cosmographie de Ptolémée). Un grand nombre de ces éditions viennent de Venise, les autres de Bâle, d’Allemagne du sud et des villes italiennes.
Les exemplaires du XVIe sont aussi tout particulièrement intéressants: un ensemble spectaculaire d’éditions de Debrecen est présenté au Musée historique du Collège, tandis que la bibliothèque possède, par exemple, un extraordinaire recueil de Dürer (Überweisung der Messung, 1525, etc.) ayant appartenu à Willibald Pirckheimer, dans un état irréprochable et sous une reliure d’époque, estampée à froid et portant le nom de l’artiste… (voir le catalogue en ligne: le sigle de la bibliothèque du Collège est DRK).

dimanche 25 octobre 2015

Conférences d'histoire du livre

ÉCOLE PRATIQUE DES HAUTES ÉTUDES, IVe Section,
(Sciences historiques et philologiques)
 
Conférence d’Histoire et civilisation du livre
 
Calendrier des conférences pour l’année universitaire 2015-2016

Monsieur Frédéric Barbier, directeur d’études, directeur de recherche au CNRS (IHMC/ ENS Ulm), membre de l’Institut d’études avancées de l’Université de Strasbourg, avec la participation de Madame Christine Bénévent, professeur d'histoire du livre à l'École nationale des chartes  
Madame Emmanuelle Chapron, maître de conférences à l’université de Provence, membre de l'Institut universitaire de France, chargée de conférences à l'EPHE
Monsieur Jean-Dominique Mellot, conservateur général à la Bibliothèque nationale de France


La conférence régulière d'Histoire et civilisation du livre a lieu tous les lundis à l'École pratique des hautes études, de 16h à 18h.
Elle se déroule au 190 avenue de France, 75013 Paris (1er étage).
Les conférences sont tenues par Monsieur Frédéric Barbier, sauf indication contraire.
Le présent calendrier est donné à titre informatif.
Lundi 16 novembre 2015
17h-19h Cours inaugural de la chaire d'Histoire du livre et bibliographie à l'École nationale des chartes, par Madame Christine Bénévent, professeur
Cette conférence a lieu exceptionnellement selon un horaire spécial, et à l'École nationale des chartes, 65 rue de Richelieu, 75002 Paris
23 novembre
14h-16h Petites écoles et livres de classe au 18e siècle (1), par Madame Emmanuelle Chapron, chargée de conférences
16h-18h Ouverture de la conférence: Le livre, l'humanisme et la Réforme, par Monsieur Frédéric Barbier
30 novembre
116h-18h Histoire du livre et histoire des religions, par Monsieur Frédéric Barbier
7 décembre
16h-18h Au-delà de la "légende noire": l'Espagne et le livre, XIVe-XVIe siècle, par Monsieur Frédéric Barbier
13 décembre
4h-16h Petites écoles et livres de classe au 18e siècle (2), par Madame Emmanuelle Chapron
16h-18h Au-delà de la "légende noire": l'Espagne et le livre, XIVe-XVIe siècle (2), par Monsieur Frédéric Barbier
20 décembre Vacances de Noël
27 décembre Vacances de Noël
Lundi 4 janvier 2016
16h-18h Luther, la Réforme et le livre, par Monsieur Frédéric Barbier
11 janvier
14h-16h Les livres du « pays latin » : collèges et librairie, XVIIIe siècle (1), par Madame Emmanuelle Chapron
16h-18h Le Novum Instrumentum d'Érasme (1516), par Madame Christine Bénévent
18 janvier
16h-18h Érasme et Luther, par Madame Christine Bénévent
25 janvier
14h-16h Les livres du « pays latin » : collèges et librairie, XVIIIe siècle (2), par Madame Emmanuelle Chapron
16h-18h Histoire des corporations du livre (1), par Monsieur Jean-Dominique Mellot, conservateur général à la Bibliothèque nationale de France
1er février
16h-18h Les principales ressources numériques mobilisables pour l'histoire du livre des XVe et XVIe siècles, par Monsieur István Monok, professeur à l'Université de Szeged, directeur général des Bibliothèques et des Archives de l'Académie des sciences de Hongrie
8 février
16h-18h Luther et la nouvelle économie du livre (1), par Monsieur Frédéric Barbier
15 février
16h-18h Luther et la nouvelle économie du livre (2), par Monsieur Frédéric Barbier
22 février Congés d’hiver
29 février Congés d’hiver
7 mars
14h-16h Histoire des auteurs (1), par Madame Emmanuelle Chapron
16h-18h Luther et la nouvelle économie du livre (3): les auteurs , par Monsieur Frédéric Barbier 
14 mars
16h-18h Luther et la nouvelle économie du livre (4): les auteurs, par Monsieur Frédéric Barbier
21 mars
14h-16h Histoire des auteurs (2), par Madame Emmanuelle Chapron
16h-18h Entre manuscrits et imprimés: les bibliothèques des XVe et XVIe siècles, par Monsieur Frédéric Barbier
28 mars Lundi de Pâques
4 avril
16h-18h Autour du Siderus nuncius, par Madame Isabelle Pantin, professeur à l'École normale supérieure (Ulm)
11 avril
16h-18h L'Apocalypse de Dürer (1498), par Monsieur Frédéric Barbier
18 avril Congés de printemps
25 avril Congés de printemps
2 mai
16h-18h À Wolfenbüttel: Réforme religieuse, modernisation politique... et bibliothèque, sous le règne du duc Julius (1528/1568-1589), par Monsieur Frédéric Barbier
9 mai
16h-18h Les éditions de musique au service de la Réforme en France au XVIe siècle, par Monsieur Olivier Grellety-Bosviel, docteur de l'EPHE
16 mai Lundi de Pentecôte
23 mai
16h-18h Histoire des corporations du livre (2), par Monsieur Jean-Dominique Mellot
30 mai Pas de conférence (mission du directeur d'études)
6 juin À Rome autour de 1500: l'invention de la bibliothèque-modèle, par Monsieur Frédéric Barbier
14 juin
14h30-17h La bibliothèque de la Société d'histoire du protestantisme français, par Madame Marianne Carbonnier-Burkard, professeur à la Faculté de théologie protestante de Paris

Accès les plus proches du 190 ave de France (250 m à pied)
Métro: ligne 6 (Nation-Pte Dauphine), station Quai de la Gare.
Bus 89, arrêt Quai de la Gare (cette ligne dessert notamment la Gare Montparnasse, puis elle passe rue de Rennes et place du Luxembourg).
Accès un petit peu plus éloignés:
Métro: ligne 14, station Bibliothèque François Mitterrand.
RER ligne C, station Bibliothèque François Mitterrand.
Bus: 62 et 64 (arrêt Bibliothèque François Mitterrand Avenue de France).

vendredi 23 octobre 2015

Prosopographie et histoire du livre

La signification possible de concepts pourtant à la mode reste parfois incertaine, et cela non seulement chez les politiciens (dont c’est trop souvent la marque de fabrique), mais aussi chez certains spécialistes, dont les historiens. Ne parlons pas de la «mémoire» ni des «lieux de mémoire», encore moins de l’«identité» ou de la «mondialisation», mais soulignons le fait que, par exemple, une «histoire mondiale» n’est pas une «histoire globale» du livre, et que son projet ne se limite pas à la juxtaposer plus ou moins habilement des histoires du livre rédigées par pays, ou regroupées sur des critères plus ou moins artificiels.
La prosopographie aussi apparaît parfois comme l’un de ces concepts flous, elle qui était à la mode voici une vingtaine d’années, qui s’est trouvée par la suite un petit peu délaissée, mais qui aujourd’hui revient peut-être sur le devant de la scène. De ce regain de faveur, nous ne prendrons pour preuve que le séminaire «La prosopographie, objets et méthodes» organisé entre l’ENS de Lyon et l’Université de Paris I. Gabriel Garotte cite Claire Lemercier et Emmanuelle Picard, lorsqu’il explique que la prosopographie serait «une sorte de style de recherche, quelque chose de moins nettement défini en tout cas qu’une méthode, de moins rigide qu’un courant ou une école».
Il n’est pas utile de revenir sur l’étymologie du terme, qui relève de la rhétorique: la prosopographie désigne la description physique d’une personne. Le terme est repris par les historiens antiquisants, notamment en Allemagne, lorsqu’ils se lancent dans la réalisation de dictionnaires recensant les individus membres d’un certain groupe social, appartenant à une certaine famille ou habitant une certaine ville ou région. Paul Poralla consacre sa thèse à la «Prosopographie des Lacédémoniens», thèse publiée à Breslau à la veille de la Première Guerre mondiale (Prosopographie der Lakedämonier bis auf die Zeit Alexanders des Grossen). Le modèle de ces recherches est donné, en France, par le travail consacré par Claude Nicolet à l’ordre équestre dans la Rome républicaine: le premier volume envisage les définitions juridiques et les structures sociales de l’ordre équestre de 312 à 43 av. J.-C., tandis que le second constitue une Prosopographie des chevaliers romains, le tout ne représentant pas moins de 1150 pages (Claude Nicolet, L’Ordre équestre à l'époque républicaine (312-43 av. J.-C.). I. Définitions juridiques et structures sociales ; II. Prosopographie des chevaliers romains, Paris, 1966-1974, 2 vol., 1150 p. (BEFAR, 207 et 270)).
On le voit, la prosopographie ne s’identifie pas, pour l’historien, à un simple dictionnaire biographique : elle suppose, bien évidemment, un travail considérable de reconstruction biographique érudite d’un groupe de population, mais cette reconstruction sera conduite selon un cadre en principe normalisé (autrement dit, sur la base d'une fiche-type), de manière à autoriser, autant que possible, un traitement sériel des données ainsi rassemblées. Le fichier des biographies pourra certes être publié, mais il ne débouchera sur un travail prosopographique que s’il fait l’objet d’une exploitation relativement poussée, souvent dans une perspective d’histoire sociale au sens le plus large, ou dans une perspective d’anthropologie historique (centrée par exemple sur l’histoire des familles, sur le rôle des femmes, ou encore sur l’histoire de la formation et de l’apprentissage).
Dans cet ordre d'idées, que pouvons-nous dire des travaux réalisés en Allemagne et dans les pays germanophones dans le domaine de la prosopographie de ce que nous avions appelé les «gens du livre»? Laissons de côté la définition même du corpus étudié, et les deux problèmes de savoir de quelle géographie il s’agit, et comment se définit sur le plan fonctionnel la «librairie allemande» (il convient toujours de se garder de trop respecter le «politiquement correct», et de transposer dans le passé des catégories du présent). Les principaux titres cités relèvent moins de travaux de prosopographie stricto sensu que de dictionnaires biographiques. De même, ils privilégient le plus souvent le monde des imprimeurs (Buchdrucker), ce qui est peut-être moins gênant dans la tradition allemande que dans d’autres géographies, mais n’en entraîne pas moins le fait que les libraires de détail et autres diffuseurs restent quelque peu négligés.

La tradition allemande des dictionnaires d’imprimeurs est ancienne, mais toujours très vivante. Les grands classiques sont connus de tous. Soit, par ordre chronologique des périodes décrites:
Ferdinand Geldner donne, en 1968-1970, les deux volumes de son dictionnaire des imprimeurs allemands du XVe siècle: Die deutschen Inkunabeldrucker, Stuttgart, Hiersemann, 2 vol. I- Das deutsche Sprachgebiet, 1968. II- Die fremden Sprachgebiete, 1970. Le classement suit l'ordre alphabétique des villes, ce qui est resté une tradition allemande.
Ce travail reprend les données fournies par Konrad Haebler, lequel avait publié dès 1924 son «dictionnaire des imprimeurs allemands du XVe siècle à l’étranger» (Die Deutschen Buchdrucker des XV. Jahrhunderts im Auslande, München, Jacques Rosenthal, 1924). À titre personnel, signalons que nous avons beaucoup utilisé ces grands répertoires pour l’étude des migrations professionnelles dans une perspective d’anthropologie historique:
Frédéric Barbier, «Émigration et transferts culturels: les typographes allemands et les débuts de l’imprimerie en France au XVe siècle», dans Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Comptes rendu des séances de l’année 2011, janvier-mars, Paris, diff. De Boccard, 2011 [sic pour 2012], p. 651-679. Point de vue élargi dans : id., «Émigration et transferts culturels dans la « librairie » aux époques moderne et contemporaine: le cas de l’Allemagne et de la France», dans Mobilità dei mestieri del livro tra quattrocento e seicento, dir. Marco Santoro, Samanta Segatori, Pisa, Roma, Fabrizio Serra, 2013, p. 39-54 («Biblioteca di Paratesto», 8).
Les deux siècles qui suivent sont couverts par les classiques de Josef Benzing, Die deutschen Buchdrucker des 16. und 17. Jts im deutschen Sprachgebiet, 2e éd., Wiesbaden, Harrassowitz, 1982. Id., Die deutschen Verleger des 16. und 17. Jts im deutschen Sprachgebiet, Frankfurt-a/Main, Buchhändler Vereiningung, 1977. Le premier titre a fait l’objet d’une refonte intégrale, avec mise à jour, avec le volume exemplaire de Christophe Reske, Die Buchdrucker des 16. und 17. Jts im deutschen Sprachgesbiet. Auf der Grundlage des gleichnamigen Werkes von Josef Benzing, Wiesbaden, Harrassowitz, 2007, XXXI-1090 p. («Beiträge zum Buch-und Bibliothekswesen», 51).
David Paisey ne donne qu’une liste beaucoup plus brève, qui s’apparente à une table, mais dont le propos est de recenser les imprimeurs, libraires et éditeurs allemands de la première moitié du XVIIIe siècle: David L. Paisey, Deutsche Buchdrucker, Buchhändler und Verleger, 1701-1750, Wiesbaden, Otto Harrasowitz, 1988 («Beiträge zum Buch- und Bibliothekswesen», 26).
Bien entendu, il y faudrait citer ici nombre d’autres titres, dont les références figurent dans la bibliographie des grands manuels. On doit aussi renvoyer aux synthèses présentant la situation de l’histoire du livre outre-Rhin, notamment les deux volumes Buchwissenschaft in Deutschland. Ein Jandbuch, dir. Ursula Rautenberg, Berlin, New York, Walther de Gruyter, 2010, 2 vol. (surtout t. I, 2e partie: «Forschungsberichte»).

Notre dernier ordre d’observations portera sur les «autres sources» susceptible d’être mobilisées dans la perspective d’un travail de prosopographie. Il n’est pas utile de s’arrêter sur les multiples monographies, histoires de la «librairie» dans telle ou telle ville ou région, ou monographies d’entreprise (par ex. le travail exemplaire consacré par Bernhard Fischer à Johann Friedrich Cotta:
Bernhard Fischer, Der Verlger Johann Friedrich Cotta. Chronologische Verlagsbibliographie, 1787-1832, aus den Quellen bearbeitet, Marbach, Deutsche Schillergesellschaft; München, K.-G. Saur, 2003, 3 vol.
Mais, on le voit, la masse des données à prendre en compte s’accroît dans des proportions telles que la réalisation d’une prosopographie se fait de plus en plus problématique pour le XVIIIe siècle, puis pour l’époque contemporaine. À cet égard, un certain nombre de sources sérielles est pourtant mobilisable, sources parmi lesquelles nous mentionnerons d'abord les grandes séries de dictionnaires biographiques (Allgemeine deutsche Biographie, et la compilation nouvelle de la Neue deutsche Biographie), mais aussi les annuaires professionnels dont les séries sont pratiquement continues depuis les années 1820 en Allemagne: Otto August Schulz, Allgemeines Adressbuch für den deutsche Buchhandel, Leipzig, Schulz, 1839->
En Autriche, la série est moins complète: Adressbuch für den österreichischen Buch–, Kunst– u. Musikalienhandel, éd. Perles, Wien, 1863, etc.
Bien évidemment, les sources disponibles sur Internet sont aujourd'hui omniprésentes, par ex. sur les marques typographiques, ou encore sur les reliures anciennes, etc. Les données mobilisables par le biais des OPAC et des catalogues collectifs (INKA, VD16, VD17 et VD18) fournissent des masses d’informations jusque là pratiquement inaccessibles: il devient possible, comme l’a en partie fait Reske, de croiser les éléments fournis par les répertoires biographiques proprement dit, les informations nouvelles collectées depuis leur parution, et les séries bibliographiques que l’on aura collectées sur Internet.
Une dernière remarque, pour finir: dans le domaine de l’histoire du livre, la prosopographie suppose une certaine forme d’expertise. Il faut être en mesure de faire la critique des sources, pour savoir ce qu’elles peuvent représenter (ou non), donc il faut avoir une idée du régime de la librairie, ou encore de l’histoire des collections, voire de l’histoire générale et de la géographie historique. Il faut être formé à la bibliographie matérielle. Il faut maîtriser un certain nombre de langues, à commencer par le latin, lingua franca de la librairie européenne et principale langue de publication, selon les géographies, au moins jusqu’à la Guerre de trente ans (mais aussi l’italien, l’allemand, le français, et l’espagnol, voire des langues de publication plus rares). Mentionnons pour mémoire les autres sciences auxiliaires, non sans insister pourtant le rôle de la paléographie, et sur les difficultés certaines que peut poser la lecture des archives allemandes jusqu’à la Première Guerre mondiale, sinon plus tard (la deustche Kurrentschrift).

samedi 17 octobre 2015

Soutenance de thèse

École pratique des Hautes Études

Soutenance de thèse de doctorat 

Monsieur Andrea De Pasquale,
directeur général de la Bibliothèque nationale centrale (Rome)
soutiendra sa thèse de doctorat sur 

Jean-Baptiste Bodoni, imprimeur d’Europe

le jeudi 22 octobre 2015 à 14h 

École nationale des chartes
65 rue de Richelieu
75002 Paris
Salle Léopold Delisle (rez-de-chaussée)

Membres du jury (ordre alphabétique),
Mmes et MM
Frédéric Barbier, directeur d’études à l’EPHE (conférence d’Histoire et civilisation du livre), directeur de recherche au CNRS (IHMC/ ENS Ulm), directeur de la thèse
Lodovica Braida, professeur à l’Université de Milan
Pedro M. Cátedra, professeur à l’Université de Salamanque, directeur de l’Institut universitaire d’études médiévales et Renaissance
Marisa Midori Deaecto, professeur à l’Université de São Paulo, pré-rapporteur
Jean-Michel Leniaud, directeur d’études à l’EPHE (conférence d’Histoire de l’architecture occidentale des XIXe-XXe siècles), directeur de l’École nationale des chartes
István Monok, professeur à l’Université de Szeged, directeur général des bibliothèques et archives de l’Académie hongroise des sciences, pré-rapporteur 

La soutenance est publique
Accès libre dans la limite des places disponibles

mercredi 14 octobre 2015

Une exposition à Chantilly

La très belle exposition consacrée par le Château de Chantilly au Siècle de François Ier nous permet de découvrir un certain nombre de pièces remarquables, présentées dans le bâtiment du Jeu de paume. Au nombre figure le frontispice du Diodore de Sicile de 1534 (ms 721: catalogue, n° 65).
La scène de dédicace est si célèbre qu’elle a pratiquement le statut de l’un des portraits «officiels» du roi. Elle remplit d'abord un objectif politique, celui d’affirmer la «distinction» culturelle et artistique du pouvoir royal: le choix du titre n’est pas anodin, puisqu’il s’agit d’un texte grec correspondant à une histoire universelle, la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile –et l’on sait toute l’attention donnée par le roi et par son entourage à la construction d’un lien direct entre la culture de l’Antiquité grecque et celle de la monarchie française du temps.
Le texte original de Diodore a déjà été traduit en latin, par Poggio Bracciolini, et publié à Bologne en 1472, édition suivie de trois autres éditions italiennes au XVe siècle, puis de deux éditions parisiennes au début du XVIe. La traduction française est établie sur le latin par Antoine Macault, secrétaire et valet du roi: elle constituerait le premier grand texte historique traduit en langue vernaculaire pour être offert au souverain.
Nous n’insistons pas sur le deuxième volet de cette démonstration politique, à savoir la scène de dédicace (en l’occurrence, il s’agit plutôt de lecture) comme l’un des temps forts de la construction de la figure du prince. L’exposition de Chantilly reprend ici la thèse parfaitement convaincante de Gilbert Gadoffre, selon laquelle il y aurait, dans le règne de François Ier, un «avant Pavie» (le temps de la jeunesse, des aventures militaires et de la figure du roi de guerre) et un «après Pavie», ou plutôt un «après Madrid» (le temps de la réflexion, et de la figure moins du roi de paix que du protecteur des arts et des lettres). Les deux volets s’articulent au demeurant, puisque le roi, en se posant comme le successeur des souverains de l’Antiquité, d’Alexandre aux Ptolémée, veut aussi s’imposer à ses concurrents européens, au premier rang desquels l’empereur.
Mais la scène du frontispice, pour reconstruite qu’elle soit par l’artiste (il s’agit non pas de Jean Clouet, mais du peintre Noël Bellemare), fonctionne aussi comme un témoignage à la fois d’une scène qui s’est réellement déroulée (même si sous une autre forme), et des rapports de force entretenus à la cour. Nous sommes en représentation, et on peut identifier un certain nombre des participants avec certitude ou, du moins, avec assez de probabilité.
Ceux-ci s’organisent en trois groupes, autour de la figure du roi, le seul  à être assis. François Ier est né à Cognac en 1494, et il a donc quarante ans en 1534. Près de lui, autour de la table, ses trois fils: le dauphin François, son fils préféré, est âgé de seize ans, mais il mourra quelques années plus tard. Le deuxième fils, Henri d’Orléans, est le futur Henri II, tandis que le cadet, Charles d’Angoulême, est représenté de dos, âgé d’une douzaine d’années. On se souviendra que le roi n’a pu se libérer de son emprisonnement espagnol que par la signature du traité de Madrid, et en livrant en otage ses deux premiers fils pour garantir l’exécution de celui-ci: les tout jeunes enfants ne reviendront en France que quatre ans plus tard (1530). 
Sur la partie gauche du tableau, ce sont les «copains» du roi, pour reprendre le terme de Gilbert Gadoffre: ils sont de la même génération, et certains d’entre eux ont été élevés avec lui, notamment à Amboise. Un très grand seigneur, d’abord, Anne de Montmorency, très proche du roi, a alors quarante et un ans. Mellin de Saint-Gelais a quarante-trois ans, il est né à Angoulême, dont son oncle, Octavien, était évêque, et il est l’aumônier du dauphin. Chabot de Brion a quarante-deux ans, lui aussi était proche du roi dans sa jeunesse, et il a été prisonnier à Pavie: en 1534, il est amiral, et gouverneur de Bourgogne.
Claude d’Urfé est le plus jeune (trente-trois ans), mais, orphelin d’une famille du Forez, il a été élevé à la cour. Sur le tableau, il se tient légèrement en retrait: sa carrière est encore à venir, même s'il sera bientôt nommé bailli du Forez. Puis il servira un temps comme ambassadeur, avant de revenir sous Henri II et d'occuper les charges les plus hautes de la cour, comme gouverneur des enfants de France et membre du Conseil. Anne de Montmorency, alors  connétable, sera le parrain d’un de ses petits-fils. On sait par ailleurs que Claude d’Urfé avait constitué une célèbre bibliothèque. 
Trois clichés: Chantilly, ms 721. © Bibliothèque du château de Chantilly

Nous passerons plus rapidement sur les personnages figurant sur la droite du tableau, et qui représentent la génération précédente. Deux d’entre eux peuvent à bon droit être considérés comme les figures inamovibles placées à la tête des affaires, à savoir le trésorier de France Florimond Robertet (?), et le chancelier, le cardinal Duprat, lequel meurt d'ailleurs l’année suivante (1535). Quant à Guillaume Budé, soixante-sept ans, il n’est devenu un proche du roi qu’à partir de 1520, mais s’est dès lors imposé comme la figure principale de l’humanisme «à la française». Rappelons qu’il est depuis 1522 le «garde de la librairie» de Fontainebleau, tandis que Mellin de Saint-Gelais sera, de son côté, nommé «garde de la librairie» de Blois après la mort du dauphin.
Nous ne saurions, bien évidemment, oublier la figure du traducteur lecteur, debout au premier plan, dans son modeste habit noir. Quant au petit singe qui regarde la scène, assis sur la table, il est l’un des symboles les plus couramment utilisés par les artistes pour symboliser la bêtise inhérente à la condition humaine –il tient, d’une certaine manière, le rôle du fou de cour. Terminons en signalant que la scène du manuscrit est reproduite en gravure dans l’édition imprimée des trois premiers livres de Diodore, donnée à Paris dès l’année suivante (catalogue, n° 66).

Gilbert Gadoffre, La Révolution culturelle dans la France des humanistes. Guillaume Budé et François Ier, préf. Jean Céard, Genève, Librairie Droz, 1997 («Titre courant»).
Le Siècle de François Ier. Du roi guerrier au roi mécène [catalogue de l’exposition de Chantilly], dir. Olivier Bosc, Maxence Hermant, Paris, Éditions Cercle d’art, 2015.

vendredi 9 octobre 2015

Un chantier à développer

Les possibilités offertes par les nouvelles techniques d’information et de documentation (informatisation et digitalisation, consultation à distance, etc.) ouvrent à l’historien du livre des horizons encore trop peu exploités. La situation semble tout particulièrement favorable pour les XVe et XVIe siècles, parce que les répertoires et autres catalogues sont beaucoup plus avancés pour les périodes anciennes que pour celles plus récentes –et que les données sont en nombre plus limité (chiffres de production, etc.). On peut par exemple considérer le recensement des éditions incunables dont un exemplaire au moins est conservé comme désormais pratiquement exhaustif. De même, la conjoncture des ateliers typographiques a-t-elle fait l’objet de nombreux livres et articles: il s’agit généralement de monographies d'ateliers, mais certains dossiers exemplaires concernent aussi, par exemple, une ville comme Augsbourg, étudiée par Hans-Jörg Künast. Enfin, pour l’étude de la diffusion, le chercheur s’appuie notamment sur les exemplaires conservés: or, la disponibilité des OPAC, plus encore celle des grands catalogues collectifs informatisés, fournit ici des possibilités d’interrogation très grandes et encore largement sous-exploitées.
Pour ce qui regarde les incunables, l’ISTC (Incunabula short title catalogue) constitue désormais la référence universelle, même si l’information sur les exemplaires y reste sommaire et parfois incertaine. Les renvois aux autres grands catalogues en ligne, notamment le GKW (Gesamtkatalog der Wiegendrucke), voire aux exemplaires numérisés notamment mis à disposition par la Bayerische Staatsbibliothek à Munich, permettent de compléter en partie les données. Le catalogue collectif allemand d’incunables (INKA) est d’autant plus précieux pour le chercheur qu’il propose systématiquement des informations sur les particularités d’exemplaires, telles que la provenance, la mention d’un relieur, la présence d'une reliure ancienne, etc. Bien évidemment, la qualité de celles-ci varie selon la précision du catalogage pour chaque collection.
Le fait de pouvoir croiser les différentes sources entre elles et avec les données ponctuellement disponibles sur Internet permet de conduire des recherches dans des directions jusqu’à aujourd’hui trop négligées. Parmi celles-ci, la problématique d’histoire sociale et d’anthropologie historique nous semblerait l’une des plus intéressantes. Cette approche pousse par exemple à revenir sur le rôle décisif des milieux de négoce pour les premiers développements de la typographie en caractères mobiles. Nous avons encore souligné ce point dans L’Europe de Gutenberg, sur lequel Christian Coppens revient, dans la dernière livraison de La Bibliofilia, avec un article très suggestif consacré aux réseaux de Johannes de Colonia autour de Venise à partir de 1468.
L'Aristote de New York
Nous sommes dans un environnement où se croisent les techniciens proprement dits (les deux frères de Spira, prototypographes de la Sérénissime), les capitalistes actifs dans le négoce (le groupe autour de Johannes de Colonia), voire certains techniciens de très haut vol (comme un Nicolas Jenson). Nous sommes aussi dans un environnement transnational, où la familiarité avec la civilisation de l’écrit et du livre est d’emblée très grande, et dont les affaires s’étendent de Venise à Cologne, à Anvers et aux réseaux de la Hanse en Europe du nord (Lunebourg).
Certains de ces personnages développent d’ailleurs des centres d’intérêt relevant davantage de la «distinction» en matière de belles lettres et d’arts. Établi près du Fondaco dei Tedeschi, le Francfortois Peter Ugelheimer († 1487) apparaît comme financier derrière plusieurs grands ateliers typographiques de Venise, mais il est aussi un amateur d’art et un bibliophile, qui collectionne les livres à peintures et auquel aurait peut-être appartenu le somptueux Aristote de la Pierpont Morgan Library (1483). C’est chez lui que séjournent d’ailleurs Johann Breydenbach et ses compagnons, dont le peintre et dessinateur Erhard Reuwich, avant de s’embarquer pour leur pèlerinage en Terre Sainte, et sa veuve, Margarita Ugelheimer, sera aussi en relations suivies avec Alde Manuce.
L’enjeu est bien là: nous avons aujourd’hui les moyens de conduire des enquêtes beaucoup plus poussées et surtout beaucoup plus systématiques sur ces milieux complexes, parfois très fortunés, qui œuvrent dans le domaine du média nouveau qu’est l’imprimé. Ils touchent aussi aux intérêts économiques (donc politiques), tandis que leur rôle devra être précisé s’agissant tant de l’essor de l’humanisme que des évolutions du sentiment religieux, voire du basculement vers la Réforme. Même si les travaux plus anciens sont toujours précieux (par ex., dans une ville comme Strasbourg, le livre de François Ritter), nous avons pratiquement désormais à disposition les méthodes nouvelles (cf la théorie des réseaux) et les principaux éléments permettant d’élaborer une prosopographie des «gens du livre» entre le milieu du XVe siècle et le passage à la Réforme: il reste à l’écrire.

François Ritter, Histoire de l’imprimerie alsacienne aux XVe et XVIe siècles, Strasbourg, Paris, 1955 (« Publication de l’Institut des Hautes Études alsaciennes », 14).
Hans-Jörg Künast, «Getruckt zu Augspurg». Buchdruck und Buchhandel in Augsburg zwischen 1468 und 1555, Tübingen, 1977.
Christian Coppens, « Giovanni da Colonia, aka Johann Ewylre / Arwylre / Ahrweiler : the early printed book and its investor », dans La Bibliofilia, 2014, CXVI, n° 1-3, p. 113-119.

dimanche 4 octobre 2015

Les mardis de l'École des chartes

Les Mardis de l’École des chartes

Débat autour du livre de Frédéric Barbier
Histoire des bibliothèques : d'Alexandrie aux bibliothèques virtuelles,
avec Emmanuelle Chapron

À l’heure où l’accès au texte et à l’information connaît une reconfiguration radicale par suite de l’irruption des nouveaux médias, la «bibliothèque» aussi change de statut. Son modèle s’articule en effet avec l’économie générale du livre: la bibliothèque assurait l’accès commun aux textes dans la logique du livre rare qui était celle du Moyen Âge; l’apparition de la typographie en caractères mobiles s’accompagne de phénomènes nouveaux, comme l’essor des collections privées, ou encore l’instauration de dispositifs permettant de disposer les livres, de les classer et de les donner à lire. Le temps de la «seconde révolution du livre» verra quant à lui la montée en puissance du paradigme articulant le « public » et le « politique ». La «troisième révolution du livre» pose, quant à elle, de nouveaux problèmes au paradigme de la bibliothèque.

Mardi 6 octobre 2015
de 17h à 19h
École nationale des chartes,
65, rue de Richelieu, 75002 Paris
Salle Léopold-Delisle 

Entrée libre et gratuite dans la limite des places disponibles 
Parme, Biblioteca Palatina, la Galeria Petitot

Frédéric Barbier, archiviste paléographe (1976), docteur en histoire, docteur ès-lettres et sciences humaines. Directeur de recherche au CNRS (IHMC/ ENS Ulm), directeur d’études à l’École pratique des hautes études.
Emmanuelle Chapron, ancienne élève de l’École normale supérieure (Ulm), agrégée d’histoire. Maître de conférences à l’université d’Aix-Marseille, membre junior de l’Institut universitaire de France.

jeudi 1 octobre 2015

Un article sur la diffusion des incunables en Italie

La Bibliofilia. Rivista di storia del libro e di bibliografia,
Firenze, Leo S. Olschki, 2014 (n° 1-3),
« Incunabula. Printing. Trading. Collecting. Cataloguing. Atti del convegno internazionale, Milano 10-12 settembre 2013 », éd. Alessandro Ledda.

Nous avions, en son temps, signalé la tenue de ce colloque novateur sur les incunables. Les Actes en viennent de paraître dans la revue La Bibliofilia, sous la forme de perfection exigée par celle-ci, et garantie par le nom de l’éditeur commercial, la maison Olschki, de Florence. Le sommaire du numéro donne une idée de la richesse du contenu et de son intérêt pour les historiens du livre.
Edoardo Barbieri, directeur de La Bibliofilia, précise, dans l’introduction (Introduzione), un certain nombre de points concernant l’environnement scientifique dans lequel le colloque s’est tenu: il s’agissait du programme national de recherche lancé en 2009 sur les incunables de Lombardie. D'autres travaux collectifs ont par ailleurs été conduits sur l’économie des incunables, qui ont donné lieu à des publications, tant à Munich qu’à Tours (CESR), etc., travaux dont l’organisateur rappelle les références.
Mais arrêtons-nous, pour aujourd’hui, sur la première contribution, dans laquelle Piero Scapecchi envisage l’étude des exemplaires imprimés circulant en Italie avant l’apparition de l’imprimerie à proprement parler («Esemplari stampati a caratteri mobili presenti in Italia prima dell’introduzione della stampa», p. 9-15). Nous sommes très heureux de voir en l’occurrence mise en œuvre, même brièvement, une direction de recherche sur laquelle nous avons à plusieurs reprises attiré l’attention: l’histoire de la librairie, autrement dit l’histoire de la diffusion et de la circulation des imprimés, constitue peut-être l'élément clé de l’histoire générale du livre. Nous connaissons d'ailleurs un certain nombre de régions qui n'accueillent l’imprimerie qu’avec un certain retard (par exemple, le Nord de la France actuelle, Flandre, Artois et Picardie), mais où les imprimés circulent pourtant très tôt et en nombre (témoin la Bible à 42 lignes achetée par l’abbaye Saint-Bertin de Saint-Omer).
Les marchés sont en effet rapidement intégrés sur le plan géographique, et les imprimeurs de Mayence et des autres premiers centres typographiques diffusent par le biais des réseaux négociants préexistant, bientôt aussi par des «voyageurs», tandis que les «publicités» imprimées apparaissent aussi. Ursula Rautenberg a récemment repris, pour les pays germanophones, le dossier de ces premiers diffuseurs («Verbreitender Buchhandel im deutschen Strachraum von circa 1480 bis zum Ende des 16. Jts»). En Italie, où l’imprimerie est implantée en 1465, Piero Scapecchi repère notamment, avant cette date, plusieurs exemplaires du Rationale de Guillaume Durand (Mayence, Fust et Schoeffer, 1459: voir ici l’exemplaire de la Bayerische Staatsbibliothek): le fait que certain de ces exemplaires italiens soient aujourd'hui conservés à Paris souligne à nouveau l’intérêt, pour l'historien, de disposer de catalogues précisant leurs particularités.
Le Rationale de 1459: exemplaire de la Bayerische Staatsbibliothek
Guillaume Durand (vers 1230-1296) a un temps été administrateur à la curie de Rome, avant d’occuper le siège épiscopal de Mende. C’est à Mende que le savant prélat rédige la plus grande partie de ses œuvres, dont, dans les années 1286-1291, son Rationale divinorum officiorum, qui est une manière d’encyclopédie et de manuel présentant et expliquant l’ensemble de la liturgie. Nous connaissons quelque 140 manuscrits du texte, qui sera imprimé à de nombreuses reprises à compter de 1459 (45 éditions incunables signalées par l’ISTC): le Rationale est un succès remarquable (même si moindre que le Manipulus curatorum de Guy de Montrocher), surtout à une époque comme celle de la seconde moitié du XVe siècle, alors que l’Église s’efforce de résoudre un certain nombre de problèmes liés à la médiocrité d’un clergé trop souvent mal formé. Rien de surprenant s'il figure parmi les premiers titres imprimés à Mayence par Fust et Schoeffer, et s’il circule aussitôt dans les milieux ecclésiastiques: nous sommes en effet pleinement dans le monde des clercs lorsque Piero Scapecchi signale les exemplaires de Santa Giustina de Padoue et de Saint-Sauveur de Bologne, mais aussi de Sant’Agostino et de Sainte-Marie-des-Fleurs à Florence. Jacopo Zeno, élu au siège épiscopal de Padoue en 1460, en possédait aussi un exemplaire.
La précocité de ces acquisitions témoigne de la vigueur d’une demande que l’économie des manuscrits ne suffisait plus à couvrir. La politique de Fust et Schoeffer est d'abord de fournir en «usuels», dans le prolongement de la Bible de Gutenberg, les grandes bibliothèques ecclésiastiques et celles appartenant à un certain nombre de prélats. La forme matérielle du Rationale témoigne de ce qu'il s'agit d'un texte auquel on accorde une grande importance: un in-folio à deux colonnes densément imprimées, dans une typographie nouvelle ayant supposé des investissements lourds, sans oublier que nombre d’exemplaires en sont donnés sur parchemin (par ex. celui de la bibliothèque de la cathédrale de Cologne, les deux de Nuremberg signalés par l’INKA, mais aussi celui de Santa Giustina de Padoue, etc.), et qu'ils sont parfois enluminés.
Piero Scapecchi poursuit son enquête avec des exemplaires italiens de deux autres titres mayençais, les Constitutiones de Clément V (1460) et la Bible à 48 lignes de 1462, avant de revenir sur la mention du prix d’achat du Rationale de Santa Giustina: 18 ducats, ce qui constitue une somme rien moins que négligeable (l’auteur indique, à titre de comparaison, que Bartolomeo Platina reçoit un salaire mensuel de 10 ducats). Il termine son étude en signalant la présence précoce en Italie de revendeurs de livres, dont des imprimés, dès avant 1465: Albertus Liebkint est un Strasbourgeois installé à Florence, et il est peut-être lié à Fust et Schoeffer et à Mentelin; et Sweynheym et Pannartz eux-mêmes distribuaient très probablement dans la péninsule les productions de Mayence.

Sur le prix des incunables: Paolo Cherubini [et al.], «Il costo del libro», dans Scrittura, biblioteche e stampa a Roma nel Quattrocento…, éd. Massimo Miglio, Città del Vaticano, Scuola Vaticana di Paleografia, Diplomatica e Archivistica, 1983, p. 323-553.