mercredi 28 avril 2021

Nouvelle publication

En 2014, Madame Anne Boyer soutenait dans le cadre de l’École pratique des Hautes Études (ED 472) une thèse de doctorat consacrée à la dynastie des imprimeurs et libraires parisiens d’Houry. Le travail avait été préparé sous la direction éclairée de notre maître, Monsieur Daniel Roche. Aujourd’hui, une demi-douzaine d’années plus tard, voici que sort la version imprimée de cette thèse exemplaire, sous la forme d’un impressionnant volume inséré dans la série des publications spécialisées de l’EPHE et de la Librairie Droz:  

Anne Boyer,
Les d'Houry. Une dynastie de libraires-imprimeurs parisiens, éditeurs de l'Almanach royal et d'ouvrages médicaux (1649-1790),
préf. Daniel Roche,
Genève, Librairie Droz, 2021,
[XVI-]534-[2] p., ill.
« Histoire et civilisation du livre », VI-40).

ISBN 978-2-600-05747-9   

Nous laissons d'abord la parole à l'éditeur: «Si la famille d’Houry, aux origines fort modestes, acquiert nom et fortune dans la librairie parisienne grâce à l’Almanach royal (dont Laurent d’Houry obtient le privilège à la fin du XVIIe siècle), elle a commencé bien plus tôt à spécialiser sa production dans un domaine scientifique, médical en particulier, en phase avec l'édification en cours du réseau académique français et d'une «République des sciences» entre «Grand Siècle» et «Lumières». Cette étude montre sur le temps long que ce parti éditorial précurseur de la maison d'Houry est indéniable, sans que pour autant sa viabilité soit assurée dans la durée, en raison d’un créneau professionnel encore étroit et surtout de la concurrence croissante d’autres maisons parisiennes. D’où les compléments essentiels qu’apportent à l’entreprise l’Almanach royal et l’établissement d’une imprimerie permettant une plus grande autonomie de production mais obligeant aussi à élargir le répertoire et à s’assurer d’autres marchés plus directement «alimentaires» (factums, travaux de ville, impressions au service de la famille d’Orléans et de l’ordre de Malte). À l’instar des Jombert, c’est la déstabilisation révolutionnaire qui viendra révéler les fragilités d’une entreprise étroitement dépendante, en fin de compte, des protections collectives et individuelles dont bénéficiait la librairie parisienne d’Ancien Régime».

Bien évidemment, le travail le travail de Madame Boyer apporte d’abord un précieux complément à nos connaissances
sur la librairie d’Ancien Régime, mais il touche aussi à d’autres domaines, comme l’histoire des familles, l’anthropologie historique, ou encore la construction d’un modèle politique moderne. Arrêtons-nous un instant sur ce dernier point: l’origine de l’almanach est à chercher dans le calendrier, que nous voyons apparaître, sous la forme d’un imprimé, dès la fin du XVe siècle. Ce genre éditorial se développe progressivement, jusqu’à être pris en charge par l’administration princière: en France, l’Almanach royal fait l’objet d’un privilège et est publié chaque année à partir de 1683/1699 (cf détails donnés par Anne Boyer, p. 74 et suiv.).

L’objectif poursuivi est de trois ordres: 1) L’Almanach donne d’abord la généalogie de la maison souveraine, et des autres maisons régnantes, en tant que cette généalogie est par elle-même une justification de la gloire fondée sur le lignage.
2) Le tableau des bureaux (et l’état des dignitaires et membres du personnel) répond à l’objectif de rationalité et d’information.
3) Enfin, l’Almanach constitue un vecteur de publicité, puisqu’il est disponible sur le marché de la librairie. Globalement, l’Almanach est un indicateur de la modernité administrative, mais il fonctionne aussi comme un instrument permettant de gérer la hiérarchie sociale, à travers l’ordre des parties (le clergé d’abord, puis la noblesse) et des rubriques, et à travers les indicateurs de rapprochement, ou encore l’apparition de nouvelles charges. C’est ainsi que la liste des «princes, seigneurs et pairs de France» sera généralement donnée «suivant le rang qu’ils ont au Parlement».
C’est en tant que témoignage de la modernité que le modèle français sera repris, tout en conservant le cas échéant le choix même du français, dans un certain nombre de publications d’Outre-Rhin : ainsi de l’Almanach de la cour électorale de Cologne, voire de l’Almanach de la cour impériale et royale de Vienne, etc. La pertinence de l’Almanach suppose qu’il soit très régulièrement tenu à jour (en cas de besoin, on y insérera des cartons). Enfin, son caractère représentatif en tant que produit de la cour explique aussi l’attention donnée à sa forme matérielle, et notamment à la qualité de la typographie et aux ornements xylographiés.

mercredi 21 avril 2021

Translittération (1)

La translittération décrit une opération qui porte sur l’écriture elle-même: il s’agit de remplacer un système d’écriture par un autre, par ex. en transcrivant sous une forme cursive une inscription épigraphique. La métamorphose peut être plus radicale, lorsque l’on adopte un nouveau système d’écriture pour une langue existant déjà sous forme écrite: ce sera doublement le cas du turc, qui utilise d’abord l’alphabet arabe, alors que celui-ci n’est pas le mieux adapté à la phonétique turque. En 1928, Atatürk fait procéder à une réforme de l’écriture, qui impose l’emploi de l’alphabet latin et qui fait le choix de l’orthographe phonétique (fotograf, tünel, etc.).
Les historiens du livre aussi sont familiers du processus de translittération, qui concerne dans leur cas la substitution d’un support à un autre, et en particulier le remplacement du rouleau (volumen) sur papyrus par le livre en cahiers (codex) sur parchemin, remplacement à peu près généralisé en Europe au IVe siècle. Quatre siècles plus tard, la réforme carolingienne ne marque pas un nouveau changement de support: nous restons sur le principe du codex, même si le format change (le modèle tend à devenir celui d’un format carré). En revanche, comme on sait, la nouvelle écriture, dite minuscule caroline, est imposée en quelques décennies à partir du palais d’Aix-la-Chapelle, et des grands scriptoria de Corbie et de Tours.
Le deuxième temps fort de mutation est constitué, dans le domaine de l'histoire du livre, par l’invention de la typographie en caractères mobiles, à partir du milieu du XVe siècle, tandis que le passage aux nouveaux médias marquera, peut-être, la troisième mutation majeure. Bien évidemment, on ne recopie pas sur les nouveaux supports tous les contenus anciens mais on se concentrera, en fonction des moyens disponibles, sur les textes auxquels on accorde plus de valeur ou dont on estime avoir plus besoin. Les autres sont négligés, et cet abandon prélude à leur destruction.
Certains domaines de la connaissance supposeront d’introduire, au fil des siècles, des dispositifs particuliers, par ex. pour insérer des jeux d’équations algébriques dans des formes typographiques. Pourtant, il est un domaine spécifique qui permet de mieux démonter le schéma de la translittération et de mieux percevoir certaines conséquences du phénomène sur le plan socio-culturel: il s’agit de la musique, dont l’écriture doit associer la portée, la hauteur de la note et sa longueur, outre, le cas échéant, un certain nombre de signes particuliers (#, ♭, etc.). La logique typographique ne s’adapte pas à la notation musicale, pour laquelle la solution reste d’abord la copie, puis la gravure sur bois ou en taille douce. Les inconvénients de la gravure sont connus, notamment l’impossibilité de modifier ou de corriger, et son coût relativement élevé, mais une reconfiguration radicale apparaît avec l’invention de la lithographie: grâce à la lithographie, il est possible de dessiner directement sur la pierre la page musicale dans son ensemble, partition et notation, et on pourra dès lors la reproduire très facilement. Les coûts sont d’autant plus réduits que la pierre peut le cas échéant être lavée, donc réutilisée pour un autre travail.
Mais, dans l’immédiat, c’est «l’âge d’or» des copistes de musique, et Sylvie Mamy souligne avec raison le fait que les grands compositeurs italiens de l’époque des Lumières ne connaissent que très mal les travaux de leurs contemporains, parce que ceux-ci ne sont pas diffusés. Même avec la lithographie, l’édition, les transcriptions et les adaptations ne sont réalisées qu’après coup –entendons, après les premières représentations publiques, pour lesquelles, s’agissant de pièces faisant intervenir un orchestre, c’est encore le règne de la copie qui se poursuit. Les archives de l’Opéra de Paris témoignent d’ailleurs de la présence dans les rôles du personnel, sous la monarchie de Juillet, d’un groupe de copistes et de leur chef, lesquels sont responsables de la mise au net des partitions pour les différents pupitres. Bien évidemment, les copistes spécialisés peuvent aussi travailler au coup par coup pour des amateurs, désireux par exemple d’exécuter en privé telle ou telle aria entendue sur la scène.
La diffusion de la pratique musicale privée (et celle du piano droit) bouleversent cette économie dans les premières décennies du XIXe siècle, et des maisons d’édition spécialisées s’appuient sur la conjoncture montante pour assurer leur développement. La musique devient en effet aussi alors à l’origine de tout un domaine spécifique d’écriture et de réécriture, d’adaptation et de transcription pour le piano, qui permettra aux amateurs qui ne peuvent pas venir au spectacle de se familiariser avec une certaine composition ou avec ses thèmes principaux. Les séries de partitions publiées sous la forme de cahiers par les grands éditeurs spécialisés constituent des collections gigantesques et font la fortune de maisons industrielles à Paris comme à Bruxelles ou à Leipzig. Les grandes séries éditoriales compteront à terme plusieurs centaines, voire des milliers de numéros. À Leipzig à partir de 1755, Breitkopf et Härtel mettent sur pieds une imprimerie de référence, à laquelle est jointe une maison d’édition en partie spécialisée dans la musique et qui fera un très large appel à la lithographie à partir de la première moitié du XIXe siècle : elle est alors l’une des principales d’Europe.

Arrêtons-nous pourtant sur un exemple parisien. Moritz (Maurice) Schlesinger (1798-1871) est le fils d’un libraire de Berlin spécialisé dans la musique (il publie le Berliner allg. musikalische Zeitung et est l’éditeur de Weber). Il vient à Paris (comme hussard de Brandebourg!) en 1815, et s’y installe, travaillant d’abord à la librairie internationale de Martin Bossange. En 1822, Schlesinger fonde sa propre maison, 13 quai Malaquais, avant de traverser la Seine pour se transporter quelques mois plus tard rue de Richelieu. Fondateur de la Gazette musicale en 1834 (Débats, 27 févr. et stt 5 déc. 1835), Il passe des commandes pour des arrangements et autres réductions devant permettre à chaque amateur de s’approprier les motifs des pièces les plus célèbres, et il s’adresse pour ce faire à des musiciens débutants: Le Dilettante d'Avignon est l’une des premières pièces de Fromental Halévy, donnée en 1828. L’éditeur commande à Henry Lemoyne un arrangement pour piano qui puisse être utilisé pour les danses de salon. Wagner lui-même travaillera comme petite main chez lui, précisément sur des partitions de Halévy (Le Figaro, 21 fév. 1861).
Mais Schlesinger est un personnage ambigu, avec lequel les compositeurs ont des relations parfois… houleuses, et les procès ne manquent pas. Ce redoutable négociateur et homme d’affaires, qui traite de tout (rue de Richelieu, on peut souscrire ou s’abonner, mais aussi prendre des billets, etc.) peut se muer en maître de maison attachant et ouvert (son salon est l’un des plus en vogue de la capitale). Pour Flaubert, il
tenait le milieu entre l’artiste et le commis-voyageur; il était orné de moustaches; il fumait intrépidement; il était vif, bon garçon, amical; il ne méprisait point la table (…). Il était venu [à Trouville] dans sa chaise de poste, avec son chien, sa femme, son enfant, et vingt-cinq bouteilles de vin du Rhin.
Il est vrai que le jeune Flaubert est tombé follement amoureux de Madame Schlesinger (1810-1888, mariée en deuxièmes noces avec Schlesinger en 1840), et qu’il se rappellera de la figure de son mari au moment de présenter Monsieur Arnoux, dans L'Éducation sentimentale… Mais pour d’autres, chez qui les sentiments ne sont pas les mêmes, Schlesinger n’est qu’un «foutu drôle» (Franz Liszt), avant tout attentif à tirer un maximum de son écurie de compositeurs.
C’est bien, en définitive, l’invention de la lithographie et l’essor de l’économie des médias qui rendront possible d’atteindre, pour telle œuvre ou tel auteur, un retentissement et des rentrées financières jusque-là inconnus. Bien évidemment, le processus de reclassement est plus que jamais à l’œuvre: les collections nouvelles publiées par la lithographie ne reprennent pas de manière exhaustive l’ensemble du corpus préexistant; a contrario, elles sont aussi à l’origine de l’écriture de très nombreuses petites pièces répondant à la demande sociale de la «musique de salon».
Notre second billet consacré aux logiques de la translittération en matière d’édition musicale abordera brièvement les phénomènes liés au techniques permettant d’enregistrer le son, et à leur diffusion.

Cliché: le piano de Maurice Schlesinger (© Hôtel Bertrand, Musée de Châteauroux).

jeudi 15 avril 2021

Histoire des techniques d'imprimerie

Nous sommes très heureux de signaler la publication d’un ouvrage scientifique italien consacré à l’histoire des techniques d’imprimerie et de reproduction graphique. Le lecteur francophone y trouvera d’autant plus son intérêt que l’approche résolument transnationale donne à cette étude une dimension trop souvent négligée. Nous publions ci-après le sommaire détaillé, et faisons suivre la notice d’une brève présentation historiographique visant à replacer l’histoire des techniques d’imprimerie dans le champ plus vaste de la recherche historique: certes, l’histoire des techniques doit être «œuvre de techniciens», mais chaque technique ne se donne à comprendre qu’au sein d’un ensemble, celui des «systèmes techniques» tels que les avait définis notre maître Bertrand Gille. Pour l’historien, la technique n’est pas une donnée, mais une variable, qui s’organise nécessairement par rapport à des conditions sociales, économiques et culturelles plus générales auxquelles elle répond.

Maria Gioia Tavoni,
Storie di libri e tecnologie. Dall’avvento della stampa al digitale,
Roma, Carocci editore, 2021,
221 p., ill., glossaire, index nominum
(« iblioteca di testi e studi»).
ISBN : 9788829001101

Sommaire

1. Con l’avvento della stampa
Nuove procedure/Il modello per la stampa/Interventi degli editori e/o dei compositori/Con la stampa si cambia mestiere/Carattere e caratteri/Convivere con il manoscritto/Veri imprenditori: i Gryphe di Lione/Il collezionismo/Vendere girovagando e cantando/La conquista di un’audience femminile/Nei chiostri/I traguardi delle donne/Per interesse o per passione?/Figure legate alla stampa: i correttori/Per meglio veicolare i testi: le immagini a stampa/Al servizio della scienza/Accorgimenti per una più attenta fruizione
2. Dalla parte dei bambini
Luoghi del lavoro/Educare anche all’arte/L’apprendimento con tavole e disegni/L’editoria scolastica/Premiare a scuola/Produrre il libro scolastico/Crescere con i torchi/Apprendere il mestiere/Quanti e quali bambini all’opera/Il contesto lavorativo/In sorte ai bambini anche nell’industrializzazione/Il magistero della Chiesa/Il pedaggio dell’industrializzazione
3. Il balzo dei giornali e i problemi della carta
Dalla domanda di lettura alle svolte editoriali/Le donne e i giornali/Un genere che seppe imporsi: il feuilleton/Oltreoceano e in Europa con nuove macchine/I traguardi nell’uso della carta/In Italia, il problema della carta/Da ricerche del passato e di imprenditori/L’autarchia/Un caso fra tanti/In risposta alla domanda di lettura

4. Contro la massificazione: le nicchie
Incipit/Un movimento e i suoi adepti/Le specializzazioni/Donne e stampa manuale/La Scuola viennese/L’arte del libro in Germania/La tecnica al servizio del libro d’arte/Una rivista fuori dall’ortodossia di stampa/Belli e utili i caratteri di legno/Un’impresa fra storia e attualità/L’Italia, una meta/Rinnovare il passato/E domani?
5. La fiction: un altro caso a sé
Romanzi ma del genere reality/Honoré de Balzac, editore e tipografo/Le Illusions perdues e la macchina editoriale/Un tecnico narratore/Nelle segrete cose: Ezio D’Errico docente/Due autori a confronto/Conteso fra due esperienze
6. Dal passato, uno sguardo al futuro
Il nuovo che avanza/Il libro: àncora o ancora?/Un nuovo corso/Tempora mutantur, et nos mutamur in illis/Le nuove macchine di stampa digitale/Le macchine e il loro utilizzo/Il print on demand, un’opportunità?/ Il print on demand in biblioteca/Un motivato auspicio
Glossario a cura di Edoardo Fontana
Indice dei nomi a cura di Chiara Moretti   

C’est peu de dire que l’histoire des techniques se place, traditionnellement, au cœur de l’histoire du livre, puisque la grande mutation de celle-ci avait été identifiée à l’invention de la typographie en caractères mobiles par Gutenberg et ses épigones au mitant du XVe siècle. Pour Henri Berr projetant (comme plus tard pour Lucien Febvre préparant) L’Apparition du livre, le fait majeur réside dans la mise au point de la presse –ce que nous désignons aujourd’hui comme l’innovation de procédé. Ce choix aboutit à séparer radicalement l’«avant» et l’«après» tout en insistant sur le rôle décisif de l’inventeur génial. Par suite, la concurrence entre les nations s’accompagnera aussi, dans la seconde moitié du XIXe et un partie du XXe siècle, de l’essor de la controverse autour de la figure de l’inventeur et de la première localisation des presses (Haarlem, Mayence ou Strasbourg?). Le titre même de L’Apparition du livre (1958) donne au phénomène une dimension quasi-surnaturelle que nous retrouvons dans la lecture de l’invention par Luther: l’imprimerie n’est-elle pas le dernier don par lequel Dieu se manifeste aux hommes avant l’Apocalypse? Son «apparition» fonctionnerait bien comme une épiphanie.

Pour autant, la recherche aboutit, depuis plusieurs décennies, à insérer cette approche dans une double mise en perspective. Sur le plan de la chronologie, d’abord: les lecteurs de notre blog connaissent notre position, selon laquelle le changement ne peut se donner à comprendre que par l’analyse de ses conditions de réalisation. Pour faire bref, il faut qu’il soit rendu possible par un certain nombre de mutations ou d’évolutions qui lui sont antérieures, et dont la moindre ne réside pas dans la mutation du système d’ensemble des techniques. Les développements de la sidérurgie et de la métallurgie sont la condition liminaire pour passer à la typographie en caractères mobiles, tandis que seule la diffusion du nouveau support d’écriture, le papier en place du parchemin, rend possible une large utilisation des presses. Le marché lui-même se déplace, dans la mesure où l’innovation suppose d’engager un capital important, ce qui ne sera effectif que si l’investisseur perçoit des possibilités de développement lui permettant de se rémunérer. Un coup d’œil rétrospectif montre que la réflexion sur ces thèmes a été considérablement enrichie par l’apport du comparatisme entre les différentes «révolutions du livre», jusqu’à la révolution actuelle des nouveaux médias.
La seconde mise en perspective est elle aussi familière aux lecteurs de ce blog, qui concerne la dynamique même du changement. L’innovation de procédé n’épuise évidemment pas le processus d’innovation: la typologie très sommaire met en évidence le rôle de l’innovation organisationnelle –on pensera d’abord à l’organisation et aux pratiques de travail dans les nouveaux ateliers de production, puis dans les usines du XIXe siècle. Il ne s’agit d’ailleurs pas du seul petit monde de la production stricto sensu, mais aussi de ses conditions extérieures de fonctionnement: par ex., «l’apparition du livre» supposera de mettre en place des structures de distribution qui bien évidemment n’existaient pas jusque-là. On pense notamment aux librairies de détail, dont nous voyons le réseau commencer à s’étendre à travers l’Europe occidentale dans les premières décennies du XVIe siècle –et, comme on le sait, la problématique de la distribution figure à nouveau au premier plan dans l’agenda des transformations liées aux médias informatiques.
Nous n’avons jusqu’ici considéré que les conditions de fonctionnement du système-livre en tant que système clos, mais il est bien évident que celui-ci ne pourra se développer de manière viable que s’il rencontre in fine un type d’innovation très complexe, à savoir l’innovation de produit, auquel devra répondre l’accueil favorable du marché et des consommateurs. Pour assurer l’essor de leurs affaires, les professionnels proposeront en effet des produits nouveaux (par ex., le livre imprimé, en tant qu’il est essentiellement différent du manuscrit et de ses avatars), qui doivent être favorablement accueillis par les consommateurs (l’innovation dans la consommation). Nous avons suffisamment exposé ces points pour qu’il ne soit pas nécessaire d’y revenir plus longuement ici.
Tout en concentrant son travail sur l’histoire des techniques, Madame Tavoni n’ignore évidemment rien de l’économie d’ensemble de la branche de la «librairie». Elle remporte ainsi, grâce à un plan astucieux, le challenge difficile consistant à articuler la chronologie au sein d'une présentation systématique, et à intégrer la synthèse efficace avec la problématique historique la plus récente.

Cliché: Gutenberg, tiré de Les Veber's, Paris, 1895.

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lundi 5 avril 2021

Conférence d'histoire du livre

Nous sommes d’autant plus heureux d’annoncer la prochaine conférence de la direction d’études d’«Histoire et civilisation du livre» (EPHE), que cette conférence envisage une problématique d’une très grande importance, mais qui s’est trouvée jusqu’à présent particulièrement négligée: il s’agit du statut et du rôle de la «copie» d’un texte ou d’un ensemble de textes.
Bien entendu, l’économie de la copie est complètement différente en Occident dans le système du manuscrit (pour l’essentiel, avant 1450), mais sa pratique monte peut-être paradoxalement en puissance à l’époque de l’imprimé. Bien entendu aussi, le statut de la copie engage, du moins à partir de l’époque moderne, celui de l’original éventuel. L’œuvre d’art originale prend une valeur que n’auront pas les copies (comme le montre l’exemple des copies de L'École d’Athènes dans les bibliothèques), et il est possible que ce modèle ait été décalqué dans le domaine littéraire. Les aléas de l’histoire peuvent d’ailleurs aboutir à inverser l’équilibre entre les deux termes, quand la disparition de l’original donne à la copie une valeur nouvelle. On le voit, l’intitulé de la conférence suscite toutes sortes de réflexions, qui pourraient aussi toucher à l'approche de la copie (de l'acte de copier/ recopier) en termes de technique ou de pratique, ou encore à l’ordre de la lexicographie.
La conférence insistera tout particulièrement sur la dimension anthropologique de la pratique de la copie et de son utilisation dans l’élaboration d’un certain mode et modèle de connaissance. Pour conclure sur un sourire: l'actualité du sujet n'est-elle pas démontrée par le fait que la copie reste, aujourd’hui, à la base du travail de l’historien (et de l’historien du livre) constituant sa propre collection d’extraits qui lui permettront de charpenter et de dérouler son discours à venir.

Mais il est temps de laisser la parole à l’organisatrice, que nous remercions de l'information par elle transmise. Les auditeurs souhaitant participer à la séance (par le biais de Zoom) sont invités à s’adresser à Madame Emmanuelle Chapron pour se faire communiquer l’indicatif et le code secret de la réunion (emmanuelle.chapron-lebianic@ephe.psl.eu).

Chères auditrices, chers auditeurs,
Voici l'annonce de la prochaine séance de mon séminaire, qui sera commun avec celui de Mme d'Orgeix.
Je me réjouis de vous retrouver à cette occasion.
Emmanuelle Chapron

La valeur de la copie et du fragment
Séance commune aux séminaires d’Emmanuelle Chapron (Histoire et civilisation du livre)
et d’Émilie d’Orgeix (Histoire culturelle des techniques).

Vendredi 9 avril, 14h-17h

Les copies sont nombreuses dans les fonds d’érudits de l’époque moderne conservés aujourd’hui dans les bibliothèques –copies d’inscriptions, de lettres, de manuscrits, voire d’ouvrages imprimés. Durant cette séance, on cherchera à déplier les enjeux de cette pratique, le rôle que la copie tient dans l’économie des échanges savants, du travail intellectuel et des techniques de reproduction de l’écrit. Comment les savants et les professionnels d’Ancien Régime travaillent-ils en copiant ou plutôt, quel genre de travail ont-ils l’impression de faire avec la copie? Qui sont les écrivains, copistes ou «misérables secrétaires», petites mains de l’ombre fugacement évoqués dans les sources? Quelle est la valeur, intellectuelle et financière, de ces copies? Comment ces copies finissent-elles par «faire livre» et constituer des bibliothèques?
La séance portera également sur l’usage de la copie de fragments de textes dans des recueils manuscrits. Comment expliquer ces compositions et comment étudier ce type d’ouvrages et quelle valeur leur donner?
On présentera plusieurs études de cas, à partir de la correspondance du savant Jean-François Séguier (1703-1784) et de recueils d’architecture «composés» à partir de fragments (XVIe-XVIIe siècle).

Les participants au séminaire sont chaleureusement invités à réfléchir à ce qui, dans leur corpus, relève de la copie et du fragment, et à en proposer une rapide présentation (5-10 minutes).

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