mercredi 24 février 2021

Un instrument de travail sur la Russie des Lumières

Nous recevions il y a quelques jours la lettre ci-dessous (cf texte en italiques), dans laquelle notre collègue et ami Monsieur Vladislas Rjeoutski, à Moscou, nous informe de la mise en ligne d’un très important instrument de travail sur la production imprimée russe à l’époque des Lumières.
Le XVIIIe siècle est le temps de l’acculturation de l’Empire russe, soit un phénomène impulsé d’en haut, par le tsar, et appuyé notamment sur l’introduction et les développements de la typographie en caractères mobiles, mais aussi sur une suite de réformes de grande ampleur (par ex., en 1707 l’abandon de l’ancien cyrillique, remplacé par un nouvel alphabet). Pour Pierre le Grand († 1725), qui initie le mouvement, le modèle est celui des puissances occidentales, d’où sont importés les institutions (comme l’Académie), les techniques et les pratiques (comme la typographie), et les textes (qu’il s’agisse d'importation ou de production locale). Dans un certain nombre de cas, les compétences aussi sont importées par de nouveaux venus (à l’image de Johann Caspar Taubert (1717-1753), fils d’un émigré saxon): ce sont longtemps des Allemands qui dirigent la Librairie Académique de Saint-Pétersbourg (1).

L’ouverture du marché russe se fait de plus en plus sensible sous Catherine II, à travers l’essor de la branche de la «librairie», la montée en puissance des professionnels d’origine russe (un personnage comme Novikov en 1779-1789), et la multiplication des traductions en russe. Pour autant, la conjoncture de la branche reste étroitement soumise aux aléas de la politique impériale, marquée par des alternances de fermeture (et de censure) et d’ouverture –à la fin de la période, le déclenchement de la Révolution française aura aussi pour effet de faire renforcer le contrôle, à Saint-Pétersbourg comme à Vienne.
On le verra en partant à la découverte du site élaboré par Monsieur Rjeoutski: des concepts aussi importants que ceux d’acculturation, d’appropriation, de transfert, d’intermédiaire et de frontière, voire de périphérie, sont engagés au fil de l’étude de la librairie russe des Lumières. Même si l’objectif premier de l’enquête est celui de contribuer à l’histoire des idées politique, c’est peu de dire que les informations remarquables compilées, réunies et très libéralement mises à disposition intéressent plus largement l’historien du livre et l’historien des Lumières. Le commentaire inspiré à Voltaire par l’invitation de Catherine II à d’Alembert resterait-il d’actualité: «Je me souviens que dans mon enfance je n’aurais pas imaginé qu’on écrirait un jour de pareilles lettres de Moscou à un Académicien de Paris (…). Ne remarquez-vous pas que les grands exemples et les grandes leçons nous viennent souvent du Nord?» (Lettre à d’Alembert, 4 fév. 1763. Cf cliché: Voyage... de Lady Craven, Londres [Paris], 1789, p. 184).

Note
(1) Nous ne disons rien ici de la problématique géographique, pourtant essentielle: à partir de Pierre le Grand, la Russie va faire se dilater le modèle politico-culturel occidental aux dimensions d’un continent, avec la «réunion» de l’Ukraine jusqu'à la côte de la mer Noire, et avec la progression de la «frontière» en Asie centrale et au-delà de l’Oural.


Cher Ami,
Je suis très content de pouvoir vous envoyer le lien vers une section de notre site internet consacré à la traduction de textes politiques en Russie, qui présente des données statistiques inédites sur le marché du livre en Russie pour tout le XVIIIe siècle.
Pour le moment, cette section, basée sur notre base de données qui répertorie toute la production publiée en Russie pendant cette période (à l'exception des périodiques), présente trois pages de graphiques:
- la part des traductions dans le corpus des livres publiés en russe, les langues d'origine des textes traduits et publiés en russe au XVIIIe siècle;
- l'évolution du marché du livre russe au cours du XVIIIe siècle;
- «dashboard» qui permet de chercher des informations selon quelques critères choisis par l'utilisateur.

On va introduire encore quelques critères ce qui va permettre avec le temps d'enrichir considérablement la palette des données statistiques présentées dans cette section.
Voici le lien vers la version de cette section en anglais:
https://krp.dhi-moskau.org/en/page/introduction
Je vous serais reconnaissant si vous pouviez diffuser cette annonce aux collègues travaillant sur l'histoire du livre.
En vous remerciant par avance, bien amicalement,
Vladislav Rjeoutski

Deutsches Historisches Institut Moskau
http://www.dhi-moskau.org/
https://dhi-moskau.academia.edu/VladislavRJEOUTSKI
https://www.researchgate.net/profile/Vladislav_Rjeoutski

mercredi 17 février 2021

Les catalogues régionaux d'incunables (3)

L’apport des Catalogues régionaux d’incunables (les CRI, auxquels nous avons récemment consacré deux billets) à la connaissance historique pourrait en principe figurer dans les «Introductions générales» présentées en tête de chaque volume. Pourtant, un certain glissement s’est opéré, le contenu de l’introduction prenant de plus en plus la forme d’une manière de récapitulatif des exemplaires les plus exceptionnels, des provenances les plus remarquables – par ex., une provenance Martin Gering dans le CRI XXI– et des reliures les plus significatives. Inversement, la dimension proprement historique de l’enquête s’est trouvée  plus occultée, même si les notices consacrées à la présentation de certains fonds se distinguent par leur précision et par leur intérêt (par ex. Rouen, dans le CRI XVII).
L’exploitation des enquêtes et des recensements pourra prendre deux formes, dont la première porte sur des présentations plus ou moins savantes proposées au public sous forme d’expositions. La sortie du CRI I (ancienne région Champagne-Ardennes) a ainsi été suivie d’une exposition consacrée aux incunables («Les Incunables: la naissance du livre imprimé», 27 novembre 1981-28 février 1982). L’achèvement des travaux consacrés au Nord- Pas-de-Calais (Artois, Flandre, Hainaut français) a aussi permis d’organiser une exposition de 54 pièces, dont certaines réellement exceptionnelles: des documents d’archives datant de la seconde moitié du XIVe siècle illustrent d’abord la pénétration rapide du nouveau support constitué par le papier dans les villes bourguignonnes; ils sont suivis par un exemplaire très remarquable de la Bible à 42 lignes, très probablement acquis peu après sa publication par les Bénédictins de Saint-Bertin et aujourd’hui toujours conservé à Saint-Omer (1); puis c'est un livret xylographique de la Biblia pauperum (apparemment un unicum) retrouvé à Douai (2); enfin, un Speculum humanae salvationis imprimé avec une technique prototypographique, probablement aux Pays-Bas (Bibliothèque de Lille) (3). Nous aurions pu y ajouter une Lettre d’indulgences pour l’expédition contre les Turcs, antérieure au 5 avril 1500, et dont un exemplaire a été identifié dans les Archives municipales de Valenciennes (anciennes Archives hospitalières. Cf cliché ci-contre).

L’exploitation générale du fichier bibliographique a été envisagée par un article des Mélanges Louis Trénard (4). Dans cette même perspective, il a paru intéressant de proposer des sujets de thèse relatifs à l’histoire du livre dans la région: Madame Hélène Servant a consacré son très remarquable travail à l’exploitation des très riches fonds des Archives municipales de Valenciennes s’agissant de à l’histoire socio-culturelle de la ville (y compris la première presse typographique de la région) dans la seconde moitié du XVe siècle (5).

L’exploitation des Catalogues amène à souligner tout particulièrement deux ensembles de problèmes, dont le premier est relatif aux sources. Pierre Aquilon écrivait, en 1996:
Puisqu’il s’agit de mesurer (…) la diffusion de l’imprimé dans l’Europe du XVe siècle en identifiant les exemplaires parvenus jusqu’à nous, ne serait-il pas souhaitable, comme l’ont déjà fait certains rédacteurs, de signaler non seulement les ouvrages détruits au cours des deux Guerres mondiales (Arras, Tours, Vire et Chartres (…)), mais aussi d’exploiter les inventaires, dressés du XVe au XVIIIe siècles par les bibliothécaires des communautés religieuses, hospitalières [et] universitaires, et de solliciter les répertoires des dépôts littéraires et ceux des écoles centrales établis à l’époque révolutionnaire, pour y retrouver la trace de quantité d’autres incunables disparus (art. cité, p. 37).
Avouons- le, la deuxième partie de la proposition, le dépouillement systématique de sources d’archives écrasantes, relève encore de l’utopie, quand des catalogues déjà constitués peuvent au contraire exister pour certains fonds disparus –il conviendrait d’ajouter notamment Strasbourg à la liste proposée par Pierre Aquilon, il est vrai pour la seule région du Centre.Val-de-Loire. Pour nous en tenir au seul exemple d’Arras, les incunables alors conservés sur place figuraient déjà dans les trois volumes publiés du Catalogue de Marie Pellechet (lettres A à GRE), mais la préparation du volume du CRI IX a permis d’identifier un jeu d’épreuves typographiques du nouveau catalogue préparé par le conservateur à la veille de 1914…, alors même que la collection serait détruite peu après et que par suite l’idée d’en publier le catalogue ait été bien évidemment abandonnée. Nous avons cependant décidé d’intégrer les exemplaires détruits dans le manuscrit du Catalogue régional tel que remis à l’éditeur en 1982: il s'agissait sans doute en partie de l'héritage de l'abbaye de Saint-Waast (une partie est aujourd'hui conservée à Boulogne-s/Mer), et par ailleurs, la structure des fonds arrageois s'est révélée radicalement différente de celle des fonds aujourd'hui toujours conservés dans les villes plus septentrionales, même très proches, Douai, Lille et Valenciennes.
La question de la géographie est encore plus intéressante pour nous. Le choix du cadre régional, s’il a le mérite de l’efficacité, reste discutable sur le plan historique –du moins son emploi suppose-t-il de prendre quelques précautions: même sans considérer l’histoire des collections sur près de six siècles (depuis 1450), il faut tenir compte du fait que la géographie de la France a très profondément changé au cours de la période et que, d’une manière générale, les régions administratives françaises se superposent bien moins souvent à des entités historiques que ne le font, par ex., les Länder allemands. Par ailleurs, la concentration parisienne a évidemment modifié la répartition géographique des fonds de livres anciens...
L’approche historique sera bien sûr la plus pertinente dans le cas de régions correspondant elles-mêmes à une réalité historique ancienne –l'essentiel du Nord- Pas-de-Calais, l’Alsace, la plus grande partie de la Lorraine, la Franche-Comté (la «comté de Bourgogne»)… On notera au passage que ces géographies régionales sont en majorité extérieures au royaume proprement dit dans son périmètre du XVe siècle. D'autres problèmes peuvent se poser à l'intérieur même du royaume: parmi les grandes principautés lui appartenant, le cas de la Bretagne apparaît pourtant comme problématique, parce que la capitale ducale, Nantes, ne fait aujourd’hui plus partie de la région de Bretagne, mais bien de celle des Pays-de-Loire.
En définitive, l’exploitation des informations réunies par la collection des CRI suppose ainsi de maîtriser à la fois la géographie historique, et l’histoire des bibliothèques recensées. Bien évidemment, la mise à disposition sur Internet des résultats compilés du travail de catalogage (dans le cadre notamment du programme Biblissima)  ouvre peu à peu des perspectives nouvelles à cette dimension de la recherche. C'est peu de dire que nous nous en réjouissons.

Notes
(1) Frédéric Barbier, «Saint-Bertin et Gutenberg» [sur la Bible à 42 lignes de Saint-Omer], dans Le Berceau du livre: autour des incunables. Mélanges offerts au Professeur Pierre Aquilon par ses collègues, ses élèves et ses amis [dir. Frédéric Barbier], Genève, Librairie Droz, 2003, p. 55-78, ill.
(2) Frédéric Barbier, «Une édition xylographique à la Bibliothèque municipale de Douai», dans Revue française d'histoire du livre, n° 35 (1982), p. 187-188.
(3) Les Débuts du livre imprimés. Éditions du XVe siècle conservées dans les Bibliothèques de la région Nord- Pas-de-Calais [réd. Frédéric Barbier], Arras, Imprimerie centrale de l’Artois, 1982, 44 p., ill.
(4) Frédéric Barbier, «Le Livre imprimé au XVe siècle dans la France du Nord», dans Mélanges Louis Trénard, Lille, 1984, (Revue du Nord, t. LXVI, n° 261-262), p. 633-651.

(5) Hélène Servant, Artistes et gens de lettres à Valenciennes à la fin du Moyen Âge (vers 1440-1507), Paris, Librairie Klincksieck, 1998.

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samedi 13 février 2021

Deux importants nouveaux usuels de référence

Un siècle d'excellence typographique : Christophe Plantin & son officine (1555-1655),
sous la direction de Goran Proot, Yann Sordet, Christophe Vellet,
Paris, Bibliothèque Mazarine, Éditions des Cendres ; Dibeek, Cultura Fonds Library, 2020,
499 p., ill.

ISBN : 979-10-90853-16-4 et 978-2-86742-299-7 

Le monde du livre célèbre le 5e centenaire de la naissance de Christophe Plantin (vers 1520-1589). Originaire de Touraine, formé à la reliure, il s’installe vers 1549 à Anvers, qui est déjà une plaque tournante du commerce international. Il y établit en 1555 les fondements de la plus vaste entreprise d’imprimerie que l’Europe d’Ancien Régime ait connue.
Génie des affaires et typographe de talent, Plantin acquiert une position officielle avec sa nomination, en 1570, en qualité d’architypographe du roi d’Espagne Philippe II, qui règne alors sur l’ensemble des Pays-Bas. Son officine, qui a pris pour enseigne «le Compas d’Or», devient l’un des plus importants soutiens éditoriaux de la Contre-Réforme, ce qui ne l’empêche pas de se livrer à quelques activités clandestines. À sa mort, elle passe à son gendre Jan I Moretus, et reste entre les mains de la famille jusqu’au XIXe siècle.
Dès l’origine la production de Plantin se signale par son élégance. Sa correspondance, comme les archives de l’entreprise, exceptionnellement conservées, témoignent d’amples ambitions commerciales et d’une grande attention accordée aux attentes des publics et des marchés. Elles documentent aussi un soin extrême apporté à la conception des livres.
Le premier siècle d’activité de la maison Plantin Moretus, particulièrement brillant, ses stratégies éditoriales et les exigences de sa production sont au cœur de cette exposition. Elle montre comment Christophe Plantin et ses successeurs ont transformé l’esthétique du livre de la Renaissance et inauguré l’ère baroque de la mise en page, en mobilisant un matériel typographique et ornemental nouveau, en promouvant la gravure sur cuivre, en sollicitant de manière privilégiée le peintre Pierre Paul Rubens ou des illustrateurs et graveurs de talent (Pieter van der Borcht et les frères Wierix, Charles de Mallery ou Cornelis Galle). Dans ce siècle d’or, l’officine plantinienne conçoit plus de 5 000 éditions, où la séduction visuelle rejoint la recherche de lisibilité et d’efficacité.

Emmanuelle Chapron,
Livres d’école et littérature de jeunesse en France au XVIIIe siècle,
Oxford Univ. Studies in the Enlightenment,
368 p.

ISBN : 978-1-800-34803-5

Riche de ses éditeurs scolaires et de ses collections enfantines, le dix-neuvième siècle a-t-il inventé le marché du livre pour enfants? Dans la France du dix-huitième siècle, de nombreux acteurs s’efforcent déjà de séparer, au sein de la librairie, les lectures adaptées aux enfants et aux jeunes gens. Les rituels pédagogiques des collèges et des petites écoles, les stratégies commerciales des libraires, les préoccupations des Églises, les projets et les politiques de réforme scolaire, tous poussés par la fièvre éducative de la noblesse et de la bourgeoisie, produisent alors d’innombrables bibliothèques enfantines, plurielles et plastiques, avec ou sans murs. Cet ouvrage montre comment, à un ordre des livres dominé par les logiques des institutions scolaires et des métiers du livre, se surimpose à partir des années 1760 une nouvelle catégorie, celle du «livre d’éducation», qui ne s’identifie plus à un lieu, mais à un projet de lecture, et s’accompagne de l’émergence de nouvelles figures d’auteurs.
Alors que les études sur la littérature de jeunesse poursuivent partout leur développement et leur structuration, ce livre dialogue avec les dernières recherches européennes sur la question. À l’inverse des travaux littéraires, il part, non des auteurs et des textes, mais des objets et de leurs manipulations. Son originalité est d’apporter un regard historien sur ces questions, en articulant histoire du livre et de la librairie, histoire de l’éducation, histoire des milieux littéraires et de la condition d’auteur.

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mardi 9 février 2021

Les Catalogues régionaux d'incunables (2)

Nous avons évoqué il y a quelques jours le recensement des incunables conservés dans les bibliothèques publiques de France. Il s’agit en réalité d’un dossier ouvert depuis plus d’un siècle, puisque le premier volume du Catalogue général des incunables des bibliothèques publiques de France, par Marie Pellechet, a été publié en 1897. Le projet est poursuivi par Louis Marie Polain, mais la publication s’interrompt au tome III (lettre G), en 1909. Un certain nombre de bibliothèques publiques disposent par ailleurs de catalogues imprimés parfois anciens, comme celles de Besançon, de Dijon ou encore de Versailles (1889), voire, bien plus tard, de Bordeaux (1974), tandis que certains grands établissements entreprennent, enfin, de publier les leurs, à commencer par l’ancienne Bibliothèque nationale, aujourd’hui Bibliothèque nationale de France (1).
Après trois générations, il est apparu nécessaire de reprendre le projet d’un recensement coordonné des incunables, aussi bien pour tenir compte des pertes (plus rarement des enrichissements des collections), que pour faire entrer en ligne de compte les modifications des normes de catalogage, et, pour finir, pour exploiter autant que possible les capacités offerts par les nouvelles techniques informatiques dans le domaine du catalogage des livres anciens (des travaux préliminaires, mais très novateurs, avaient à cet égard déjà été réalisés par Henri-Jean Matin, alors directeur de la Bibliothèque de Lyon). Le dossier du Catalogue général des incunables est désormais impulsé par Louis Desgraves (1921-1999), ancien directeur de la Bibliothèque municipale de Bordeaux et, depuis 1970, inspecteur général des bibliothèques (2).
Le programme élaboré suivra le cadre des régions, et le premier volume sort en 1979, sous la responsabilité de Jean-Marie Arnoult, directeur de la Bibliothèque municipale de Châlons-s/Marne (auj. Châlons-en-Champagne), avec plus de 1500 éditions répertoriées (3). Plusieurs volumes suivent bientôt, sur les régions Languedoc-Roussillon (Montpellier), Midi-Pyrénées (Toulouse) et Pays de la Loire (Nantes). Le format bibliographique alors adopté est celui, classique, des grands catalogues d’incunables: des notices à titres courts, sauf dans le cas d’unica; les renvois aux catalogues de références (depuis Hain); de brèves observations sur les particularités d’exemplaires, et sur les variantes observées par rapport aux descriptions canoniques. Le catalogue lui-même est complété par un jeu de tables: table des adresses typographiques (imprimeurs et libraires, villes), tables de concordances avec les grands catalogues (H, HC, HCR; GW; Pell.), table des provenances. L’ensemble est accompagné par un cahier d’illustrations, et introduit par une introduction générale et par une présentation sommaire des différents fonds classés par institutions de conservation.

Le devenir de la collection des CRI (Catalogues régionaux des incunables) est étroitement lié à son histoire éditoriale: les cinq premiers volumes (4) ont été publiés sous l’égide de la Société des Bibliophiles de Guyenne, à Bordeaux. Les difficultés de la Société entraînent pourtant des retards, avant que la publication ne passe en co-édition avec la maison parisienne «Aux amateurs de livres» (t. VI à VIII, X et XI). Le rachat de Klincksieck par ce dernier éditeur fait que l’adresse devient celle de Klincksieck pour les t. XII et XIV, avant que la faillite de Klincksieck n’entraîne une nouvelle crise: à la suite d’une rencontre organisée à Paris dans les locaux de l’École normale supérieure, la publication est confiée par le ministère de la Culture à la Librairie Droz, le premier volume paraissant sous la nouvelle adresse étant celui de la Haute-Normandie (Caen), en 2005. Les volumes paraissent désormais sous l’égide de l’École pratique des Hautes Études, et sont intégrés dans la série de publication fondée par Henri-Jean Martin sous l’intitulé d’«Histoire et civilisation du livre». Ils sont préparés sous la responsabilité scientifique de Pierre Aquilon et du Centre d’études supérieures de la Renaissance (CESR) à Tours (CNRS et Université François Rabelais).
Les aléas et la lenteur relative de la publication sont pourtant à l’origine d’un certain nombre de difficultés, dont la première réside dans l’évolution des normes de description. La plus grande partie de la production incunable conservée dans le monde est aujourd’hui connue, de sorte que l’intérêt des chercheurs porte toujours, certes, sur l’identification de nouveaux exemplaires d’éditions déjà répertoriées, ou d’unica, mais aussi, et de plus en plus, sur les particularités d’exemplaires. Par suite, la collection des CRI se révèle relativement hétérogène, entre ses premiers volumes (où, par ex., la présence d’une reliure remarquable, ou simplement ancienne, était notée par la simple mention de «Reliure»), et les volumes plus récemment publiés (à titre d'exemple, cf cliché ci-contre: l'Hypnerotomachia de la Bibliothèque de Reims, avec une importante mention d'appartenance). Inversement, les renvois aux séries de catalogues de référence ne s’imposent plus dans les mêmes conditions qu’autrefois, non plus que la publication de tables de concordances développées.
Un second phénomène fait aussi sentir ses effets, après presque un demi siècle de publication: les premiers volumes ont été en effet préparés et publiés à l’ère «pré-informatique», alors que les instruments de travail aujourd’hui disponibles sur Internet n’existaient évidemment pas, et que seules quelques-unes parmi les bibliothèques des départements disposaient des usuels nécessaires à la préparation d’un catalogue scientifique de livres anciens. Depuis lors, les développements de l’informatique ont complètement modifié les conditions du travail de catalogage et de bibliographie, au point que la question même de la publication d’un «catalogue papier» a été posée –mais nous laisserons ici de côté cette dimension de la problématique.
Bien évidemment, les aléas relatifs à l’histoire éditoriale de la collection ne sont pas restés sans influer sur le rythme de publication, au point que les retards accumulés atteignent jusqu’à quarante ans (!) pour certains volumes. C'est la cas du t. IX, consacré à l’ancienne région du Nord- Pas-de-Calais (Lille), dont le manuscrit a été remis par l’auteur (Frédéric Barbier) à l’éditeur bordelais en 1982, mais pour lequel les difficultés de l'éditeur ont retardé la publication. Dans le même temps, la richesse et l’importance des fonds catalogués poussaient les responsables de la collection à reprendre le dossier de ce volume pour en enrichir notamment la partie «particularités d’exemplaires», et à le traiter par informatique, décision heureuse mais qui a été à l’origine de nouveaux retards... Sur un autre plan, la multiplication des responsables de volumes s’accompagne d’une qualité de travail qui peut varier, ce qui est par ex. illustré à travers le cas du catalogue relatif au département du Rhône.
L’apport des Catalogues concerne d’abord le plan de la recherche bibliographique et bibliothéconomique, mais il touche aussi la recherche proprement historique, s’agissant d’histoire des collections et des bibliothèques, d’histoire du livre au sens le plus large, d’histoire culturelle (y compris histoire des pratiques culturelles), voire d'histoire religieuse, d'histoire politique, etc. L'importance de ce troisième pan de la réflexion justifiera de lui consacrer un billet indépendant.

Notes
(1) La Bibliothèque nationale (aujourd’hui BnF) a enfin publié son propre catalogue, le CIBN, en deux tomes mais huit volumes: t. I, fascicule 1, Xylographes et lettre A, 1992; fasc. 2, B, 1996; fasc. 3, C-D, 2006; fasc. 4, E-G et suppl., 2014; t. II, fascicule 1, H-L, 1981; fasc. 2, M-O, 1982; fasc. 3, P-R, 1983; fasc. 4, S-Z et Hebraica, 1985. Un troisième tome est en préparation, qui contiendra les index, les concordances et les addenda et corrigenda. Le fonds de la Bibliothèque de l'Arsenal ne figure pas dans le CIBN.
(2) Denis Pallier, «Louis Desgraves (1921-1999)», dans BEC, 157/2 (1999), p. 675-677. Rappelons ici que Louis Desgraves est l’auteur du Rapport sur le patrimoine des bibliothèques remis au directeur du Livre au ministère de la Culture, en 1981. Cf Pierre Aquilon, «Les Catalogues régionaux des incunables des bibliothèques de France», dans Gazette du livre médiéval, 28 (1996), p. 33-37.
(3) Jean-Marie Arnoult, Catalogues régionaux des incunables des bibliothèques publiques de France, 1, Bibliothèques de la Région Champagne-Ardennes, Bordeaux, Société des Bibliophiles de Guyenne, 1979, XII-458-XXX p. («CRI», I).
(4) Après la Champagne-Ardennes, il s’agit des régions Languedoc-Roussillon (1981), Midi-Pyrénées (1982), Basse-Normandie (Rouen) et Pays de Loire (Nantes) (resp. 1984 et 1987).

mardi 2 février 2021

Les incunables de la région parisienne (Les catalogues régionaux d'incunables, 1)

Catalogues régionaux des incunables de bibliothèques publiques de France. Volume XXI. Région Île-de-France,
réd. Dominique Coq, Annie Taurant-Boulicaut,
Genève, Droz, 2020,
441-[7] p., ill. pour partie en coul.
(Collections de l’École pratique des Hautes Études, XII: «Histoire et civilisation du livre», 38). 

ISBN : 978 2 600 06222 0

La collection des «Catalogues régionaux des bibliothèques publiques de France» (CRI) vient de s’enrichir d’un nouveau volume, volume consacré aux bibliothèques d’Île-de-France hors Paris et rédigé par Dominique Coq, avec le concours d’Annie Taurant-Boulicaut, les clichés ayant été réalisés par notre ami Pierre Aquilon. L’entreprise des Catalogues avait été lancée de longue date par Louis Desgraves, mais il nous souvient du jour où nous avons eu la chance de pouvoir faire se rencontrer, rue d’Ulm, le responsable scientifique de la publication (enseignant chercheur au CESR de Tours) et le directeur d’une célèbre maison d’édition, maison établie à Genève et tout particulièrement tournée vers les titres d’érudition: la rencontre a permis de donner un nouveau souffle (et une nouvelle adresse) à cette série de publications, ce dont nous pouvons toujours nous féliciter. Les volumes sont depuis lors accueillis dans la collection fondée à l’École pratique des Hautes Études par Henri-Jean Martin, conjointement à la conférence d’«Histoire et civilisation du livre» et sous le même intitulé.
Plusieurs volumes ont déjà été consacrés aux incunables conservés dans les bibliothèques d’Île-de-France, en se limitant aux bibliothèques parisiennes hors celles des grands établissements (1). Le présent volume, vingt et unième de la série, traite de cette même région, mais pour l’essentiel en dehors de Paris, soit 505 notices pour 570 exemplaires.
La distribution est caractérisée par son déséquilibre, puisque deux établissements conservent quelque presque 90% des exemplaires recensés, le reste étant dispersé entre dix-sept fonds d’importance bien moindre: en tête, la bibliothèque de Versailles (293 éditions, 312 exemplaires), puis les Archives départementales des Yvelines à Nanterre (pour la bibliothèque André Desguine, soit 149 éditions pour 155 exemplaires). Le décrochement par rapport au troisième fonds en importance, celui de la médiathèque de Meaux, est radical, puisque nous tombons alors à 23 exemplaires –soit une rupture directement signifiante de l'hétérogénéité de la série.
Une deuxième caractéristique émerge bientôt, qui concerne la part prise cet ensemble par les collections: la bibliothèque Desguine est par définition une collection, tandis que la bibliothèque de Versailles conserve notamment des exemplaires donnés par le bibliographe John Patrick Madden (70 éditions). Les deux seuls ensembles d’incunables réunis par Desguine et par Madden représentent donc 43% des exemplaires catalogués, ce dont l’interprétation des résultats s’agissant de l’histoire de la culture livresque et de l’histoire de Paris et de sa région devra impérativement tenir compte. En revanche, nous avons eu l’occasion de souligner ailleurs tout l’intérêt des exemplaires provenant de la bibliothèque personnelle de Louis XVI, et aujourd’hui toujours conservés à Versailles: sept exemplaires en figurent dans le présent catalogue, qui se caractérisent notamment par la large domination des textes en vernaculaire (cf p. 10).
Parmi les exemplaires ici recensés et intéressant tout particulièrement l’historien du livre, nous noterons les Postilles de Nicolas de Lyre, dans leur édition parisienne de 1483 (HC 10378). On sait que l’imprimé pénètre à Paris bien avant que les presses ne soient établies sur les rives de la Seine: les Mayençais Fust et Schoeffer y diffusent leur production, et Fust lui-même décède, probablement de la peste, au cours d’un voyage d’affaires dans la capitale française en 1466 (il aurait été enterré à Saint-Victor). Dans ces mêmes années, Heynlin von Stein (Jean de La Pierre) séjourne à Bâle, et pousse peut-être jusqu’à Mayence: c’est lui qui, de concert avec le Savoyard Guillaume Fichet, élabore et réalise le projet d’importer la typographie en caractères mobiles dans le royaume. En tant que prieur du collège de Sorbonne, il dispose aisément d’un local pour abriter une première presse, et il fait venir les ouvriers typographes destinés à le seconder, à savoir Ulrich Gering, Martin Krantz et Michael Friburger. Comme on le sait, les presses commencent à «gémir» à Paris en 1470 (2).
Il n’est pas nécessaire de reprendre ici le détail des activités des prototypographes parisiens. Rappelons simplement que, après le départ de Fichet pour Rome et de Heynlin pour Bâle, Crantz et Friburger quitteront eux aussi Paris (1477 ?), où Gering («magister Uldaricus») continue dès lors à conduire seul l’atelier. C’est lui qui achève, le 5 novembre 1483, une édition des Postilla super Psalterium de Nicolas de Lyre, dont il donne l’année suivante un exemplaire aux Dominicains de Ste-Croix de la Bretonnerie (3). L’exemplaire est aujourd’hui conservé à Versailles, et le long ex dono manuscrit qui suit le colophon est retranscrit dans la notice (n° 355) et reproduit dans les illustrations (pl. X). Parmi les autres mentions de provenance tout particulièrement significatives, nous remarquons encore l’achat d’une Summa moralis d’Antoninus Florentinus, par le poète Jean Boucher, en 1508.
L’introduction au catalogue proprement dit propose aussi une liste des «exemplaires rares» (sic), des exemplaires enluminés et des «mentions singulières», comme mentions de prix d’achat ou encore fragment d'un livre de raison. Le catalogue lui-même (p. 31-231) est complété par une précieuse table des recueils, tandis que les annexes comprennent, outre les illustrations, une «Table des reliures anciennes ou à décor», la présentation des différentes institutions de conservation, et la table des lieux d’impression (à laquelle renvoie celle des imprimeurs et des libraires), pour se refermer avec l’index des provenances (lui-même suivi des armoiries et devises non identifiées). Si on pourra regretter quelques faiblesses de style (4), nous sommes enchantés, comme pour les autres catalogues «parisiens» de la série (n° XVIII et XX), d’être enfin débarrassés des sempiternelles et répétitives Tables de concordances entre les grands catalogues d’incunables, et de les voir remplacées par des notes sur les particularités d’exemplaires, notes toujours très précieuses pour l’historien...

Notes
(1) Outre les deux volumes consacrés par la regrettée Denise Hillard aux collections de la Mazarine, le t. XVIII traite de la bibliothèque de l’École nationale supérieure des Beaux-Arts (2012), et le t. XX à un certain nombre de petites bibliothèques parisiennes, etc.
(2) Frédéric Barbier, «Émigration et transferts culturels : les typographes allemands et les débuts de l’imprimerie en France au XVe siècle», dans Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 155/1 (2011), p. 651-679.
(3) Sur le prieuré de Ste-Croix de la Bretonnerie et sa bibliothèque, cf Franklin, I, p. 329 et suiv. L'auteur signale que le couvent abrite depuis 1475 le dépôt des exemplaires d'imprimés expédiés de Mayence par Peter Schoeffer. Schoeffer est en l'occurrence associé avec Conrad Henkis, qui avait épousé Marguerite, veuve de Fust après le décès de celui-ci.
(4) Un exemplaire est par définition unique (p. 13), quand les exemplaires sont nécessairement conservés dans des «établissements de conservation» (p. 7), etc.

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