L’apport des Catalogues régionaux d’incunables (les CRI, auxquels nous avons récemment consacré deux billets) à la connaissance historique pourrait en principe figurer dans les «Introductions générales» présentées en tête de chaque volume. Pourtant, un certain glissement s’est opéré, le contenu de l’introduction prenant de plus en plus la forme d’une manière de récapitulatif des exemplaires les plus exceptionnels, des provenances les plus remarquables – par ex., une provenance Martin Gering dans le CRI XXI– et des reliures les plus significatives. Inversement, la dimension proprement historique de l’enquête s’est trouvée plus occultée, même si les notices consacrées à la présentation de certains fonds se distinguent par leur précision et par leur intérêt (par ex. Rouen, dans le CRI XVII).
L’exploitation des enquêtes et des recensements pourra prendre deux formes, dont la première porte sur des présentations plus ou moins savantes proposées au public sous forme d’expositions. La sortie du CRI I (ancienne région Champagne-Ardennes) a ainsi été suivie d’une exposition consacrée aux incunables («Les Incunables: la naissance du livre imprimé», 27 novembre 1981-28 février 1982). L’achèvement des travaux consacrés au Nord- Pas-de-Calais (Artois, Flandre, Hainaut français) a aussi permis d’organiser une exposition de 54 pièces, dont certaines réellement exceptionnelles: des documents d’archives datant de la seconde moitié du XIVe siècle illustrent d’abord la pénétration rapide du nouveau support constitué par le papier dans les villes bourguignonnes; ils sont suivis par un exemplaire très remarquable de la Bible à 42 lignes, très probablement acquis peu après sa publication par les Bénédictins de Saint-Bertin et aujourd’hui toujours conservé à Saint-Omer (1); puis c'est un livret xylographique de la Biblia pauperum (apparemment un unicum) retrouvé à Douai (2); enfin, un Speculum humanae salvationis imprimé avec une technique prototypographique, probablement aux Pays-Bas (Bibliothèque de Lille) (3). Nous aurions pu y ajouter une Lettre d’indulgences pour l’expédition contre les Turcs, antérieure au 5 avril 1500, et dont un exemplaire a été identifié dans les Archives municipales de Valenciennes (anciennes Archives hospitalières. Cf cliché ci-contre).
L’exploitation générale du fichier bibliographique a été envisagée par un article des Mélanges Louis Trénard (4). Dans cette même perspective, il a paru intéressant de proposer des sujets de thèse relatifs à l’histoire du livre dans la région: Madame Hélène Servant a consacré son très remarquable travail à l’exploitation des très riches fonds des Archives municipales de Valenciennes s’agissant de à l’histoire socio-culturelle de la ville (y compris la première presse typographique de la région) dans la seconde moitié du XVe siècle (5).
L’exploitation des Catalogues amène à souligner tout particulièrement deux ensembles de problèmes, dont le premier est relatif aux sources. Pierre Aquilon écrivait, en 1996:
Puisqu’il s’agit de mesurer (…) la diffusion de l’imprimé dans l’Europe du XVe siècle en identifiant les exemplaires parvenus jusqu’à nous, ne serait-il pas souhaitable, comme l’ont déjà fait certains rédacteurs, de signaler non seulement les ouvrages détruits au cours des deux Guerres mondiales (Arras, Tours, Vire et Chartres (…)), mais aussi d’exploiter les inventaires, dressés du XVe au XVIIIe siècles par les bibliothécaires des communautés religieuses, hospitalières [et] universitaires, et de solliciter les répertoires des dépôts littéraires et ceux des écoles centrales établis à l’époque révolutionnaire, pour y retrouver la trace de quantité d’autres incunables disparus (art. cité, p. 37).
Avouons- le, la deuxième partie de la proposition, le dépouillement systématique de sources d’archives écrasantes, relève encore de l’utopie, quand des catalogues déjà constitués peuvent au contraire exister pour certains fonds disparus –il conviendrait d’ajouter notamment Strasbourg à la liste proposée par Pierre Aquilon, il est vrai pour la seule région du Centre.Val-de-Loire. Pour nous en tenir au seul exemple d’Arras, les incunables alors conservés sur place figuraient déjà dans les trois volumes publiés du Catalogue de Marie Pellechet (lettres A à GRE), mais la préparation du volume du CRI IX a permis d’identifier un jeu d’épreuves typographiques du nouveau catalogue préparé par le conservateur à la veille de 1914…, alors même que la collection serait détruite peu après et que par suite l’idée d’en publier le catalogue ait été bien évidemment abandonnée. Nous avons cependant décidé d’intégrer les exemplaires détruits dans le manuscrit du Catalogue régional tel que remis à l’éditeur en 1982: il s'agissait sans doute en partie de l'héritage de l'abbaye de Saint-Waast (une partie est aujourd'hui conservée à Boulogne-s/Mer), et par ailleurs, la structure des fonds arrageois s'est révélée radicalement différente de celle des fonds aujourd'hui toujours conservés dans les villes plus septentrionales, même très proches, Douai, Lille et Valenciennes.
La question de la géographie est encore plus intéressante pour nous. Le choix du cadre régional, s’il a le mérite de l’efficacité, reste discutable sur le plan historique –du moins son emploi suppose-t-il de prendre quelques précautions: même sans considérer l’histoire des collections sur près de six siècles (depuis 1450), il faut tenir compte du fait que la géographie de la France a très profondément changé au cours de la période et que, d’une manière générale, les régions administratives françaises se superposent bien moins souvent à des entités historiques que ne le font, par ex., les Länder allemands. Par ailleurs, la concentration parisienne a évidemment modifié la répartition géographique des fonds de livres anciens...
L’approche historique sera bien sûr la plus pertinente dans le cas de régions correspondant elles-mêmes à une réalité historique ancienne –l'essentiel du Nord- Pas-de-Calais, l’Alsace, la plus grande partie de la Lorraine, la Franche-Comté (la «comté de Bourgogne»)… On notera au passage que ces géographies régionales sont en majorité extérieures au royaume proprement dit dans son périmètre du XVe siècle. D'autres problèmes peuvent se poser à l'intérieur même du royaume: parmi les grandes principautés lui appartenant, le cas de la Bretagne apparaît pourtant comme problématique, parce que la capitale ducale, Nantes, ne fait aujourd’hui plus partie de la région de Bretagne, mais bien de celle des Pays-de-Loire.
En définitive, l’exploitation des informations réunies par la collection des CRI suppose ainsi de maîtriser à la fois la géographie historique, et l’histoire des bibliothèques recensées. Bien évidemment, la mise à disposition sur Internet des résultats compilés du travail de catalogage (dans le cadre notamment du programme Biblissima) ouvre peu à peu des perspectives nouvelles à cette dimension de la recherche. C'est peu de dire que nous nous en réjouissons.
Notes
(1) Frédéric Barbier, «Saint-Bertin et Gutenberg» [sur la Bible à 42 lignes de Saint-Omer], dans Le Berceau du livre: autour des incunables. Mélanges offerts au Professeur Pierre Aquilon par ses collègues, ses élèves et ses amis [dir. Frédéric Barbier], Genève, Librairie Droz, 2003, p. 55-78, ill.
(2) Frédéric Barbier, «Une édition xylographique à la Bibliothèque municipale de Douai», dans Revue française d'histoire du livre, n° 35 (1982), p. 187-188.
(3) Les Débuts du livre imprimés. Éditions du XVe siècle conservées dans les Bibliothèques de la région Nord- Pas-de-Calais [réd. Frédéric Barbier], Arras, Imprimerie centrale de l’Artois, 1982, 44 p., ill.
(4) Frédéric Barbier, «Le Livre imprimé au XVe siècle dans la France du Nord», dans Mélanges Louis Trénard, Lille, 1984, (Revue du Nord, t. LXVI, n° 261-262), p. 633-651.
(5) Hélène Servant, Artistes et gens de lettres à Valenciennes à la fin du Moyen Âge (vers 1440-1507), Paris, Librairie Klincksieck, 1998.
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