mardi 2 février 2021

Les incunables de la région parisienne (Les catalogues régionaux d'incunables, 1)

Catalogues régionaux des incunables de bibliothèques publiques de France. Volume XXI. Région Île-de-France,
réd. Dominique Coq, Annie Taurant-Boulicaut,
Genève, Droz, 2020,
441-[7] p., ill. pour partie en coul.
(Collections de l’École pratique des Hautes Études, XII: «Histoire et civilisation du livre», 38). 

ISBN : 978 2 600 06222 0

La collection des «Catalogues régionaux des bibliothèques publiques de France» (CRI) vient de s’enrichir d’un nouveau volume, volume consacré aux bibliothèques d’Île-de-France hors Paris et rédigé par Dominique Coq, avec le concours d’Annie Taurant-Boulicaut, les clichés ayant été réalisés par notre ami Pierre Aquilon. L’entreprise des Catalogues avait été lancée de longue date par Louis Desgraves, mais il nous souvient du jour où nous avons eu la chance de pouvoir faire se rencontrer, rue d’Ulm, le responsable scientifique de la publication (enseignant chercheur au CESR de Tours) et le directeur d’une célèbre maison d’édition, maison établie à Genève et tout particulièrement tournée vers les titres d’érudition: la rencontre a permis de donner un nouveau souffle (et une nouvelle adresse) à cette série de publications, ce dont nous pouvons toujours nous féliciter. Les volumes sont depuis lors accueillis dans la collection fondée à l’École pratique des Hautes Études par Henri-Jean Martin, conjointement à la conférence d’«Histoire et civilisation du livre» et sous le même intitulé.
Plusieurs volumes ont déjà été consacrés aux incunables conservés dans les bibliothèques d’Île-de-France, en se limitant aux bibliothèques parisiennes hors celles des grands établissements (1). Le présent volume, vingt et unième de la série, traite de cette même région, mais pour l’essentiel en dehors de Paris, soit 505 notices pour 570 exemplaires.
La distribution est caractérisée par son déséquilibre, puisque deux établissements conservent quelque presque 90% des exemplaires recensés, le reste étant dispersé entre dix-sept fonds d’importance bien moindre: en tête, la bibliothèque de Versailles (293 éditions, 312 exemplaires), puis les Archives départementales des Yvelines à Nanterre (pour la bibliothèque André Desguine, soit 149 éditions pour 155 exemplaires). Le décrochement par rapport au troisième fonds en importance, celui de la médiathèque de Meaux, est radical, puisque nous tombons alors à 23 exemplaires –soit une rupture directement signifiante de l'hétérogénéité de la série.
Une deuxième caractéristique émerge bientôt, qui concerne la part prise cet ensemble par les collections: la bibliothèque Desguine est par définition une collection, tandis que la bibliothèque de Versailles conserve notamment des exemplaires donnés par le bibliographe John Patrick Madden (70 éditions). Les deux seuls ensembles d’incunables réunis par Desguine et par Madden représentent donc 43% des exemplaires catalogués, ce dont l’interprétation des résultats s’agissant de l’histoire de la culture livresque et de l’histoire de Paris et de sa région devra impérativement tenir compte. En revanche, nous avons eu l’occasion de souligner ailleurs tout l’intérêt des exemplaires provenant de la bibliothèque personnelle de Louis XVI, et aujourd’hui toujours conservés à Versailles: sept exemplaires en figurent dans le présent catalogue, qui se caractérisent notamment par la large domination des textes en vernaculaire (cf p. 10).
Parmi les exemplaires ici recensés et intéressant tout particulièrement l’historien du livre, nous noterons les Postilles de Nicolas de Lyre, dans leur édition parisienne de 1483 (HC 10378). On sait que l’imprimé pénètre à Paris bien avant que les presses ne soient établies sur les rives de la Seine: les Mayençais Fust et Schoeffer y diffusent leur production, et Fust lui-même décède, probablement de la peste, au cours d’un voyage d’affaires dans la capitale française en 1466 (il aurait été enterré à Saint-Victor). Dans ces mêmes années, Heynlin von Stein (Jean de La Pierre) séjourne à Bâle, et pousse peut-être jusqu’à Mayence: c’est lui qui, de concert avec le Savoyard Guillaume Fichet, élabore et réalise le projet d’importer la typographie en caractères mobiles dans le royaume. En tant que prieur du collège de Sorbonne, il dispose aisément d’un local pour abriter une première presse, et il fait venir les ouvriers typographes destinés à le seconder, à savoir Ulrich Gering, Martin Krantz et Michael Friburger. Comme on le sait, les presses commencent à «gémir» à Paris en 1470 (2).
Il n’est pas nécessaire de reprendre ici le détail des activités des prototypographes parisiens. Rappelons simplement que, après le départ de Fichet pour Rome et de Heynlin pour Bâle, Crantz et Friburger quitteront eux aussi Paris (1477 ?), où Gering («magister Uldaricus») continue dès lors à conduire seul l’atelier. C’est lui qui achève, le 5 novembre 1483, une édition des Postilla super Psalterium de Nicolas de Lyre, dont il donne l’année suivante un exemplaire aux Dominicains de Ste-Croix de la Bretonnerie (3). L’exemplaire est aujourd’hui conservé à Versailles, et le long ex dono manuscrit qui suit le colophon est retranscrit dans la notice (n° 355) et reproduit dans les illustrations (pl. X). Parmi les autres mentions de provenance tout particulièrement significatives, nous remarquons encore l’achat d’une Summa moralis d’Antoninus Florentinus, par le poète Jean Boucher, en 1508.
L’introduction au catalogue proprement dit propose aussi une liste des «exemplaires rares» (sic), des exemplaires enluminés et des «mentions singulières», comme mentions de prix d’achat ou encore fragment d'un livre de raison. Le catalogue lui-même (p. 31-231) est complété par une précieuse table des recueils, tandis que les annexes comprennent, outre les illustrations, une «Table des reliures anciennes ou à décor», la présentation des différentes institutions de conservation, et la table des lieux d’impression (à laquelle renvoie celle des imprimeurs et des libraires), pour se refermer avec l’index des provenances (lui-même suivi des armoiries et devises non identifiées). Si on pourra regretter quelques faiblesses de style (4), nous sommes enchantés, comme pour les autres catalogues «parisiens» de la série (n° XVIII et XX), d’être enfin débarrassés des sempiternelles et répétitives Tables de concordances entre les grands catalogues d’incunables, et de les voir remplacées par des notes sur les particularités d’exemplaires, notes toujours très précieuses pour l’historien...

Notes
(1) Outre les deux volumes consacrés par la regrettée Denise Hillard aux collections de la Mazarine, le t. XVIII traite de la bibliothèque de l’École nationale supérieure des Beaux-Arts (2012), et le t. XX à un certain nombre de petites bibliothèques parisiennes, etc.
(2) Frédéric Barbier, «Émigration et transferts culturels : les typographes allemands et les débuts de l’imprimerie en France au XVe siècle», dans Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 155/1 (2011), p. 651-679.
(3) Sur le prieuré de Ste-Croix de la Bretonnerie et sa bibliothèque, cf Franklin, I, p. 329 et suiv. L'auteur signale que le couvent abrite depuis 1475 le dépôt des exemplaires d'imprimés expédiés de Mayence par Peter Schoeffer. Schoeffer est en l'occurrence associé avec Conrad Henkis, qui avait épousé Marguerite, veuve de Fust après le décès de celui-ci.
(4) Un exemplaire est par définition unique (p. 13), quand les exemplaires sont nécessairement conservés dans des «établissements de conservation» (p. 7), etc.

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4 commentaires:

  1. Bonjour Frédéric. Merci beaucoup pour cette recension.
    Je ne comprends pas bien la note 4. Peux-tu expliciter ton propos ? Une édition donnée peut être connue par plusieurs exemplaires, il me semble. OK en revanche pour "conservés dans des établissements de conservation".

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  2. Il ne vous aura pas échappé que les plaintes sont aujourd'hui devenues générales à l'encontre de l'anonymat de règle sur les réseaux dits "sociaux". Vous comprendrez donc que je ne réponde pas à votre question, même si votre usage du tutoiement me fait penser que nous devons nous connaÎtre. FB

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    1. Oui. Excuse-moi. C'est Dominique

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    2. Merci, et bienvenue! Je comprends très bien le sens de la formule, mais elle me gêne parce que, pour moi, un exemplaire de livre ancien est presque nécessairement unique de par ses particularités, encore plus pour les incunables. Je préfère le terme d'unicum / unica, pour éviter la lourdeur de la paraphrase (seul exemplaire conservé d'une édition ancienne). Cela n'a pas d'importance, mais nous devrions penser à proposer un petit lexique qui éviterait les confusions: titre ≠ volume ≠ tome ≠ édition ≠ exemplaire, etc., le pire étant peut-être le terme de "livre" lui-même. Amitiés. FB

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