samedi 25 avril 2020

Une page d'anthropologie familiale

Nous avons évoqué dans un billet déjà ancien le rôle de la famille Reclam dans l’émergence de la librairie industrielle en Allemagne, à travers la figure emblématique de Anton Philipp Reclam, «inventeur» de la monumentale «Universal Bibliothek». Nous revenons, aujourd’hui, sur les deux points que sont, d’abord, les origines et la trajectoire de la famille, puis sa participation aux «secondes Lumières» (Spätaufklärung) de la fin du XVIIIe et du tournant du XIXe siècle. Comme on le verra, cette petite note nous amènera à évoquer plusieurs autres dynasties que celle des Reclam à proprement parler.
Dans la théorie et dans l’action de la Spätaufklärung, le petit monde du livre jouit en effet d’un statut très particulier, et il remplit un rôle-clé.
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Mais d’abord, la famille. Les Reclam sont présentés comme étant issus du Refuge huguenot, et ils seraient originaires de Savoie. Le nom lui-même fait problème: il s’agirait à l’origine d'une famille Reclan, ou Reclant, qui viendrait d’une bourgade du Chablais, au-dessus de la rive méridionale du lac de Genève, Machilly. La région est alors dans une conjoncture troublée, Genève balançant entre le protectorat du duché de Savoie et le rapprochement avec les cantons de Fribourg et de Berne. Dès 1533, l’évêque de Genève (désigné par le duc de Savoie) Pierre de la Baume a transporté son siège à Gex, au pied du Jura, tandis que Genève adopte la Réforme en 1536.
Or, des Reclan sont connus à Genève dès avant 1517, et un Jean Reclan, boucher à Machilly, est admis à la bourgeoisie de Genève en 1532 : la question de l’appartenance religieuse ne se pose évidemment pas encore à cette date. Au XVIIe siècle, une branche des Reclan genevois se serait transportée en Allemagne, où leur nom d’usage deviendra celui de Reclam: ils sont probablement parents des Reclan, orfèvres travaillant entre autres pour les horlogers à Genève dans la seconde moitié du siècle. De fait, ils s’orientent vers des activités liées aux arts, mais aussi à la prédication, et sont désormais pleinement intégrés à la société du Refuge huguenot. Jean François (Johann Franz) Reclam exerce comme joailler au début du XVIIIe siècle, à Magdebourg puis à Berlin: il est probablement identique au personnage cité par Reiche comme «joaillier à Berlin» et travaillant pour Frédéric II, avec lequel il s’entretient régulièrement. D’autres sources témoignent de ce qu’il aurait été domicilié Breite Straße, dans le centre de la ville, et de ce qu’il aurait croisé les pas de Voltaire (1).
Le roi, monté sur le trône en 1740, favorise en effet les artisans français, et passe notamment commande de très nombreuses boîtes d’orfèvrerie et autres tabatières :
Tous les ans, [le roi] faisoit établir plusieurs tabatières d’or, enrichies de brillants & d’autres pierres précieuses, & qui demandoient le concours du joaillier, du bijoutier, du graveur du peintre (Erman, Reclam, V, 282).
Pour autant, ni le statut ni la fortune de Reclam ne sont en rien comparables à ceux d’Ephraim Veitel, alors joaillier de la cour de Berlin, et surtout banquier… 
Friedrich Tischbein, La famile Reclam, vers 1780 (?) (© DHM Berlin)
Nous connaissons deux fils à Jean François Reclam: l’aîné, Jean François le Jeune, né en 1732, travaille lui aussi pour la cour de Prusse. Il a épousé sa cousine, Élisabeth Marguerite (1737-?), recevra la patente de «Joaillier de la cour» en 1781 (Univ. Bibl. Hamburg, Campe Sammlung) et décèdera à Berlin en 1817. Le cadet, Jean Frédéric (Johann Friedrich), né en 1734, est peintre et graveur, et il réalise nombre de portraits pour des membres de la cour royale. Il est membre de l'Académie de Berlin, et décède dans cette ville dès 1774 (Haag, VIII, 397). Apparenté aux précédents, Pierre Christian Frédéric Reclam est lui aussi né à Magdebourg (1741), où son père est un négociant aisé. Il vient tout jeune à Berlin, où il est élève du Collège français, et exercera plus tard comme pasteur et comme enseignant, mais décède en 1789. Il est notamment connu pour avoir donné, avec J. P. Erman, les Mémoires pour servir à l’histoire des réfugiés françois dans les États du Roi publiés à Berlin, à partir de 1782 (1782-1799, 9 vol.) (Haag, VIII, 397-398).
C’est le fils de Jean François Reclam (cadet) qui oriente la famille vers une nouvelle branche d’activités. Charles Henri (Carl Heinrich) naît à Berlin en 1776, et fait son apprentissage à la «Librairie scolaire» (Schulbuchhandlung) de Campe à Brunswick. Il pénètre par là un milieu de la bourgeoisie luthérienne très aisée, marqué par son engagement en faveur des Lumières et par une sensibilité politique libérale. Le peintre  Friedrich Tischbein, ancien élève de Wille à Paris (où il est aussi un familier de David) donne, probablement dans les années 1780, un portrait de la famille Reclam (aujourd'hui conservé au Dtes Historisches Museum de Berlin).
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Le futur beau-frère du libraire, Johann Heinrich Campe (1746-1818), est une personnalité majeure de la Spätaufklärung. Cet ancien précepteur des frères Humboldt à Berlin, grand lecteur de Rousseau, est surtout connu comme rénovateur de la pédagogie, et appelé comme tel par le duc à Brunswick en 1786. Il est, certes, un théoricien, mais qui se lance vigoureusement dans l’action: après avoir fondé sa maison de librairie, la Schulbuchhandlung, à Brunswick en 1788, il n’hésite pas, l’année suivante, à faire le voyage de Paris pour assister directement aux événements qui ouvrent la Révolution. Il quitte Brunswick le 17 juillet, en compagnie de son ancien élève, Wilhelm von Humboldt, alors âgé de vingt-deux ans (1767-1835). Son récit publié quelques mois plus tard sous la forme d’une correspondance fictive, s’ouvre par la description du voyage par Paderborn et Crefeld jusqu’à Aix-la Chapelle (où les nouvelles du 14 juillet viennent d’arriver) et à Spa. La route se poursuit de Liège, par Louvain, Bruxelles et Mons, jusqu’à la frontière française, atteinte à Quiévrain.
Arbre généalogique simplifié de la famille Campe
La première ville traversée dans le royaume est celle de Valenciennes, où les voyageurs se procurent une cocarde tricolore. Ils gagnent ensuite Cambrai avant de poursuivre vers la capitale par Pont-Ste-Maxence et Senlis —la description de l’approche de Paris est très intéressante (p. 34 et suiv.). Ils resteront un mois Hôtel de Moscovie, rue des Petits-Augustins, avant de prendre la route du retour (2).
Rien de surprenant s’ils sont frappés, certes, par la foule omniprésente, mais aussi par les pratiques nouvelles de la « publicité » dans une période aussi particulière que celle des premières semaines de la Révolution:
La première chose qui nous frappe (…), ce sont les nombreux groupes de gens poussés les uns sur les autres et qui (…) regardent les immeubles couverts d’affiches. On voit ces affiches ou ces billets dans toutes les rues, surtout aux maisons d’angle, sur les murs de tous les bâtiments publics sur les quais, et partout où il y a une place libre, en si grand nombre qu’un marcheur exercé et habitué à la lecture rapide pourrait aller (…) du matin au soir et lire, sans en finir même avec tout ce que l’on colle de nouveau chaque jour (…). Imaginez ce que cette publicité, cette participation de tous à chaque chose, peut avoir comme effet sur le développement des forces d’âme et en particulier sur la formation de la pensée et du bon sens (p. 43-44. Voir aussi, p. 63 et suiv., la description du Palais Royal).
Il est vrai que Campe manifeste une très grande sympathie pour le «peuple de la liberté» – son ancien élève, Humboldt, se révèle indiscutablement plus en retrait. Plus loin, Campe s’arrête sur les pratiques de ces lecteurs de rue, ou encore sur le rôle des colporteurs. Les voyageurs sont arrivés à temps pour assister à la mémorable séance de la nuit du 4 août (p 73 et suiv.). Campe rend aussi visite à Berquin, l’éditeur de l’Ami des enfans, dont le moins que l’on puisse dire est que l’opinion de Humboldt à son sujet est… réservée:
Un homme tout à fait insignifiant, qui semble se livrer à l’écriture comme à un travail d’artisan. Ses romans [Romanzen] lui sont tout au plus un moyen de vivre [Humboldt emploie ici le mot de Handwerk, artisanat).
Puis les voyageurs visitent la maison Didot, qui constitue comme l'un des passages obligés des étrangers cultivés.
Signalons que, par décret du 26 août 1792, la Législative décide de naturaliser dix-huit personnalités étrangères qui,
par leurs écrits et par leur courage, [ont] servi la cause de la liberté et préparé l’affranchissement des peuples, consacré leurs bras à défendre la cause des peuples contre le despotisme des rois, à bannir les préjugés de la terre et à reculer les bornes des connaissances humaines.
Campe figure dans la liste, à côté notamment de Klopstock, mais aussi de plusieurs Américains, dont George Washington. Il constitue un modèle de l’intellectuel allemand de la Spätaufklärung, dont le programme recouvre pratiquement celui défini par Wieland en 1792 dans le Historischer Calender für Damen de Schiller (Leipzig, Göschen) :
Dans presque toutes les parties de l’Empire, l’esprit bienfaisant de l’Aufklärung se diffuse, plus ou moins rapidement, mais partout irrésistible ; il emporte les erreurs et les préjugés, favorise des progrès continuels, détruit les anciens abus, allège la charge pesant sur le peuple, encourage (…) des entreprises de toutes sortes.
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La Spätaufklärung voit en effet la réflexion abandonner la seule théorie pour s’élargir au domaine de l’organisation socio-politique, avec la volonté de promouvoir des réformes qui profitent au bien commun. Dans le même temps, la science politique commence à être enseignée à l'Université de Göttingen (3). Mais, dans une Allemagne toujours morcelée, l’idée s’impose aussi, selon laquelle l’unité de la nation sera d’abord d’ordre culturel: les intermédiaires qui assurent et qui permettent son élaboration sont d'abord les auteurs (les écrivains), mais aussi les professionnels du livre. La préface des Lettres de Paris insiste d’ailleurs sur le rôle de l’auteur (Schrifsteller), en tant qu’observateur, à la fois témoin et passeur.
Portrait de Charlotte Vieweg, née Campe
Appartenant au premier chef à la «bourgeoisie des talents» (Bildungsbürgertum), le groupe des professionnels liés à la famille Campe et aux libraires éditeurs libéraux d’Allemagne du nord (Brunswick, Hambourg, Berlin, mais aussi Leipzig) joue ici un rôle-clé, comme intellectuels, comme théoriciens (pensons à Friedrich Christoph Perthes), et comme acteurs engagés dans le négoce des productions de l’esprit.
Nous devons y intégrer encore les Vieweg: Friedrich Vieweg exerce comme libraire à Berlin, quand il épouse la fille unique de Joachim Campe, Charlotte (1795). Quatre ans plus tard, il transporte ses activités à Brunswick, où il reprend en outre la Schulbuchhandlung de son beau-père (le bâtiment devient celui de la Maison Vieweg, Vieweg Haus, en plein cœur de la ville) (4). Ce groupe s’emploiera à promouvoir le programme des patriotes, c'est-à-dire la défense d’un système politique libéral susceptible de déboucher sur une certaine forme d'unité allemande.
Deux mots encore, pour conclure ce billet.
1) Et d'abord, sur la réhabilitation d'une forme de  microanalyse, surtout pour les études de transferts culturels, pour l'histoire des idées et pour certaines analyses d'anthropologie ou de sociologie historique. La famille élargie, puis le réseau des amitiés et des solidarités, constituent bien évidemment les deux cadres privilégiés pour ce type d'approche. Ne croyons pas, pourtant, que ces phénomènes n'ont pas une dimension économique: les mariages, ou encore les réseaux d'apprentissage, démontrent l'intégration sociale et professionnelle, elle-même garante de crédit pour les affaires. 2) Bien entendu, l'habitus de nos personnages semble à nouveau correspondre au modèle wébérien qui combine appartenance religieuse et engagement dans la vie économique, voire dans la vie poitique. Toujours selon Max Weber, la réussite personnelle et sociale, qui se donne à voir dans la commande de portraits de groupe (la famille réunie) ou de portraits individuels, peut-elle être comprise comme une forme d'accomplissement de la vocation (Beruf).
Bien sûr, ces principes ne pourront jamais faire l’économie de tensions entre des idéaux de progrès, un système politique généralement conservateur et une société fonctionnant largement sur une logique de privilèges (notamment dans l’édition)…
Mais revenons une dernière fois aux Reclam: le futur neveu par alliance de Campe est donc Karl Heinrich Reclam, qui aurait poursuivi sa formation à Paris, où il aurait assisté à l’exécution de Robespierre, le 28 juillet 1794. En 1802, il reçoit l’autorisation d’ouvrir une librairie à Leipzig, et commence à se spécialiser dans la «librairie étrangère», française et anglaise, tout en s'orientant aussi vers la commission. L’année suivante, il épouse Wilhelmine Campe, fille du libraire éditeur Friedrich Heinrich et nièce de Joachim Heinrich: ils auront huit enfants, dont Anton Philipp Reclam (1807-1896). Retiré des affaires, Karl Heinrich  cède son entreprise à son gendre, Julius Friedrich Altendorff (1811-1872, marié à sa fille, Cäcilie), et il décède à l’âge de soixante-douze ans à Leipzig en 1844.

Notes
(1) Historisch-biographisches Lexicon der Schweiz. Dictionnaire historique et bibliographique de la Suisse, t. V, 403 (en ligne ici: https://www.digibern.ch/katalog/historisch-biographisches-lexikon-der-schweiz).
(2) Johann Heinrich Campe, Briefe aus Paris zur Zeit der Revolution, 3e éd., Braunschweig [Brunswick], in der Schulbuchhandlung, 1790. Campe a terminé la rédaction de son livre dès la mi-novembre 1789. Il faut également consulter le Journal de Humboldt: Tagebuch der Reise nach Paris und der Schweiz, 1789, dans Tagebücher, I, Berlin, B. Behr’s Verlag, 1916, p. 76 et suiv.
(3) Hans Erich Bödeker, «"Pour la vraie politique libre, allez donc à Göttingen". Les théories de la politique à Göttingen autour de 1800», dans Göttingen vers 1800: l'Europe des sciences de l'homme, Paris, Éditions du Cerf, 2010, p. 402-456.
(4) Rolf Hagen, «Die Gründung von Campes Schulbuchhandlung und die Übersiedlung des Vieweg-Verlages nach Braunschweig», dans Dea Vieweg-Haus in Braunschweig, éd. Hans Herbert Möller, Hannover, 1985, p. 7-20.

Note bibliographique
Carl von Reclam, Geschichte der Familie Reclam, Leipzig, Philipp Reclam jun., 1895.

Quelques billets récents
Gabriel Naudé confiné
En 1867, un «voyage extraordinaire»
Passeur culturel et fondateur de bibliothèques
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samedi 18 avril 2020

Gabriel Naudé confiné

Le directeur de la Bibliothèque Mazarine, Monsieur Yann Sordet, vient de faire une découverte importante, à la faveur de travaux de classement et de catalogage exécutés pendant le confinement. Le célèbre Advis pour dresser une bibliothèque, de Gabriel Naudé, possèderait en effet une dixième chapitre (considéré comme apocryphe jusqu’à nouvel avis): «La veille qu’il convient establir en temps de pandémie».
Nous attendons désormais la publication scientifique de ce texte qui vient enrichir le premier traité connu de bibliothéconomie. Il confirme que les mesures-barrières étaient déjà prônées et mises en œuvre dans le premier tiers du XVIIe siècle. Que ces mesures ne constituent pas une innovation récente ne saurait nous étonner: de tous temps, le bon médecin «s'attache (...) aux opinions de nos anciens et (...) n'a jamais voulu comprendre ni écouter les raisons et les expériences des prétendues découvertes de notre siècle» (Molière).
En application des préceptes recommandés par Naudé (ou par le pseudo-Naudé), le buste de l’auteur (par Raymond Gayrard, 1824) a donc été pourvu d’un masque de protection par les soins d'une administration prévoyante et que l'on ne saurait trop louer. Cette mesure, pour modeste et ponctuelle qu'elle soit, illustre encore une fois le souci qu'ont nos responsables du bien-être et de la santé de leurs aînés.
Merci à notre collègue et ami d'avoir réservé au blog la primeur de cette information importante pour tous les historiens du livre et des bibliothèques, et pour tous les spécialistes du XVIIe siècle.

samedi 11 avril 2020

En 1867, un "voyage extrordinaire"

Parmi les mots nouveaux devenus d'usage courant ces dernières semaines, celui de déconfinement: même si le déconfinement reste virtuel, nous pouvons nous y livrer en voyageant par la pensée. Laissons (exceptionnellement!) de côté pour aujourd'hui notre thème principal, celui des livres, pour nous arrêter sur un «voyage extraordinaire» réalisé à travers l’Europe en 1867, à l’occasion de l’Exposition universelle de Paris. La Science pittoresque annonce en effet, le 10 janvier 1867:
Le port voisin du Champ de mars recevra au printemps prochain des steamers de toutes les parties du monde. On en a annoncé des États-Unis, de Suède et d’ailleurs. D’après le Fremdenblatt de Vienne, il en viendrait un de Pesth en Hongrie. En effet, le comte Széchényi aurait demandé au Gouvernement français la permission d’utiliser, pour son steamer, le canal du Rhin à la Marne. Il irait de Pe[s]th à Kehlheim, se rendrait par le Ludwigkanal dans le Rhin en passant par le Mein, affluent de ce fleuve. De Strasbourg il se dirigerait vers Nancy, et de là vers le confluent de la Seine et de la Marne.
Ödon (Edmond) Széchényi est né à Presbourg en 1839: fils cadet d’István et petit fils de Ferenc Széchényi, il est tout particulièrement intéressé par la navigation, mais il se lance aussi dans l’organisation de corps de pompiers, d’abord à Budapest, et plus tard à Constantinople –nous y reviendrons. Pour l'instant, c’est un autre épisode de sa carrière qui nous retient aujourd’hui, à savoir son voyage à Paris, par voie d’eau, en 1867.
Il s’agit pour lui de profiter d’un événement d’importance planétaire, l’Exposition universelle (du 1er avril au 3 novembre 1867), pour démontrer la faisabilité d’une navigation régulière vers l’Europe occidentale et jusqu’à Londres par la Manche. Le comte prépare son projet de longue date, peut-être depuis 1861. Il a déjà effectué à plusieurs reprises le trajet sur le Danube jusqu’à la Mer Noire, sur des vapeurs du service régulier, et il est titulaire du brevet de capitaine. Il parachève sa formation auprès du mathématicien Ármin Vész.
Bien évidemment, la construction sera hongroise: Széchényi fait dresser les plans de son yacht par Alajos (Aloïs) Folmann, et se tourne vers les chantiers József Hartmann, alors encore installés près du Pont des chaînes (avant de venir à Újpest / Neupest), pour passer sa commande. Le Hableány (la Sirène) aura 20m de long sur 2,33m de large, et un tirant d’eau de 0,56m seulement –soit, selon le modèle anglais, un navire adapté à l’étroitesse des canaux et des écluses. L’embarcation à coque métallique est propulsée par une machine à vapeur de 6cv à la pression de 4 atmosphères, laquelle actionne deux roues à aubes. Elle est livrée le 6 novembre 1866:
[Le yacht] est peint en blanc avec des moulures et des ornements en or. L’installation intérieure est des plus confortables: on y remarque le salon avec ses divans, son piano et sa bibliothèque, la chambre à coucher et la cuisine.
Le départ vers l’ouest a lieu le 6 avril 1867: le comte est assisté de Folmann comme second, d’un mécanicien et d’un chauffeur en charge de la machine, et de deux matelots, dont un jeune garçon de 12 ans faisant aussi office de cuisinier.
Les voyageurs, qui doivent remonter le fleuve alors que le courant est très fort en ce début de printemps, sont aidés par le remorqueur Orsova, et parviennent à Presbourg / Bratislava en quatre jours. (10 avril). Malgré un incident à Vienne, c'est, deux semaines plus tard, la frontière allemande (Passau, 25 avril). Parvenu à Kelheim (près de Ratisbonne / Regensburg) le 28 avril, le navire s’engage pour trois jours sur le Ludwigkanal, inauguré en 1845 et assurant la liaison du Danube au Main. Le canal les conduit à Bamberg, d’où la navigation se poursuit, par la Regnitz et le Main, jusqu’à Francfort.
À Francfort, des hommes compétents avaient prédit que le yacht ne pourrait traverser le Rhin sans courir de grands dangers, et ils conseillaient l’emploi d’un remorqueur. Le comte Széchenyi, plein de confiance dans le courage et la persévérance de son équipage et dans l’excellence de sa machine, dédaigna ces conseils peut-être prudents et continua sa route (La Petite Presse, 23 mai).
Après avoir remonté le Rhin jusqu’à hauteur de Strasbourg (6 mai), le comte s’engage dans le canal de la Marne au Rhin, achevé en 1853. À Vitry-le-François, c’est le cours de la Marne puis, à hauteur de Charenton, le confluent avec la Seine. Le 18 mai, Széchényi et son équipage accostent enfin à Paris, après un périple de 42 jours, et ils sont accueillis par Jules Verne. Le Habléany est le premier navire battant pavillon hongrois à accoster à Paris. 
L’Angleterre n’a qu’une embarcation à vapeur, toutes les autres chaloupes appartiennent à la Suède, à la Belgique et à la France, et sont rassemblées près de la Dahabié égyptienne, contre la berge française.  Là se trouvent réunis, le Vauban, le canot des Forges et chantiers de la Méditerranée, qui a remporté l’autre jour le premier prix aux régates internationales, des chaloupes à vapeur, la Sophie, élégante suédoise bien digne du deuxième grand prix, sa sœur la Mathilde, fine, élégante et accorte comme elle, l'Éole de M. Durène, la Mouche, appartenant au prince Napoléon, et la Fille des ondes (Habléany), coquet bateau à aubes de la force de six chevaux, parti de Pesth pour venir, en remontant le Danube et les fleuves de l’Allemagne et de la France, à l’Exposition de Paris (Rapport de l'Exposition universelle, Matériel de sauvetage et navigation de plaisance).
Quatre jours plus tard, François-Joseph est couronné roi de Hongrie et, le mercredi 29 mai, jour de signature du Compromis austro-hongrois, l’ambassadeur Richard Klemens von Metternich donne un somptueux bal dans sa résidence de l’Hôtel de Rothelin-Charolais (101 rue de Grenelle). L’orchestre de soixante musiciens est conduit par Johann Strauss (fils), et joue Le Beau Danube bleu pour la première fois à Paris. Les plus hauts personnages sont là, autour de Napoléon III et d’Eugénie, du roi des Belges et d'un véritable parterre de souverains… Metternich présente à cette occasion le comte Széchényi à l’Empereur:
Puis une valse est dansée par le prince Alfred, duc d’Édimbourg, avec la princesse Eugénie, pendant laquelle le prince de Metternich présente à l’Empereur le comte Edmond Szécheniji, qui vient d’accomplir sur un bateau de 30 mètres de long et de large [sic] le trajet de Pesth à Paris par le Danube, le Rhin, etc. L’Empereur interrogea longtemps le comte sur les incidents de la traversée, puis le voyageur désormais célèbre fut présenté à l’Impératrice par la princesse de Metternich. La relation de ce voyage sera faite par votre correspondant X… dans le Constitutionnel (La Petite presse, 30 mai).
Le yacht Hableány sera distingué par la remise d’un diplôme d’honneur à l’Exposition, tandis que son propriétaire est fait chevalier de la Légion d’honneur. Son voyage s’achève pourtant à Paris, où il aurait été vendu à Félix Tournachon, plus connu comme photographe sous son pseudonyme de Nadar (et non pas à un mystérieux Turna von Felix, mauvaise lecture faite par un certain nombre de sites Internet).
Armé sur la Marne pendant la Guerre de 1870, il aurait été saisi par les vainqueurs et utilisé sur le Rhin jusqu’à sa destruction, par suite de l’explosion de la chaudière, en 1874. Quant au comte, il est précisément appelé cette même année à Constantinople par le sultan pour y organiser le service des pompiers: il décédera dans cette ville en 1922, et est inhumé au cimetière catholique de Feriköy (cliché 4). 

Napló gróf Széchenyi Ödön által "Hableány" nevü saját gözösén : Pestről Párizsig a Dunán, Lajos-csatornán, Majnán, Rajnán a franczia összekötő-csatornán, a Marnán és Szajnán tett vizi-utról [= Tagebuch über die von Graf Ödön Széchenyi auf seinem eigenen Dampfschiff namens "Hableány" von Pest bis Paris auf der Donau, dem Ludwigskanal, dem Main, dem Rhein, dem französishen Verbindungskanal, auf der Marne und der Seine unternommene Schiffahrt], Budapest, Wiking Marina Budapest Kft., [2000]

Et, pour vous distraire, quelques billets récents:
sur l'Abrégé chronologique du Président Hénault
sur Anvers à l'époque de Plantin
et nos trois billets de début d'année sur Raphaël et son École d'Athènes (premier billet, deuxième billet , troisième billet)

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samedi 4 avril 2020

Un passeur culturel: "le plus grand des Hongrois" et l'imprimé

Le fils cadet de Ferenc Széchényi est István Széchenyi (avec un seul e accentué !), né à Vienne en 1791, et qui passe son enfance au château familial de Nagycenk, non loin de Sopron / Ödenburg. Il participe aux campagnes contre les Français à compter de 1808-1809, et est présent aux batailles de Leipzig (1813) et d’Arcis-s/Aube (1814). Cependant, dès la paix revenue, il entreprend une série de voyages de formation, d’abord en France et en Angleterre, puis en Italie, en Grèce et jusqu’à Constantinople. Il reviendra en France officiellement à l’occasion de la cérémonie du sacre de Charles X à Reims (1825).
Trois choses retiennent avant tout son attention en Angleterre, à savoir le régime politique, les prodromes de la révolution industrielle, et l’élevage des chevaux, dont il découvre les courses à Newmarket. L’année 1825 marque pour lui un tournant, lorsqu’il prend la tête du parti des réformes à la Diète de Presbourg. Il prononce, pour la première fois, un discours en hongrois (le latin est toujours langue officielle), tandis que son activité visant à la modernisation et à l’enrichissement de la Hongrie devient incessante.
Dans [la] salle de la diète et près de la porte se tient ordinairement debout le fameux comte Széchényi, agitant à la main son kalpack aux fourrures luisantes et au revers de pourpre, avec son regard perçant, ses gestes orientaux et cette animation fébrile de toute sa personne qui résulte de l’importance contemporaine que la politique révolutionnaire a donnée. C’est une âme de feu, un cœur d’or, une physionomie dévastée par l’amour dévorant de la patrie (…). C’est un homme prodigieux d’activité (André Delrieu, La Vie d’artiste, II, Paris, 1843, p. 205-207).
Cette action se développe sur trois axes. D’abord, dans la tradition des Lumières, le travail sur la sociabilité éclairée: Széchenyi prend l’initiative de la fondation de l’Académie des Sciences, pour laquelle il reçoit le soutien financier d’un certain nombre d’autres magnats. L’Académie est instituée en novembre 1825, avec comme objectif principal de développer la recherche linguistique sur le hongrois, de soutenir la production et la traduction d’ouvrages importants en hongrois, et de constituer une bibliothèque spécialisée. Le premier fonds de la bibliothèque est constitué par le don de sa bibliothèque par la famille Teleki, soit quelque 30 000 volumes. Le comte Széchényi fonde aussi, à Pest en 1828, le Casino national (Nemzeti Casino), sur le modèle d’un club anglais, pour promouvoir ses idées de réforme:
Pesth est le point de rendez-vous de la noblesse, dont le point de réunion central est un fort beau casino (Rey, p. 90). Le premier étage est réservé aux membres, le rez-de-chaussée reste accessible au public et, bien évidemment, le Casino national de la rue Dorotttya possède une bibliothèque, dont l’essentiel est aujourd’hui conservé à la Bibliothèque de l’Académie hongroise des sciences. La Casino est également abonné aux principaux périodiques européens, comme le Galingani's Messenger et le Times.
Le Casino national à Pest vers 1840
Le deuxième axe majeur, qui est probablement le principal, est celui de l’économie: le comte a voyagé, il a beaucoup lu, et il inaugure une politique systématique de transferts, fondant sur les modèles anglais un certain nombre d’entreprises stratégiques en vue de l’enrichissement et de la modernisation du pays. Après les encouragements à l’élevage des chevaux, les années 1830 voient ainsi sa participation active à la Compagnie de navigation à vapeur sur le Danube, et le début d’un service régulier de Vienne à Budapest. Cette même année, le Palatin (vice-roi) de Hongrie charge le comte de l’aménagement des Portes de fer, prélude au prolongement de la navigation jusqu’à la mer Noire. En 1836 enfin, c’est la gigantesque entreprise de régulation des cours d’eau de la grande plaine (le Danube, et surtout la Tisza / Theiss, en collaboration avec l’ingénieur Pál Vásárhelyi (1795-1846). On rappellera encore la participation de Széchényi à la fondation de la Banque commerciale de Hongrie (1841). Mais
le plus beau fleuron de sa couronne (…) est l’établissement d’un pont suspendu sur le Danube, entreprise dont Széchényi lance le projet au début de la décennie 1830 et le fait financer par un syndicat bancaire conduit par le baron Györgÿ Sina. Le principe est adopté, de rembourser l'investissement par un droit universel de péage. Après neuf années de travaux, le pont sera ouvert au tout début de 1849. Il vrai que cette question a soulevé des oppositions auxquelles nous n'aurions pas songé, notamment sur le fait que les nobles, en principe  exempts de toute taxe, devraient payer pour l'emprunter...
La dernière fois que j’'arrivai [à Pest], on voyait deux masses sombres s’élevant du sein des eaux et couvertes d’engins, de poutres et d’hommes ; il s’en échappait la respiration précipitée et sifflante de machines à vapeur à haute pression. Depuis lors, ces deux châteaux marins sont devenus les deux piles du pont suspendu de Pesth, le plus hardi du continent (Rey, p. 83-84, et la description des travaux p. 95 et suiv.).
Le Pont des chaînes (Lánchíd)
Le troisième axe intéresse tout particulièrement l’historien du livre, puisqu’il s’agit de la publicistique, et du recours par Széchényi au média de l’imprimé: il présente son programme et le défend systématiquement en s’appuyant sur des publications. L’une des premières est consacrée aux chevaux (Lovakrul, Pest, Trattner, 1828), et fait l’objet de traductions en allemand et en danois (1835). Mais les plus importants de ces titres datent des débuts de la décennie 1830. Le principal est constitué par Hitel (Le Crédit), donné à Pest par Trattner en 1830: l’objet est de réformer la société pour protéger davantage les  créanciers et favoriser par là les investissements profitables. Plusieurs rééditions sont aussitôt proposées, ainsi que des traductions allemandes (Über den Credit), d’abord par Joseph Vojdisek, à Leipzig et à Pest chez Wigand.
Le Crédit est suivi par Világ (Le Monde, Pest, Landerer, 1831 ), également traduit en allemand (par Michael von Paziazi), toujours chez Wigand (1832). Enfin, Stadium (1833) propose un véritable état des lieux (la situation de la Hongrie), débouchant sur un programme de rénovation législative: du coup, l’ouvrage est publié non pas en Hongrie mais à Leipzig (Lipcsében, Wigand Ottónál), à l’abri de la censure .
À [sa parution], en 1833, le Stadium, qui après 1840 devait déjà passer pour un livre conservateur et plus que timide, sembla si radical de ton et de pensée qu’il fut interdit (Angyal, p. 18)i.
Le choix de la langue hongroise pour ces publications est tout particulièrement signifiant, dans un environnement où le latin sert de langue officielle, et où l’allemand s’impose très largement au sein des élites. Le projet de pont suspendu sur le Danube fait aussi l’objet d’une publication en 1833 (Buda-Pesth Allóhid), également très vite traduite en allemand et publié à Presbourg par Paziazi.
Bien entendu, la publicistique s’articule très directement avec l’action politique, qui prend en Hongrie une forme d’urgence dans la décennie 1840. István Széchényi milite de longue date pour la réduction des droits prohibitifs de la noblesse: 
C’est le comte Széchényi auquel revient, en ceci comme pour toutes les autres réformes sérieuses, l’honneur d’avoir le premier élevé sa voix généreuse dans le pays (…). Il fut approuvé de la plupart des hommes éclairés (Rey, p. 127). Pourtant, la question est d’autant plus ambiguë que le Gouvernement de Vienne soutiendrait cette réforme. À l’inverse, les choix de l’opposition conduite par Lajos (Louis) Kossuth sont critiqués par Széchényi, qui y voit une forme de radicalisme irréaliste.
La crise atteint son paroxysme avec les révolutions de 1848, quand un cabinet réformateur est mis en place à Budapest, sous la direction du modéré Lajos Batthyány, cabinet auquel participent aussi bien Kossuth que Széchényi, ce dernier comme titulaire du portefeuille des Transports et travaux publics (23 mars). Mais l’échec des modérés, à l’automne 1848, prélude à l’écrasement sanglant de la révolte hongroise (été 1849), et à l’instauration par le nouvel empereur François-Joseph d’un système néo-absolutiste. Très profondément affecté, Széchényi s’est réfugié depuis le 5 septembre 1848 au sanatorium du Dr Görgen à Döbling (auj. Obersteinergasse, à Vienne).
Il publie encore la plaquette Blick (Coup d’œil, Londres, [s. n.], 1859), mais il se suicide de désespoir à Döbling, d’un coup de pistolet, dans la nuit du 7 avril 1860:
Rarement vit-on un deuil national se manifester d'une façon aussi spontanée, aussi générale, et ces manifestations bien senties durer aussi longtemps qu'on le voit en Hongrie pour la mort du patriote illustre dont nous venons d'écrire le nom [Étienne Széchényi]. Cinq mois ont passé sur cette mort tragique qui avait eu un grand retentissement dans l'Europe entière... (J. E. Horn, dans Journal des débats, 8 août 1860).
Sept ans plus tard, la défaite de l’Autriche dans la guerre contre la Prusse impose à Vienne d’adopter une politique nouvelle avec la Hongrie: par le Compromis de 1867, le royaume devient très largement autonome, et l’appellation traditionnelle d'Autriche laisse place à celle, nouvelle, de monarchie bicéphale d’Autriche-Hongrie. Quant à la manière dont, en définitive et malgré des succès spectaculaire, la Hongrie échouera à constituer un royaume cohérent dans ses limités historiques, c'est une autre histoire, tragiquement sanctionnée par la catastrophe de 1918.

Notice biographique (Dict. biogr. autrich.).
William Rey, Autriche, Hongrie et Turquie, trad. fr., Paris, Cherbulliez, 1849.
David Angyal, «Le comte Étienne Széchényi, 1926, p. 5-28 (utile, même si quelque peu vieilli...).
István Széchenyi, Napló (Journal), éd. Ambrus Oltányi, Budapest, Osiris Kiadó, 2002.

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Et, pour vous distraire quelques billets en particulier:
sur l'Abrégé chronologique du Président Hénault
sur Anvers à l'époque de Plantin
et nos trois billets de début d'année sur Raphaël et son École d'Athènes (premier billet, deuxième billet , troisième billet)