samedi 11 avril 2020

En 1867, un "voyage extrordinaire"

Parmi les mots nouveaux devenus d'usage courant ces dernières semaines, celui de déconfinement: même si le déconfinement reste virtuel, nous pouvons nous y livrer en voyageant par la pensée. Laissons (exceptionnellement!) de côté pour aujourd'hui notre thème principal, celui des livres, pour nous arrêter sur un «voyage extraordinaire» réalisé à travers l’Europe en 1867, à l’occasion de l’Exposition universelle de Paris. La Science pittoresque annonce en effet, le 10 janvier 1867:
Le port voisin du Champ de mars recevra au printemps prochain des steamers de toutes les parties du monde. On en a annoncé des États-Unis, de Suède et d’ailleurs. D’après le Fremdenblatt de Vienne, il en viendrait un de Pesth en Hongrie. En effet, le comte Széchényi aurait demandé au Gouvernement français la permission d’utiliser, pour son steamer, le canal du Rhin à la Marne. Il irait de Pe[s]th à Kehlheim, se rendrait par le Ludwigkanal dans le Rhin en passant par le Mein, affluent de ce fleuve. De Strasbourg il se dirigerait vers Nancy, et de là vers le confluent de la Seine et de la Marne.
Ödon (Edmond) Széchényi est né à Presbourg en 1839: fils cadet d’István et petit fils de Ferenc Széchényi, il est tout particulièrement intéressé par la navigation, mais il se lance aussi dans l’organisation de corps de pompiers, d’abord à Budapest, et plus tard à Constantinople –nous y reviendrons. Pour l'instant, c’est un autre épisode de sa carrière qui nous retient aujourd’hui, à savoir son voyage à Paris, par voie d’eau, en 1867.
Il s’agit pour lui de profiter d’un événement d’importance planétaire, l’Exposition universelle (du 1er avril au 3 novembre 1867), pour démontrer la faisabilité d’une navigation régulière vers l’Europe occidentale et jusqu’à Londres par la Manche. Le comte prépare son projet de longue date, peut-être depuis 1861. Il a déjà effectué à plusieurs reprises le trajet sur le Danube jusqu’à la Mer Noire, sur des vapeurs du service régulier, et il est titulaire du brevet de capitaine. Il parachève sa formation auprès du mathématicien Ármin Vész.
Bien évidemment, la construction sera hongroise: Széchényi fait dresser les plans de son yacht par Alajos (Aloïs) Folmann, et se tourne vers les chantiers József Hartmann, alors encore installés près du Pont des chaînes (avant de venir à Újpest / Neupest), pour passer sa commande. Le Hableány (la Sirène) aura 20m de long sur 2,33m de large, et un tirant d’eau de 0,56m seulement –soit, selon le modèle anglais, un navire adapté à l’étroitesse des canaux et des écluses. L’embarcation à coque métallique est propulsée par une machine à vapeur de 6cv à la pression de 4 atmosphères, laquelle actionne deux roues à aubes. Elle est livrée le 6 novembre 1866:
[Le yacht] est peint en blanc avec des moulures et des ornements en or. L’installation intérieure est des plus confortables: on y remarque le salon avec ses divans, son piano et sa bibliothèque, la chambre à coucher et la cuisine.
Le départ vers l’ouest a lieu le 6 avril 1867: le comte est assisté de Folmann comme second, d’un mécanicien et d’un chauffeur en charge de la machine, et de deux matelots, dont un jeune garçon de 12 ans faisant aussi office de cuisinier.
Les voyageurs, qui doivent remonter le fleuve alors que le courant est très fort en ce début de printemps, sont aidés par le remorqueur Orsova, et parviennent à Presbourg / Bratislava en quatre jours. (10 avril). Malgré un incident à Vienne, c'est, deux semaines plus tard, la frontière allemande (Passau, 25 avril). Parvenu à Kelheim (près de Ratisbonne / Regensburg) le 28 avril, le navire s’engage pour trois jours sur le Ludwigkanal, inauguré en 1845 et assurant la liaison du Danube au Main. Le canal les conduit à Bamberg, d’où la navigation se poursuit, par la Regnitz et le Main, jusqu’à Francfort.
À Francfort, des hommes compétents avaient prédit que le yacht ne pourrait traverser le Rhin sans courir de grands dangers, et ils conseillaient l’emploi d’un remorqueur. Le comte Széchenyi, plein de confiance dans le courage et la persévérance de son équipage et dans l’excellence de sa machine, dédaigna ces conseils peut-être prudents et continua sa route (La Petite Presse, 23 mai).
Après avoir remonté le Rhin jusqu’à hauteur de Strasbourg (6 mai), le comte s’engage dans le canal de la Marne au Rhin, achevé en 1853. À Vitry-le-François, c’est le cours de la Marne puis, à hauteur de Charenton, le confluent avec la Seine. Le 18 mai, Széchényi et son équipage accostent enfin à Paris, après un périple de 42 jours, et ils sont accueillis par Jules Verne. Le Habléany est le premier navire battant pavillon hongrois à accoster à Paris. 
L’Angleterre n’a qu’une embarcation à vapeur, toutes les autres chaloupes appartiennent à la Suède, à la Belgique et à la France, et sont rassemblées près de la Dahabié égyptienne, contre la berge française.  Là se trouvent réunis, le Vauban, le canot des Forges et chantiers de la Méditerranée, qui a remporté l’autre jour le premier prix aux régates internationales, des chaloupes à vapeur, la Sophie, élégante suédoise bien digne du deuxième grand prix, sa sœur la Mathilde, fine, élégante et accorte comme elle, l'Éole de M. Durène, la Mouche, appartenant au prince Napoléon, et la Fille des ondes (Habléany), coquet bateau à aubes de la force de six chevaux, parti de Pesth pour venir, en remontant le Danube et les fleuves de l’Allemagne et de la France, à l’Exposition de Paris (Rapport de l'Exposition universelle, Matériel de sauvetage et navigation de plaisance).
Quatre jours plus tard, François-Joseph est couronné roi de Hongrie et, le mercredi 29 mai, jour de signature du Compromis austro-hongrois, l’ambassadeur Richard Klemens von Metternich donne un somptueux bal dans sa résidence de l’Hôtel de Rothelin-Charolais (101 rue de Grenelle). L’orchestre de soixante musiciens est conduit par Johann Strauss (fils), et joue Le Beau Danube bleu pour la première fois à Paris. Les plus hauts personnages sont là, autour de Napoléon III et d’Eugénie, du roi des Belges et d'un véritable parterre de souverains… Metternich présente à cette occasion le comte Széchényi à l’Empereur:
Puis une valse est dansée par le prince Alfred, duc d’Édimbourg, avec la princesse Eugénie, pendant laquelle le prince de Metternich présente à l’Empereur le comte Edmond Szécheniji, qui vient d’accomplir sur un bateau de 30 mètres de long et de large [sic] le trajet de Pesth à Paris par le Danube, le Rhin, etc. L’Empereur interrogea longtemps le comte sur les incidents de la traversée, puis le voyageur désormais célèbre fut présenté à l’Impératrice par la princesse de Metternich. La relation de ce voyage sera faite par votre correspondant X… dans le Constitutionnel (La Petite presse, 30 mai).
Le yacht Hableány sera distingué par la remise d’un diplôme d’honneur à l’Exposition, tandis que son propriétaire est fait chevalier de la Légion d’honneur. Son voyage s’achève pourtant à Paris, où il aurait été vendu à Félix Tournachon, plus connu comme photographe sous son pseudonyme de Nadar (et non pas à un mystérieux Turna von Felix, mauvaise lecture faite par un certain nombre de sites Internet).
Armé sur la Marne pendant la Guerre de 1870, il aurait été saisi par les vainqueurs et utilisé sur le Rhin jusqu’à sa destruction, par suite de l’explosion de la chaudière, en 1874. Quant au comte, il est précisément appelé cette même année à Constantinople par le sultan pour y organiser le service des pompiers: il décédera dans cette ville en 1922, et est inhumé au cimetière catholique de Feriköy (cliché 4). 

Napló gróf Széchenyi Ödön által "Hableány" nevü saját gözösén : Pestről Párizsig a Dunán, Lajos-csatornán, Majnán, Rajnán a franczia összekötő-csatornán, a Marnán és Szajnán tett vizi-utról [= Tagebuch über die von Graf Ödön Széchenyi auf seinem eigenen Dampfschiff namens "Hableány" von Pest bis Paris auf der Donau, dem Ludwigskanal, dem Main, dem Rhein, dem französishen Verbindungskanal, auf der Marne und der Seine unternommene Schiffahrt], Budapest, Wiking Marina Budapest Kft., [2000]

Et, pour vous distraire, quelques billets récents:
sur l'Abrégé chronologique du Président Hénault
sur Anvers à l'époque de Plantin
et nos trois billets de début d'année sur Raphaël et son École d'Athènes (premier billet, deuxième billet , troisième billet)

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