dimanche 11 octobre 2020

Une histoire d'escaliers

La topographie bibliothécaire nous enseigne que les anciennes bibliothèques sont plus volontiers établies au premier étage d’un bâtiment, que celui-ci soit autonome (construit pour abriter une bibliothèque) ou non. Nous ne nous arrêterons pas aujourd’hui sur la présence, documentée par plusieurs exemples, d’écuries à l’étage inférieur, comme, au XVIIe siècle, à Wolfenbüttel ou à la première Mazarine. Le choix du premier étage vient sans doute d’abord de ce que, dans les anciens monastères, nous sommes au-dessus des galeries du cloître, et à proximité du dortoir. Deux autres arguments interviennent aussi: d’une part, en hauteur, on sera plus à l’abri de l’humidité; de l’autre, on bénéficiera en principe d’un meilleur éclairage. Quoi qu’il en soit, les bibliothèques resteront très généralement localisées à l’étage, le premier exemple de nouvelle bibliothèque construite en France au rez-de-chaussée étant, à notre connaissance, celui de la ville d’Amiens au début du XIXe siècle.
Mais voici le fait: si les escaliers permettant d’accéder à la bibliothèque sont d’abord utilitaires, comme le montre aujourd'hui encore l’exemple de la bibliothèque capitulaire de Noyon, ils se trouveront progressivement investis d’une signification symbolique de plus en plus marquée. L’escalier monumental manifeste la puissance du maître d’ouvrage, et il symbolisera aussi le passage de l’obscurité de l’étage inférieur (assimilé à l’état d’ignorance) à la clarté de la bibliothèque –la clarté apportée par les livres. Parcourons maintenant quelques exemples paradigmatiques, qui illustreront le fait jusqu’à nos années 2000.
Notre premier exemple sera tout naturellement celui de la Medicea Laurenziana à Florence (cliché1). Nous sommes au cœur du pouvoir des Medici: le projet, initialement confié à Michel Ange, est celui d’une grande salle rectangulaire, abritant la bibliothèque au premier étage en arrière des cloîtres, salle à laquelle donnera accès un monumental escalier droit, en pierre (Ammannati, 1559). L’inscription placée à l’entrée exalte, sur le modèle de l’épigraphie antique, la figure du fondateur, la richesse de la bibliothèque et les deux objectifs classiques, du service apporté à ses concitoyens et de la gloire de la patrie. L’opposition entre l’obscurité relative du vestibule et la clarté de la salle de consultation a été très tôt interprétée comme symbolique de l’accession par le livre aux lumières du savoir.
De même, Sansovino installera-t-il la salle de la Marciana au premier étage (l’étage «noble») de son nouveau Palazzo della libreria. On y accède par un escalier à double rampe, dont l’iconographie est tout particulièrement signifiante –l’homme atteint à la vertu, puis à la sagesse, tandis que la connaissance par le livre domine l’ensemble. L’escalier débouche en effet sur un petit vestibule, avec la fresque allégorique de la Connaissance (Sapienza) par Le Titien (1560) (cliché 2).
Quelque trois générations plus tard, le palais de Brera, à Milan, désigne un complexe élaboré sur le modèle de l’Académie: un établissement d’enseignement, des espaces réservés à la conservation, des objets d’art (envisagés surtout comme modèles en vue de l’étude du dessin) et une bibliothèque, le tout organisé autour d’une cour à colonnades. Dans chaque angle, un escalier conduit à l’étage, où la grande salle de bibliothèque bénéficie d’un emplacement central (cliché 3). Même dispositif à la Hofburg de Vienne, où un escalier tournant à trois volées de marches donne accès à la grandiose (ici, le mot n’est pas trop fort) salle à coupole, élevée sur des plans de Johann Bernhard Fischer von Erlach (1665-1723) par son fils Joseph Emmanuel (1). La porte d’entrée est surmontée d’une inscription commémorative, tandis qu’une superbe grille porte en fer forgé et doré la mention «Bibliotheca Palatina». Nous retrouvons la même inscription, mais dans un dispositif néo-classique, à la bibliothèque de Parme, au premier étage du complexe de la Pilotta. Aujourd’hui encore, l’escalier de la bibliothèque de l’Arsenal, à Paris, illustre ces mêmes choix.

La façade de la nouvelle Bibliothèque royale de Bavière (Bayerische Hof u. Staatsbibliothek) a été projetée par l’architecte Friedrich von Gärtner à partir de 1827, et elle se présente sur le modèle d’un palais florentin, avec les trois grands portiques d’entrée, auxquels donne accès un double escalier extérieur convergent (1843) (cliché 4). Après la relative obscurité du vestibule, nous découvrons le grand escalier monumental, à deux volées successives de marches (« escalier d’honneur»), largement éclairé et conduisant à la salle de lecture (cliché 5).
Mais revenons dans la capitale française: le premier programme de bibliothèque moderne est, à Paris, celui élaboré par Labrouste pour la bibliothèque Sainte-Geneviève, et il suit le dispositif canonique que nous venons de présenter rapidement: la porte principale, au centre de la façade sur la place du Panthéon, est légèrement surélevée, et elle ouvre sur un large vestibule plongé à dessein dans une semi-pénombre. Au fond, l’escalier à volée de départ unique puis à dédoublement, permet d’accéder à l’étage. La grande salle de lecture, spectaculaire de par la légèreté de son architecture métallique, est comme tapissée de livres et baigne dans la lumière…
Terminons par quelques exemples très significatifs, même si plus récents: l’enrichissement de l’Allemagne au XIXe siècle (surtout après 1870), et l’attention portée à l’enseignement et à la recherche, conduisent à mettre en chantier des bâtiments de bibliothèque nouveaux et représentatifs –de véritables «palais pour les livres», pour reprendre la belle formule de Jean-Michel Leniaud (3). Le modèle est largement reproduit, que nous rencontrons, par exemple, à l’Albertina élevée en 1887-1891 Beethovenstraße à Leipzig: la volée de départ unique se dédouble jusqu’à déboucher sur une galerie circulaire (comme à Munich) (cliché 6. © Andreas Schmidt). Ce modèle est assez largement diffusé, du moins jusqu’à sa complète réinterprétation, à la «BNU Nouvelle» de Strasbourg en 2014 (cf cliché infra) (4).

Notes
(1) Hans Petschar, «Der Prunksaal der Österreichischen Nationalbibliothek. Zur Semiotik eines barocken Denkraums», dans Bibliothèques décors 1, p. 69-79.
(2) Auguste Vallet de Viriville décrit cet escalier qu'il découvre à l'occasion de son passage à Muniche en 1854: «Par delà le vestibule un escalier grandiose et monumental , comparable à celui du palais du Luxembourg ou à celui des Tuileries, donne accès à la bibliothèque proprement dite. Le arbre, le stuc, l'or et la peinture qui représente les écrivains les plus illustres depuis Virgile jusqu'à Schiller, depuis Hérodote jusqu'à Lichtenthaler,, le directeur actuel de l'établissement, sont prodigués...»
(3) Des palais pour les livres. Labrouste, Sainte-Geneviève et les bibliothèques, dir. Jean-Michel Leniaud, Paris, Maisonneuve et Larose, Bibliothèque Sainte-Geneviève, 2002.
(4) Notons cependant qu'il s'agit d'un escalier intérieur, donnant accès aux différents niveaux de la salle de lecture, et non pas de l'escalier d'entrée à la bibliothèque proprement dite. Ajoutons qu'il convient toujours de considérer la chronologie: à l'origine, le superbe escalier devenu emblématique de la bibliothèque Anna Amalia de Weimar (le Wendeltreppe) n'était pas destinée à celle-ci; de même à Paris, l'élégant escalier donnant accès à la Bibliothèque Mazarine a été élevé par l'architecte Léon Biet en 1824.



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