mardi 18 avril 2017

Le temps caractéristique (3)

Les pièces et autres feuilles volantes imprimées existent certes plus d’une génération avant la Réforme, élargissant peu à peu le champ de la «publicité». Rappelons que la première affiche imprimée en France et que nous conservions est le placard anopisthographe du Grand pardon de Notre-Dame de Reims, donné à Paris par Guy Marchant vers 1492 (Bibliothèque de Reims, Inc. 2). Le nombre de ces pièces est impossible à préciser, parce qu’il s'agit de documents qui ne sont pas destinés à être conservés et dont la production a certainement été bien supérieure à ce que nous pouvons en connaître à partir des seuls exemplaires conservés.Dans le même temps, le pouvoir s’empare du procédé, avec la multiplication des éphémères relatant des événements relatifs à la vie collective (sacres, naissances et baptêmes, entrées royales et récits de fêtes, funérailles, etc.), ou rapportant, notamment en France, des nouvelles relatives aux campagnes militaires en Italie.
Mais l’événement de 1517 et l’irruption des Flugschriften donne au phénomène une dimension complètement inédite. Nous ne revenons pas sur la statistique de la production: 10 000 pièces ont pu sortir entre 1501 et 1530 (estimation basse), sur un total de 21 000 titres produits dans la même période (VD16). Sur le plan systémique, les conséquences de l’invention des Flugschriften sont de deux ordres.
1) Du fait que la Flugschrift se présente sous une forme plus légère, elle est fabriquée beaucoup plus rapidement et pour un coût moindre, sa reproduction par «contrefaçon» en est facilitée, donc sa diffusion accélérée et élargie d’autant. Le phénomène aboutit à déplacer la ligne de fracture entre temps caractéristique traditionnel et temps caractéristique moderne, en créant dans une partie du public un nouveau sentiment d’impatiente curiosité.
2) Par suite, une majorité plus grande de la population entre, par un biais ou par un autre, dans la logique de la communication partagée moderne: contrairement aux pièces purement informatives, du type du «canard», la Flugschrift est en effet un vecteur de participation. Des polémiques se développent, sur la base de publications s’enchaînant et se répondant les unes aux autres, et le simple fait de se procurer tel ou tel titre constitue un mode de participation.
Au cœur de ces phénomènes, la diminution du temps caractéristique au niveau de quelques semaines, voire de quelques jours: l’économie moderne du média s’appuie sur un temps caractéristique court, à partir duquel émerge la catégorie nouvelle de l’«événement» et, très vite, de sa manipulation.
Jérôme Aléandre, nonce pontifical à Worms
Voici un événement par excellence, celui de la Diète (Reichstag) de Worms, ouverte le 27 janvier 1521. Les positions de Luther ont été condamnées par la bulle «Decet Romanum Pontificem», mais l’application de ces décisions dans le Saint-Empire dépend de la Diète. Après quelques semaines de discussion, il est décidé de faire venir Luther à Worms pour qu’il puisse se justifier, et Charles Quint signe le 6 mars un sauf-conduit à cet effet.
Le document est reçu à Wittenberg autour du 23 et, après réflexion et consultations diverses, Luther quitte la ville le 2 avril, soit le mardi après Pâques. Passant par Erfurt (7 avril) et Gotha (8-10), il est successivement à Eisenach, Berka, Bad Hersfeld, Alsfeld, Grünberg et Friedberg, pour arriver à Francfort le 14. Il poursuit alors sa route par Oppenheim, et entre à Worms le 16 avril.
Il quittera la ville le 28: nous le retrouvons à Francfort, puis il prêche à Hersfeld le 1er mai, passe à Eisenach le 2 et arrive à la Wartburg le 4. Quelques semaines plus tard, le 28, Charles Quint signe le célèbre édit de Worms, par lequel Luther est mis au ban de l’Empire: il n’est pas anodin que l’édit ait été antidaté au 8 mai, de manière à lui apporter la caution indispensable, avoir été pris avec l’assentiment de la diète. La manipulation fine des dates (au jour le jour) devient un argument politique.
La succession des dates montre comment le temps caractéristique est réduit à quelques semaines, et comment le média moderne s’impose en tant qu’acteur-clé de la crise. Les échanges de correspondance sont constants, et le nonce pontifical est tout particulièrement attentif à informer Rome du devenir du dossier. En quelques jours, les décisions sont prises, les correspondances envoyées et reçues, les événements s’enchaînent –et les plaquettes imprimées se multiplient.  
En arrière-plan, un autre acteur intervient aussi, en l’espèce du retentissement médiatique. L’enthousiasme que soulève Luther dans les différentes villes où il passe, et où parfois il prêche, sur la route de Wittenberg à Worms, est connu des princes, qui répugnent dès lors d’autant plus à faire condamner un sujet de l’électeur de Saxe au risque de voir provoquer des troubles. À Worms même, on a ouvert une imprimerie, et surtout les textes du Réformateur sont diffusés largement, au grand dépit des partisans de Rome. Pour Alfondo de Valdés, l’édit impérial ne pourra pas être appliqué, parce qu’il est impossible de mettre des barrières au déferlement du média – on croyait avoir fermé le dossier, quand celui-ci ne fait que s’ouvrir:
Ainsi se termine cette tragédie, comme certains voudraient le croire; mais moi, je suis persuadé que ce n’en est pas la fin, mais el commencement. (…) Les édits de l’empereur ne feront pas beaucoup d’effet, étant donné que les écrits de Luther se vendent, à peine sortis, à tous les coins de rue…
Il ne s'agit déjà plus des seules Flugschriften: avec les polémiques alimentées par les partisans des deux camps qui s'opposent (comme dans le cas de Thomas Murner), l'économie du livre lui-même est aussi touchée. Le dernier pan de l’innovation induite par l’invention de la typographie en caractères mobiles au milieu du XVe siècle est désromais engagé: pour la première fois, c’est une société entière qui se trouve confrontée au phénomène de la médiatisation, et impliquée dans une série de processus modernes dont on découvre peu à peu les conséquences. Paul Virilio a théorisé le principe du «krach des images» s'agissant de l’époque actuelle, et nous avons repris l’idée sous la forme du «krach des médias» au tournant des XVe-XVIe siècles.
Nul doute que la société allemande n’ait été la première confrontée au krach des médias, dans ces années cruciales de l’invention de la modernité.

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