dimanche 6 janvier 2019

L'économie des industries polygraphiques (3)

Il est temps d’ouvrir l’année nouvelle et, pour notre premier billet de 2019 (et le 801e de ce blog!), nous changerons d’échelle par rapport aux deux précédents billets, et passerons de la géographie générale de l’Europe à la topographie d’une ville en particulier.
Leipzig est située à l’intersection entre la «route royale» (la Via Regia, qui conduit de Francfort vers l’est) et la route de Nuremberg vers la Baltique, et elle constitue la porte vers les marches orientales de l’Empire et vers le monde slave. La ville est une ancienne ville de marchés, parmi lesquels deux sont particulièrement importants, à Pâques, et à la Saint-Michel. Après plusieurs autres privilèges, le privilège impérial de 1497 confirme l'existence d'une foire trisannuelle (également tenue pour le Nouvel An), et la place sous la protection de l'Empire.
La foire se tient d'abord dans des installations provisoires, baraques et tentes installées sur la place centrale, la place du Marché (Markt), adossée à l’Hôtel de ville (Altes Rathaus). Toutes sortes d’autres espaces urbains seront aussi occupés par le négoce de foire: le Marché aux chevaux (Roßmarkt), par lequel s’ouvre traditionnellement la foire, ou, plus tard, la place Augustus (Augustusplatz: la dénomination ne date que de 1837), ainsi que de nombreuses rues et toutes sortes d'espaces privés.
Geißler, L'échoppe du libraire de foire (© SGM, Leipzig)
La foire du livre n’existe pas encore en tant qu’entité indépendante, et les négociations «libraires» se poursuivent partout, dans la rue, sur les stands comme dans les auberges ou chez les professionnels en ville. Bien sûr, l’activité ne se limite pas au seul négoce que nous dirions «établi», et la foire attire aussi les petits revendeurs, colporteurs, bateleurs et autres artistes de rue.... Les auberges sont pleines, de tous côtés les portefaix se hâtent, tandis que les silhouettes pittoresques se rencontrent à chaque pas, que Geissler (1) ou Opiz (2) croqueront encore à la fin de l'Ancien Régime et au tournant du XIXe siècle –l’entrée en ville des maquignons et de leurs troupeaux, mais aussi… la petite échoppe du libraire d’occasion.
Cette dimension «pittoresque» avait déjà frappé le Francfortois Goethe (Poésie et vérité):
Lorsque j’arrivai à Leipzig, c’était tout juste le temps de la foire, d’où je tirai un plaisir très vif. (…) Je parcourus avec beaucoup d’intérêt la place et les boutiques. Mais ce qui attira principalement mon attention, ce furent les habitants des régions orientales, avec leurs singuliers costumes: les Polonais et les Russes, mais avant tout les Grecs, dont j’allais souvent avec plaisir regarder les figures imposantes et les nobles vêtements.
À terme pourtant, face à l’accroissement des affaires, le dispositif de la foire que l'on pourrait qualifier de «volante» est de moins en moins adapté: dans la deuxième moitié du XVIe siècle commencent à être aménagés ou construits les premiers immeubles spécialisés pour le négoce et pour la foire, en l’espèce des «maisons de foire» (Meßehäuser), dont moins d’une vingtaine sont aujourd’hui conservées, les plus récentes remontant au début du XXe siècle. Le Städtisches Kaufhaus sera achevé en 1901, et abrite bureaux d’intermédiaires, salles de réunion et espaces de stockage. 
Maison de commission et d'expédition Johann Christian Freygang
Dans le même temps, les pratiques du négoce en général, et celles du commerce de livres en particulier, se réorganisent, avec la mise en place du commerce de troc (Tauschhandel) entre les producteurs: dans le domaine des livres, le paiement au comptant ou à crédit laisse la place à un barème complexe, permettant d’échanger les uns contre les autres des stocks de feuilles imprimées. Cette pratique, qui perdurera jusque dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, évite la circulation des espèces et les frais de change, tout en élargissant pour un certain titre la géographie de sa diffusion.
Cour d'Auerbach (Auerbachshof), 1778 (© SGM, Leipzig).
Le troc a pour conséquence, sur le plan de la topographie urbaine, l’aménagement ou la construction d’un autre modèle d’immeubles, organisés autour d’une ou de plusieurs cours intérieures permettant la réception, la manipulation, le stockage et l’expédition des marchandises (les Messehöfe). Le stockage se fait dans les locaux de plain pied, mais aussi au dernier niveau, sous les grandes toitures, par l’intermédiaire de palans permettant de manipuler sacs, caisses, ballots et autres tonneaux. Les «cours» sont aussi des espaces de sociabilité et de vente au détail.

La plus belle aujourd’hui conservée est la Cour Barthel (Barthelshof), élevée au milieu du XVIIIe siècle sur le Markt pour le négociant-banquier Gottfried Barthel (1692-1759). Le Speckshof (du nom de Maximilian Speck von Sternburg, qui acquiert les lieux en 1815) correspond au même modèle, mais il sera reconstruit en 1909-1912, et ses cours intérieures couvertes en 1928, pour le transformer en passage.
La foire traditionnelle de la «librairie» était celle de Francfort, chaque année au printemps et à l’automne, mais la concurrence de Leipzig permet à cette ville de dépasser sa rivale, pour le volume des affaires, dans le dernier quart du XVIIe siècle. La «Vieille bourse du négoce» (Alte Handelsbörse) marque ce moment de rupture: le bâtiment a en effet été élevé par les négociants de la ville en 1678-1679 à côté de l’ancien Hôtel de ville (milieu du XVIe siècle), et il accueille notamment dès lors (jusqu’en 1886) la séance clôturant la foire du livre, celle, décisive, de la balance des comptes et des paiements (les retours se faisant dans les magasins eux-mêmes).
La Vieille Bourse (Alte Börse). A gauche, l'ancien Hötel de Ville (Rathaus)
Avec l’industrialisation engagée au XIXe siècle, la production et les échanges de librairie changent à nouveau d’échelle: par suite, les activités du livre et de la presse vont tendre à se concentrer aux mains d’entreprises de plus en plus spécialisées, qu’il n’est plus possible d’accueillir dans le centre historique de la ville ancienne. C’est alors l’émergence du «Quartier polygraphique» (das graphische Viertel), où se concentrent, sur une superficie de quelque 1,2km2, l’ensemble des activités de la chaîne, avec des bâtiments associant efficacité (des usines modernes) et représentation: l’un des plus emblématiques est le «Carré Reclam» (Reclam-Carree), un bloc imposant, une véritable forteresse quadrangulaire abritant tous les services du célèbre éditeur de la «Universal-Bibliothek».
Nouveau complexe du Speckshof
Un dernier type de bâtiments spécialisés dans le domaine du négoce apparaît aussi au tournant du XIXe au XXe siècle: les passages réunissent espaces d’exposition et de vente au détail ou en gros. Le Passage Mädler (Mädlerpassage), inauguré (comme la BUGRA) en 1914, en constitue l’un des exemples les plus accomplis, avec ses quelque 8000m2 de locaux.
Les deux-tiers du «Quartier polygraphique» seront détruits par les bombardements de 1942-1943, tandis que la mise en place du rideau de fer détruit aussi les bases de la «librairie» de Leipzig et ouvre le temps de la renaissance pour la plus grande foire du livre aujourd’hui, celle de Francfort.
L’un des agréments de l’historien quand il voyage réside dans le fait que le voyage dans l’espace recouvre aussi un voyage dans le temps. En nous promenant dans la vieille ville de Leipzig, dans ce qui a été le «Quartier polygraphique» et jusqu’au cimetière proche –où se rassemblent encore les grandes dynasties d'imprimeurs et de libraires, nous retrouvons, malgré les destructions irrémédiables, les logiques de fonctionnement de la « librairie », et de la société plus large qui l'encadrait, au cours de plusieurs siècles. Nous pouvons faire les mêmes expériences à Paris, à Lyon, et dans un certain nombre d’autres villes: toujours et partout, il faut savoir s’informer, ouvrir les yeux et regarder (3). 

Notes
(1) Christian Friedrich Heinrich Geißler (Leipzig, 1770-1844), dessinateur et graveur.
(2) Georg Emanuel Opiz (Prague, 1775- Leipzig, 1841), écrivain, dessinateur et graveur.
(3) Le cas échéant en se reportant à un guide. Nous ne pouvons que recommander celui de Sabine Knopf, Der Leipziger Gutenbergweg. Geschichte und Topographie einer Buchstadt, Markkleeberg, Sachs-Verlag, 2000.

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