dimanche 12 janvier 2020

L'année Raphaël (3)

Comme annoncé, nous revenons aujourd’hui une dernière fois sur l’héritage de l’École d’Athènes, sur la médiatisation de l’artiste comme héros… et sur la pérennité du motif dans la décoration des bibliothèques.
Nous l'avons dit, la célébrité de Raphaël est telle que ses fresques du Vatican deviennent très vite une œuvre emblématique reproduite notamment par le biais de la gravure. Or, par extraordinaire, le carton préparatoire de l’École d’Athènes a été conservé à Rome. Il s’agit d’une pièce très impressionnante, de fait le plus grand dessin de la Renaissance qui nous soit parvenu, et dont l’étude attentive permet de préciser un certain nombre de points quant à la conception de l’œuvre et à la manière de travailler de l’artiste (1): nous avons déjà signalé que le cadre architectural encadrant la fresque ne figurait pas sur le carton, non plus que la silhouette d’Épicure, introduite plus tard au premier plan de la composition.
Ce carton est acquis par le cardinal archevêque Federico Borromeo (1564-1631) à Milan au tout début du XVIIe siècle, et il entre dans les collections léguées par lui à l’Ambrosiana: le complexe élevé par le cardinal comprend en effet, comme on le sait, une bibliothèque de travail et une Académie (présidée par Crespi), mais aussi une école et un ensemble de collections précieuses destinées à servir de matériau à l’enseignement des Beaux-Arts. Aujourd’hui, le carton, admiré par Joseph de Lalande (voir son Voyage en Italie), est toujours conservé et présenté au public dans une salle spéciale de la superbe Pinacoteca Ambrosiana (cliché 1).
Pourtant, l’œuvre de Raphaël a quitté Milan pour quelques années. Cent soixante-dix ans en effet après son entrée à l’Ambrosiana, voici que la victoire de Lodi contre les Autrichiens (11 mai 1796) ouvre à Bonaparte les portes de la capitale lombarde. Reprenant la politique des «Agences d’évacuation» (sic) de 1794, une «Commission des sciences et des arts» est très vite instituée par le Directoire, qui effectuera le choix et supervisera l’expédition des pièces exceptionnelles que l’on saisira en Italie pour les rassembler à Paris: la capitale de la République, qui donne au reste du monde le modèle de la régénération politique, doit aussi s’imposer comme la capitale des arts et des sciences, «de l’excellence et du progrès». Dès le 7 mai, le Directoire écrit au général en chef :
Le Directoire est persuadé que vous regardez la gloire des beaux-arts comme attachée à celle de l’armée que vous commandez. (…) Le Muséum national [le Louvre] doit renfermer les monuments les plus célèbres de tous les arts, et vous ne négligerez pas de l’enrichir…
L’arrivée des «chefs d’œuvre» (dont des livres, ne l'oublions pas) d’Italie à Paris fera l’objet d’une mise en scène grandiose. Le Directoire en effet,
considérant que les chefs d’œuvre recueillis en Italie sont les fruits les plus précieux de nos conquêtes, et l’éternel témoignage de la puissance de la République française; que le Gouvernement à l’époque de leur arrivée à Paris doit manifester son intention constante de servir et de protéger les sciences et les arts; arrête ce qui suit: Article premier- Les objets des sciences et des arts recueillis en Italie seront reçus dans Paris avec pompe et solennité (26 avril 1798).
Nous n’avons pas à présenter ici le détail de la cérémonie, à la suite de laquelle le carton est versé au nouveau Museum (le Musée du Louvre), sinon pour souligner la prégnance du modèle d’Athènes et d’Alexandrie, dont Paris devra être reconnue comme le successeur. L’œuvre de Raphaël sera restituée à la chute du Premier Empire, comme le regrette implicitement Stendhal, pourtant «Milanais» de cœur:
Nous avons vu longtemps au Louvre, dans la galerie d’Apollon, le carton de l’École d’Athènes. Le passage du pont de Lodi nous l’avait donné, Waterloo nous l’a ravi, et il faut maintenant le chercher à la Bibliothèque Ambrosienne, à Milan (2).

Les institutions savantes antiques associaient formation intellectuelle, éducation politique et recherche scientifique –ainsi de l’Académie de Platon, du Lycée d’Aristote et, bien sûr, du Musée d’Alexandrie. Rien de surprenant si leur modèle est réanimé au cœur de certaines institutions modernes: à une centaine de kilomètres à l’est de Lisbonne, Évora est la capitale intellectuelle et artistique du Portugal aux XVe et XVIe siècles. En 1551 y est fondé le Collège du Saint Esprit, confié aux Jésuites, et qui recevra en 1559 le statut d’université, la seconde du royaume après Coimbra. Les bâtiments se déploient autour d’un grand cloître à arcades, sur lequel donnent la salle des Actes et les différentes salles de cours, elles-mêmes décorées de carreaux de céramique (azulejos) des XVIIe et XVIIIe siècles. Parmi les scènes représentées, deux intéressent tout particulièrement notre thématique, à savoir l’enseignement à l’Académie de Platon et au Lycée d’Aristote – pour autant, le modèle de la fresque raphaëlienne n’y apparaît pas (cliché 2).
Il n’en va pas de même dans un autre établissement jésuite, appartenant en l’occurrence à la géographie des anciens Pays-Bas. À Valenciennes en effet, la capitale du Hainaut français, le recteur du puissant collège, le P Cordier, paie de ses propres deniers la décoration de la nouvelle bibliothèque, en trace le programme iconographique et en confie la réalisation au peintre lillois Bernard Joseph Wamps. Sur les longues parois au-dessus des rayonnages, on mettra en place une succession de portraits de Pères de la Compagnie ayant tout particulièrement illustré celle-ci par leurs travaux dans les différents domaines de la connaissance. Sur les petits côtés, deux compositions allégoriques se feront face, inspirées de la Stanza de Raphaël. Elles illustrent de manière libre, la première, l’École d’Athènes, et la seconde, la Dispute du Saint Sacrement. Cette dernière, accompagnée du cartouche «Scrutamini Scripturas», est placée du côté de l’église Saint-Nicolas, à la tribune de laquelle un étroit passage donne directement accès (3). 
Parce qu’ils se plaçaient dans cette continuité, les savants jésuites avaient conservé la structure iconographique de la Renaissance, avec les deux motifs qui se font face. Il n’en va plus de même à la nouvelle Bibliothèque Sainte-Geneviève, héritière à Paris de la bibliothèque de l’abbaye éponyme. Le programme iconographique défini par Jules II et par ceux qui l’entourent semble désormais inintelligible et probablement inadéquat, surtout dans le cadre non plus d'une institution d'enseignement destiné à une minorité de jeunes gens, mais d'une institution qui doit devenir la première grande bibliothèque publique parisienne. Le double motif (l'École et la Dispute) est désormais abandonné, au profit de la seule représentation de l’École d’Athènes traité par deux élèves d'Ingres, les frères Raymond et Paul Bayze, et symbolisant la progression des connaissances humaines. Nous sommes au milieu du XIXe siècle, à  l’ère du positivisme d’Auguste Comte, et l’architecte Henri Labrouste veut faire de sa bibliothèque un modèle de modernité pour le futur:
À l’entrée, les lumières du savoir accueillent le lecteur, sous forme de deux torches encadrant la lourde porte de bronze. [Puis c’est] le vestibule, sombre, [qui] conduit vers le grand escalier qui permet au lecteur de monter vers la connaissance. (…) Une immense copie de l’École d’Athènes de Raphaël décore le mur de l’escalier, lui-même éclairé d’imposants candélabres (4).

Notes
(1) Konrad Oberhuber, Lamberto Vitali, Raffaello : il cartone per la Scuola di Atene, Milano, Silvana Editoriale, 1972. Outre la gravure de Ghisi (signalée par ex. dans la collection du banquier Winckler à Leipzig en 1803, n° 3851 et 3852), plusieurs cabinets de l’époque des Lumières signalent des dessins de Raphaël préparatoires à l’École d’Athènes.
(2) Stendhal, Promenades dans Rome, dans Voyages en Italie, Paris, Gallimard, 1996, p. 827 («Bibliothèque de la Pléiade»).
(3) Plutôt qu’aux plaquettes récemment publiées, et qui se signalent surtout par l’indigence de leur information, on se reportera à l’article classique de Paul Lefrancq, «La Bibliothèque municipale de Valenciennes», dans Bulletin des bibliothèques de France, 1962, n° 9-10, p. 517-519. Voir aussi: Marie-Pierre Dion, «Image et mémoire: les catalogues en images de la bibliothèques de jésuites de Valenciennes», dans Arts de la mémoire et nouvelles technologies, Valenciennes, Université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis, 2012, p. 33-42.
(4) Jean-François Foucaud, «De la Bibliothèque Sainte-Geneviève à la Bibliothèque impériale », dans Des palais pour les livres. Labrouste, Sainte-Geneviève et les bibliothèques, dir. Jean-Michel Leniaud, Paris, Bibl. Ste-Geneviève, Maisonneuve & Larose, 2001, p. 36-47, ici p. 43. C'est la position de la peinture en retrait du grand escalier qui interdit d'en avoir une représentation photographique adéquate.

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