Coord.: Emmanuelle Chapron (Aix Marseille Université / EPHE), Sabine Juratic (CNRS/ IHMC).
Argumentaires et Axes
Depuis la fin des années 1990, une bibliographie croissante s’est intéressée aux relations entretenues par les femmes avec les livres et, plus largement, avec le monde de l’imprimé en Occident. Les travaux ont mis en évidence la participation des femmes à la production et au commerce des livres, des ateliers d’Ancien Régime (Jimenes 2017) au développement des éditions féministes dans les années 1970 (Pavard 2005, Mazzone 2007), jusqu’à la place occupée par les «petites» maisons d’édition fondées par des femmes dans un champ éditorial, celui de la fin des années 1990, globalement guetté par une «révolution conservatrice» (Bourdieu 1999). Au cœur de nombreuses recherches, les lectrices ont été saisies à la fois comme construction normative (la lectrice idéale) et comme réalité sociale (von Tippelskirch 2011, Matamoros 2017). Les travaux ont éclairé les contraintes matérielles, sociales et culturelles qui s’exerçaient sur la lecture féminine, autant que la capacité des lectrices à s’en accommoder, à les contourner ou à les renverser à leur profit (Brouard-Arends 2003). Enfin, la place des femmes dans le champ littéraire, leur accès longtemps mesuré et contraint à la publication, le façonnement de figures d’autrices ont été questionnés dans la longue durée (Reid 2020).
Récemment, plusieurs travaux ont proposé une perspective plus englobante, embrassant l’ensemble du circuit du livre, dans la France (Broomhall 2002), l’Angleterre (Smith 2012) ou l’Italie (Richardson 2020) des XVIe et XVIIe siècles: les femmes y sont saisies à leur table de travail, à écrire, traduire, préfacer, copier, préparer les textes pour la presse, dans l’atelier, la rue et les corporations de métier, dans leurs interactions avec les auteurs, les imprimeurs et les patrons, dans leur confrontation, plume à la main, avec le texte lu, offert, prêté ou échangé.
Il n’est plus contestable qu’observer les femmes à l’œuvre ou même, comme le suggère Brian Richardson, de regarder «how activities related to books looked through the eyes of the women», permet d’ouvrir des perspectives latérales, de produire un autre regard sur des réalités consolidées par l’historiographie, d’interroger différemment les manières de lire, les formes de l’auctorialité, le genre des inky fingers, les paratextes (Keller-Rahbé et Clément 2017), en bref d’examiner autrement l’ordre des livres.
De plus en plus, l’entrée par les femmes est en réalité une entrée par le genre, même si elle ne s’avoue pas comme telle (Clément 2016): il s’agit tout autant de considérer les dominations masculines sur les pratiques féminines du livre, que toutes les traces, visibles ou invisibles, de l’incorporation du travail féminin dans les objets et les lieux de l’imprimé (de sorte que les livres seraient, comme le suggère Helen Smith, indissociablement mâles et femelles). En contrepartie, il importe aussi de discuter constamment l’idée que dans la direction d’une maison d’édition, la manipulation des livres ou la constitution d’une bibliothèque, le genre serait une ligne de clivage plus pertinente et plus déterminante que les autres.
Cet appel à propositions s’articule autour de trois axes, combinables et non exclusifs d’autres propositions. On les présentera en s’appuyant sur des travaux récents qui nous paraissent ouvrir des pistes intéressantes.
1) Le premier axe propose de croiser histoire du livre et histoire (genrée) du travail, en suivant les suggestions d’une historiographie sur le travail en plein renouvellement. Cette approche inclut évidemment, en premier lieu, les activités de production et, plus largement, la participation des femmes à l’économie du livre. Il importe d’étudier à la fois les modalités concrètes de cette féminisation (en matière de formation professionnelle, par exemple), et la manière dont elle ébranle la culture de métiers longtemps très masculins. En effet, au cours des siècles, la féminisation de certaines activités est souvent le moteur d’une réflexion sur les «fondamentaux» du métier et les compétences qui lui sont associées. Au XIXe siècle, les embauches féminines liées à l’introduction de procédés mécaniques de composition dans les ateliers typographiques se font dans un climat d’hostilité et troublent les identités ouvrières (Jarrige 2007). Si la féminisation du personnel des bibliothèques au cours du XXe siècle a, elle aussi, jeté un «trouble dans le genre de la bibliothèque» (Eddy 2006), si elle s’est accompagnée d’une importante évolution de la littérature professionnelle (Bonavent 2018), il est aussi important de voir dans quelle mesure elle a concrètement transformé le fonctionnement des institutions ou, à l’inverse, comment l’institution a sourdement résisté à cette féminisation (Salanouve 2016). À la fin du XXe siècle, les femmes restent sous-représentées dans les comités de lecture de la plupart des grandes maisons d’édition françaises, par rapport à leur importance dans le lectorat (Simonin et Fouché 1999).
On s’interrogera, en second lieu, sur ce que suppose et implique d’être une femme à la tête d’une entreprise du livre, à la suite des travaux pionniers des années 1980 sur les veuves (d’)imprimeurs. À titre d’exemple, on pourra porter l’attention sur la mobilisation différentielle des capitaux économiques, sociaux, intellectuels ou symboliques par les hommes et les femmes qui sont à la tête des ateliers d’imprimerie, des librairies et des maisons d’édition, mais aussi des ateliers de reliure, qui restent mal connus. Cet axe inclut enfin, en troisième lieu, ce qui relève d’une approche genrée du travail intellectuel. Il faut rappeler qu’à l’époque moderne et encore au XIXe siècle, l’accès des femmes aux bibliothèques n’est pas acquis. Les travaux récents sur les bibliothèques d’artistes et d’écrivains soulignent que les femmes auteures, à l’instar de Virginia Woolf, travaillent souvent dans et avec la bibliothèque de leur père ou de leur époux (Ferrer 2001). La question des femmes d’écrivains, de savants ou d’universitaires, et du rôle qu’elles jouent dans la gestion des livres, des papiers et des bibliothèques de leur époux, pourra aussi être abordée.
2) Comme on le voit, il est difficile de poser la question du travail sans affronter du même coup la question de la construction, de la perpétuation ou de l’évolution des rôles sociaux et des stéréotypes de genre, masculins et féminins, à l’œuvre dans le monde du livre. Un deuxième axe propose de reprendre ce thème, à l’échelle de l’objet-livre, de la collection éditoriale ou de la bibliothèque. Dans cette perspective, on souhaiterait que les propositions dépassent la seule analyse de contenus textuels pour mobiliser les outils propres à l’histoire du livre, afin de mettre en lumière les assignations de genre véhiculées par les formes de mise en livre, les arbitrages typographiques, les paratextes ou encore les supports publicitaires. Ces choix éditoriaux en «rose et bleu», ou en «rose et vert», méritent d’être interrogés dans la longue durée, en confrontant les objets et les pratiques de lecture et en discutant l’efficacité sociale de ces dispositifs. Dans cette perspective, on pourra poser la question des communautés, réelles ou imaginées, que dessinent la production, la consommation, la conservation et la circulation genrée des livres, ou qu’elles participent à renforcer: on pense par exemple au rôle de médiation des libraires, ou aux pratiques de don et de prêt de livres à l’intérieur du cercle familial et amical.
3) En contrepoint du précédent, le troisième axe concerne la question de l’agentivité (agency), définie au sens large comme l’ensemble des formes d’accommodation, de contournement, de négociation, jusqu’à des formes assumées et réflexives de résistance, d’opposition ouverte et de redéfinition de cet ordre des livres. Depuis l’émergence de cet outil d’analyse, on a vu combien il avait permis d’ouvrir de nouvelles perspectives sur des dossiers classiques, comme la participation des femmes à la culture pamphlétaire dans l’Angleterre du milieu du XVIIe siècle (Nevitt 2006). L’analyse de la fréquence et des modalités du recours à l’autoédition, par les femmes et par les hommes, déjà esquissée pour le XVIIIe siècle, mériterait d’être reprise et étendue à d’autres périodes (Felton 2014). On pense aussi au rôle joué par les bibliothèques identifiées comme lieu de reconnaissance des études féministes (bibliothèque Marguerite Durand à Paris, Centre des archives du féminisme à la bibliothèque universitaire d’Angers), dans le développement de nouvelles problématiques de recherche et la consolidation de communautés académiques.
Cet axe invite aussi à s’intéresser aux formes de renversement du stigmate qui s’opèrent lorsque les individus exploitent de manière inattendue les identités de genre qui leur sont imposées. L’investissement des autrices dans la littérature pédagogique en est un des aspects, comme le montre la construction de véritables «empires» féminins, dans les départements jeunesse des bibliothèques, les librairies et les maisons d’édition spécialisées dans les États-Unis du début du xxe siècle (Eddy 2006). On pourra aussi faire place à l’histoire des maisons d’édition féministes, déjà étudiées en partie (Murray 2004, Pavard 2005, Mazzone 2007) et à des modes d’action qui le sont moins (les collections pour enfants de ces mêmes maisons d’édition, comme la collection «Du côté des petites filles», active de 1975 à 1982 aux éditions Des femmes).
Cette problématique conduit enfin à regarder du côté des échecs ou des revers non contrôlés de ces formes de résistance. Ainsi des anthologies d’autrices anglaises du XVIIe siècle qui se multiplient au XIXe siècle: en construisant un canon de littérature féminine, dans une perspective féministe, elles ont probablement contribué à l’éviction de ces œuvres du champ de l’analyse littéraire, telle qu’elle s’est professionnalisée à l’université dans les années 1920 (Dubois-Nayt, 2014).
Les propositions (1 page de texte, précisant clairement les objectifs de l’article et les sources mobilisées, accompagnée d’un court CV bio-bibliographique) doivent être conjointement adressées à Emmanuelle Chapron (chapron@mmsh.univ-aix.fr) et Sabine Juratic (sabine.juratic@ens.psl.eu) avant le 15 juillet 2021.
Les propositions seront soumises au comité scientifique du dossier. La décision sera communiquée aux auteurs avant le 1er octobre 2021. Les textes définitifs seront à remettre avant le 1er mai 2022. La publication se fera dans la livraison 2023 de la revue.
Bibliographie
Bonavent 2018: Bonavent Élodie, Être une femme bibliothécaire: analyse du regard de la littérature professionnelle. Début XXe siècle-années 1970, mémoire de Master 1 Science de l’information et des bibliothèques, Université d’Angers, 2017-2018.
Bourdieu 1999: Bourdieu, Pierre, «Une révolution conservatrice dans l’édition», dans Actes de la recherche en sciences sociales, 126-127, 1999, p. 3-28.
Broomhall 2002: Broomhall Susan, Women and the Book Trade in Sixteenth-Century France, Aldershot, Ashgate, 2002.
Brouard-Arends 2003: Brouard-Arends Isabelle (dir.), Lectrices d’Ancien Régime, Rennes, PUR, 2003.
Clement 2016: Clement Michèle, «Asymétrie critique. La littérature du XVIe siècle face au genre», dans Rapports de sexe et rôles sexués (XVIe-XVIIIe s.), Littératures classiques, 2016/2, n° 90, p. 23-34.
Dubois-Nayt 2014: Dubois-Nayt Armel, «L’édition des autrices anglaises du XVIIe siècle: état des lieux, enjeux et prospective» [carnet du groupe de recherche Britaix 17-18, AMU, LERMA, britaix.hypotheses.org]
Eddy 2006: Eddy Jacalyn, Bookwomen: creating an empire in children’s book publishing, 1919-1939, Madison, University of Wisconsin press, 2006.
Felton 2014: Felton Marie-Claude, Maîtres de leurs ouvrages: l'édition à compte d'auteur à Paris au XVIIIe siècle, Oxford University Studies in the Enlightenment, Oxford, Voltaire Foundation, 2014.
Ferrer 2001: Ferrer Daniel, «Les bibliothèques virtuelles de James Joyce et de Virginia Woolf», dans Paolo d’Iorio, Daniel Ferrer (éd.), Bibliothèques d’écrivains, Paris, CNRS Éditions, 2001, p. 171-194.
Jarrige 2007: Jarrige François, «Le mauvais genre de la machine. Les ouvriers du livre et la composition mécanique (France, Angleterre, 1840-1880)», dans Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2007/1, n° 54-1, p. 193-221.
Jimenes 2017: Jimenes Rémi, Charlotte Guillard, une femme imprimeur à la Renaissance, Tours, PUFR, 2017.
Keller-Rahbé et Clément 2017: Keller-Rahbé Edwige, Clément Michèle (dir.), Privilèges d’auteurs et d’autrices en France (XVIe-XVIIe siècles). Anthologie critique, Paris, Classiques Garnier, 2017; Privilèges de librairie en France et en Europe (XVIe-XVIIe siècles), Paris, Classiques Garnier, 2017.
Matamoros 2017: Matamoros Isabelle, «Mais surtout, lisez!». Les pratiques de lecture des femmes dans la France du premier XIXe siècle, thèse de doctorat en histoire contemporaine, Université Lumière Lyon 2, sous la direction de Christine Planté et Rebecca Rogers, 2017.
Mazzone 2007: Mazzone Fanny, L'édition féministe en quête de légitimité: capital militant, capital symbolique (1968-2001), thèse de doctorat en littérature française, Université de Metz, sous la direction de Jean-Marie Privat, 2007.
Murray 2004: Murray Simone, Mixed media : feminist presses and publishing politics, Londres, Pluto press, 2004.
Nevitt 2006: Nevitt M., Women and the Pamphlet Culture of Revolutionary England, 1640-1660, Aldershot, Ashgate, 2006.
Pavard 2005: Pavard, Bibia, Les éditions Des femmes: histoire des premières années 1972-1979, Paris, L’Harmattan, 2005.
Reid 2020: Reid Martine (dir.), Femmes et littératures. Une histoire culturelle, vol. 1, Paris, Gallimard, 2020.
Richardson 2020: Richardson Brian, Women and the Circulation of Texts in Renaissance Italy, Cambridge, CUP, 2020.
Salanouve 2016: Salanouve Florence, «Les bibliothèques en France ont-elles un genre?: l’indispensable conversion du regard vers le genre », dans Revue de l’Enssib, 2016, n° 3 [en ligne]
Simonin et Fouché 1999 : Simonin Anne, Fouché Pascal, «Comment on a refusé certains de mes livres. Contribution à une histoire sociale du littéraire», dans Actes de la recherche en sciences sociales, 126-127, 1999, p. 103-115.
Smith 2012: Smith Helen, ‘Grossly material things’: women and book production in early modern England, Oxford, Oxford university press, 2012.
Von Tippelskirch 2011: Von Tippelskirch Xenia, Sotto controllo. Letture femminili in Italia nella prima età moderna, Rome, Viella, 2011.