mardi 23 juin 2020

Les origines de la Maison Fayard

Une notice à rédiger sur un volume de la célèbre collection du «Livre populaire», collection fondée en 1905 par Arthème Fayard (II), nous ouvre les portes d’un tout autre monde, et d’une histoire que l’on pourrait dire balzacienne.
Nous voici au début du XIXe siècle, dans un bourg à la limite méridionale du département du Puy-de-Dôme: Brassac (canton de Jumeaux), qui deviendra en 1886 Brassac-les-Mines par la grâce de l’exploitation du charbon. Brassac, que l’on connaît depuis le haut Moyen Âge, est situé sur la rivière d’Allier, ce qui explique l’importance de l’activité de batellerie qui se déploie au port de Brassaget –avec les différents corps de métier traditionnels que sont les charpentiers, les cordiers, et, bien évidemment, les mariniers et autres passeurs (il n’y a encore qu’un très petit nombre de ponts sur l’Allier, surtout en amont de Pont-du-Château), sans oublier les fabricants, propriétaires de bois et négociants, qui sont les donneurs d’ordres. 
[Aux] ports de Brassac et de Brassaget, on construit un grand nombre de bateaux et on charge les charbons de terre du département de la Haute-Loire. (…) Ces bateaux sont construits à Brassac, Brassaget, Vézezoux et environs, avec des sapins débités par les nombreuses scieries des cantons de La Chaise-Dieu, de Crapone et de St-Germain-l’Herm. (…) On en construit par an environ 1600, dont 1000 servent au transport des houilles (1).
Carte des localisations: Brassac, Brioude, Saint-Germain-l'Herm (© IGN)
À la fin du XVIIIIe siècle, Brassac ne compte en effet pas moins de 300 mariniers, et les ateliers de construction fournissent des «sapinières»: ces embarcations sommaires ont un tirant d’eau suffisamment faible pour leur permettre de naviguer sur les hauts fonds. Celles de Brassac, dites «Recettes», font le plus souvent 18m sur 3,50m, et chargent en moyenne 280q. Par l’Allier, les péniches navigant en flottille gagnent la Loire, les unes descendant ensuite le fleuve vers Tours et vers Nantes, les autres empruntant le canal de Briare puis la Seine vers Paris. Le fret le plus usuel est composé de charbon, de vin, de bois ou de pierre. Une fois le périple accompli (quatre semaines jusqu’au port du quai de la Râpée à Paris), les barges sont déchargées et démantelées («déchirées»), et leur bois vendu en bois de chauffage, tandis que les mariniers rentrent à pied au pays –il n’y a pas de fret de retour.
Outre les difficultés de la navigation, le petit monde de la batellerie est soumis au risque d’inondation, comme à l’automne 1846:
L’Allier a généralement balayé (…) en Auvergne les produits industriels et agricoles destinés à l’exportation et attendant sur les ports le moment d’être embarqués : vins, charbons, bois de construction, bateaux au chantier etc., et en plusieurs endroits des ponts, des moulins, des maisons mêmes et des fermes entières (…). À Brassage [sic], quelques maisons ont été emportées (…). Sur trente-quatre bateaux amarrés au Pont-du-Château, trois seulement ont résisté. Jumeaux et Brassac ont éprouvé des pertes semblables, et non loin de là une belle verrerie a été détruite (Journal des débats, 16 oct. 1846).
Comme on le sait, certains mariniers auvergnats réussissent pourtant à s’établir dans la capitale, d’abord pour distribuer les marchandises débarquées des péniches, puis pour ouvrir des commerces de «bougnats» (< franco-prov. charbognats, = charbonniers) «Vins, bois et charbons». L’arrivée du chemin-de-fer à Brassac (1855) engagera l’ère du replis, puis du déclin de ces activités.
Une société rude, ne plaignant pas sa peine, et sans moyens financiers, donc. C’est devant le maire de Brassac que, le 8 avril 1818, se présente Jean Fayard (1783-1860), marinier et fils de marinier, pour déclarer la naissance de son fils Antoine, la veille à 22h. Les deux témoins sont eux aussi mariniers à Brassac et, tout comme le père, ils déclarent ne pas savoir signer (2).
Généalogie sommaire: les origines de la Maison Fayard
Mais nous entrons peu à peu dans un tout autre environnement, lorsque nous retrouvons Antoine Fayard loin des péniches de l’Allier, comme employé au service de l’octroi de Brioude (Haute-Loire). Et nous changeons encore plus d’environnement lorsque le jeune homme épouse, le 18 novembre 1845, toujours à Brioude, Joséphine Élisabeth Lemerle, la fille du notaire de Saint-Germain-l’Herm –quelques mois à peine après le décès de celui-ci… (3) La déclaration de mariage, étrangement enregistrée à «dix heures du soir», nous apprend au passage que le jeune marié, «âgé de vingt-sept ans», est alors caporal au 52e régiment de ligne en garnison à Clermont-Ferrand. La fin de l’acte est constituée par la reconnaissance par les deux époux d’un enfant de sexe masculin «né d’eux» à Saint-Germain l’Herm neuf ans auparavant, et qui porte les prénoms de Jean-François –dit Arthème, du nom d'un saint auvergnat, il est notre futur éditeur.
Naissance de Jean-François Lemerle, dit Arthème Fayard, St-Germain-l'Herm, 5 mars 1836 (Ad63, 63 372/7)
Les signatures au mariage témoignent de ce que le père du marié ne sait toujours pas signer, mais bien sa femme; quant à la signature du marié, avec son élégant paraphe, elle manifeste le changement radical désormais intervenu. Le régime du mariage est celui de la communauté totale, d’après le contrat passé par devant Me Philippe Roumilhac, notaire à Brioude le 27 septembre précédent (4), et la mariée est qualifiée de «propriétaire» à Brioude (cf cliché ci-dessous). 
Reconnaissance de paternité, Brioude, 18 nov. 1845 (Ad43, 6E 40/51, extrait)
On ne peut qu’être frappés par la distance sociale entre les familles des nouveaux époux. Saint-Germain-l’Herm est un bourg d’une certaine importance, à quelque 1000m. d’altitude, petite capitale des Monts du Livradois, où le notaire, Jean Lemerle (1785-1845), successeur de son père (lequel officiait depuis 1782) exerce de 1818 à 1844 et compte bien évidemment parmi les notabilités locales (5). Il a épousé en 1808 Marie-Thérèse Miramont, d’une famille originaire de Cistrières (Hte-Loire), et elle-même déjà veuve d’un premier mariage. Nous sommes dans un monde de robins, dont plusieurs membres sont notaires, puis titulaires d’offices et autres charges diverses dans les diocèses de Mende et de Clermont. Pour autant, Maître Lemerle ne semble pas avoir laissé une grande fortune, puisque la déclaration ne fait mention que de 8300f. au titre des «mobilier, argent, rentes et créances», et d’un revenu immobilier de 45,60f., tout en précisant que «la veuve a renoncé à l’usufruit par acte du 21 juillet 1845». Ces dispositions expliquent peut-être qu’elle se soit alors retirée à Brioude, où elle décède en 1853, au domicile d’une fille issue de son premier mariage et de son mari, Isidore Laroche, confiseur rue de la Boucherie (6).
Et, apparemment en 1855, le couple Fayard-Lemerle prend, à leur tour, la route de Paris, mais il est bien difficile de le suivre: c’est ainsi que nous connaissons, parmi les homonymes, un Fayard établi en 1856 comme négociant de «bois à ouvrer» sur le quai d’Austerlitz, tandis qu’une «veuve Lemerle» aurait tenu un hôtel meublé rue Lamartine. Jean-François entre quant à lui au ministère des Finances, une place qu’il abandonnera bientôt (1857), pour se lancer dans l’édition, avec le succès que l’on sait. Il décède en 1895, apparemment en son hôtel du 66 avenue de Marigny à Fontenay-sous-Bois, et est inhumé au cimetière du Montparnasse.

Bibliographie
Histoire de la librairie Arthème Fayard, Paris, Fayard, 1952, réed. 1961.
Sophie Grandjean, La Maison d’édition Fayard de 1855 à 1939, thèse de doctorat d’Histoire sous la direction de Jean-Yves Mollier, Université de Saint-Quentin en Yvelines, 1996.
Jean-Étienne Huret, "Le Livre de demain" de la Librairie Arthème Fayard: étude bibliographique d'une collection illustrée par la gravure sur bois, 1923-1947, Tusson, Éditions du Lérot, 2011 (avec notices bio-bibliographiques des artistes p. 162-220).

NB- Nous nous permettons de recommander la notice consacrée par le blog du «Bibliophile Rhemus» à l’historique de la Maison Fayard. Bien des questions restent ouvertes, qui demanderaient pour certaines à poursuivre l'enquête sur place, notamment dans les minutes notariales... Si notre ami Le Bibliophile dispose d’informations complémentaires susceptibles notamment de préciser les origines de la famille et son installation à Paris, qu’il n’hésite surtout pas!
Enfin, le lecteur voudra bien excuser le fait que notre billet de ce jour s'éloigne apparemment du monde des livres et de l'édition, peut-être par goût du pittoresque: pour autant, la trajectoire familiale des Fayard illustre bien les mutations très profondes qui sont celles de l'environnement culturel, même dans une province relativement isolée, autour de la monarchie de Juillet, en même temps que la dynamique très favorable de l'édition parisienne à partir du Second Empire.

Notes
(1) L’Allier est flottable (pour les bois) depuis Saint-Arcons, et navigable à partir de Fontanes. H. E. de la Tynna, C. P. Rousseau, Boussole du commerce des bois de chauffage, Paris, Au bureau de commerce de bois flotté en trains, 1827, p. 67 et 70-71.
(2) Ad63, 6E 50/7. Jean Fayard s’est marié le 16 août 1815 avec Jeanne Prunière, de dix ans sa cadette.
(3) Acte de mariage: Ad43 6E 40/51 (voir aussi Ad43, 6E 78/3). Acte de décès: Ad63, 6E 372/17 (enregistrement, 8 juill.: Ad43, 3Q 21194).(4) Ad43, 3Q 1275 (table des contrats de mariage). Les minutes du notaire sont conservées sous la cote Ad43, 3E 537/69-117.
(5) Ad63, 5E 8 617-644.
(6) Ad43, 6E 40/59.

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1 commentaire:

  1. Communiqué par Jean-Michel Leniaud:
    Tu pourrais ajouter que Fayard est un mot courant en Haute-Auvergne, Haute-Ardèche, qu'il signifie hêtre, de fagus en latin. Qu'on plantait des fayards à proximité des maisons, à la campagne dans des habitats dispersés. Le nom sent bon la ruralité.

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