mercredi 3 juin 2020

Sémantique de l'éditeur (2)

Nous avons abordé dans notre dernier billet la question de l’émergence de l’éditeur commercial, «baron de la féodalité industrielle» et généralement présenté comme une «invention» du XIXe siècle. La lexicographie française semble confirmer le fait: l’éditeur, au sens de «libraire de fonds», n’émerge qu’à partir du dernier tiers du XVIIIe siècle, avec la figure emblématique de Panckoucke, et avec la diffusion progressivement plus large de l’acception d’«éditeur» comme désignant de manière privilégiée un «éditeur de pièces imprimées et de livres». Sans y insister davantage, soulignons que le phénomène semble tout être particulièrement lié à l’essor de la presse périodique, et notons que l’éditeur, dans sa fonction de donneur d’ordres, n’est pas nécessairement un imprimeur. Si Panckouke acquiert effectivement une imprimerie ( l’imprimerie de l’an II»), c’est avant tout pour faciliter ses activités dans une conjoncture devenue très difficile.
Le paysage du vocabulaire allemand est complètement différent. Dans un premier temps, l’irruption du nouveau média gutenbergien se déploie nécessairement dans l’environnement lexicographique préexistant. Dans une structure où les réseaux de distribution ne se mettent que très progressivement en place, la désignation du libraire (libraire détaillant) se fait alors par le terme de Buchführer, apparu dans les années 1480 et que l’on traduirait par «celui qui traite des livres» (1). Le terme classique de Buchhändler (autre mot composé: le négociant en livres) ne vient le concurrencer que peu à peu au cours du XVIe siècle (2).
Mais le terme classique, vb. verlegen ou susbst. der Verleger (l’éditeur), ou der Verlag (la maison d’édition), a une tout autre origine (3).
Nous voici en effet immergés dans un vocabulaire relevant de l’économie générale et de l’organisation du travail: le Verleger désigne, depuis le bas Moyen-Âge, un entrepreneur capitaliste travaillant dans un certain domaine et passant ses commandes auprès d’artisans. Il monte l’ensemble de l’opération (ou participe à son montage), il apporte ses fonds, il organise le travail et, in fine, il assure la distribution des produits –et encaisse le bénéfice éventuel. Ce mode d’organisation (désigné comme le Verlagssytem) a été étudié par les historiens tout particulièrement dans le cadre de l’essor de pratiques proto-industrielles, dans les pays de langue allemande et à leurs marges, mais aussi dans des régions comme le nord de la France: le principal champ de la proto-industrie est celui du textile.
Pour les industries polygraphiques, il s’agira donc d’éditer un titre, pour lequel l’entrepreneur fait les fonds avant de passer commande à un atelier typographique. La pratique de l’investissement par les négociants-banquiers est ancienne, puisque nous la connaissons à Venise dès le XVe siècle (mais on pourrait aussi penser à la famille lyonnaise des Buyer), et le terme de Verleger se rencontre, dans cette acception spécifique, d'abord dans le Policeiordnung de Strasbourg en 1628 (cf Digitales Wörterbuch der deutschen Sprache). La courbe de ses occurrences, qui fait apparaître les moments de rupture: accélération sensible dans les premières décennies du XVIIIe siècle, puis à nouveau dans les années 1820, et, surtout, sous l’Empire wilhelminien –le «temps des fondateurs» (Gründerzeit), et de l’accession de l’Allemagne au rang de deuxième puissance mondiale après les États-Unis. Il est pour nous certain que cet équilibre nouveau du lexique spécialisé correspond à une orientation elle-même nouvelle de l’activité éditoriale et du discours qui la concerne. Même si notre propos n’est pas, aujourd’hui, de traiter de l’histoire de la fonction éditoriale en tant que telle,  nous ne pouvons que souligner le fait: la diffusion élargie de l’acception d'«éditeur» (Verleger) comme «éditeur de livres» traduit une diffusion plus large de cette pratique d'organisation, de sa représentation et du discours y relatif (5).
Occurrences du terme Verleger, XVIIe-XXe siècle (© DWDS)
On ne peut que le constater: dans les pays germanophones, l’«éditeur» n’est pas un phénomène lié à la «deuxième révolution du livre», mais il se rencontre bien antérieurement. De plus, les deux complexes sémantiques du français et de l’allemand apparaissent comme profondément différents. Avec Verleger, l’accent est fondamentalement mis sur la fonction d’investisseur, sur l’autonomie (entre autres parce que le Verleger échappe en principe à l’organisation en corporations) et sur la responsabilité des acteurs.
Reprenons l’analyse classique de l’économie d’Ancien Régime, en appliquant au libraire de fonds (à l’éditeur) les catégories générales qui sont celles de l’entrepreneur:
- Détenteur du capital, il sera en mesure de se «constituer des stocks de marchandises», entendons un catalogue de titres dont il est le détenteur et qui lui permettent de «contrôler la circulation du produit» et de fixer le niveau du prix.
- C’est lui qui contrôle le «détour productif», c’est-à-dire l’organisation du processus de production générant de la plus-value: il commande le travail à l’imprimeur, se procure la matière première indispensable (papier, etc.), fait éventuellement les avances financières, etc., jusqu’à la distribution et aux paiements.
- Enfin, il peut jouer sur les différents délais d’échéances, et tirer bénéfice de la disponibilité du capital. Bien entendu, cette organisation  lui impose aussi de négocier ponctuellement avec des capitalistes extérieurs.
Pourtant, la branche de la «librairie» ne correspond que partiellement au modèle classique de l'économie libérale, d’après lequel le marché d’un certain bien est dominé par le rapport de l’offre et de la demande, et animé par l’action d’agents que meuvent leurs seuls intérêts financiers (la fixation du prix constituant le régulateur central). De fait, le contrôle politique sur les acteurs (imprimeurs et libraires), plus encore sur les produits (les textes) introduit longtemps un facteur de distorsion. Comme on le voit, l'approche par le biais du vocabulaire et de la sémantique ouvre à nombre d'hypothèses et de questions tout particulièrement importantes, et cela jusqu'à aujourd'hui.

Notes
(1) Reclams Sachlexicon des Buches. Von der Handschrift zum E-Book, dir. Ursula Rautenberg, Stuttgart, Reclam, 2015, p. 75.
(2) Avec ses dérivés, notamment Verlagsbuchhändler.
(3) Cf DWDS, qui mentionne l’acception ancienne verlegen = engager de l’argent (Geld auslegen), prêter (borgen). L’éditeur scientifique se traduit par Herausgeber.
(4) Dans un premier temps, les acteurs de la librairie établie remplissent le plus souvent les trois fonctions, en ce sens qu’ils ont à la fois un atelier d’imprimerie, une librairie de détail et une librairie de fonds.
(5) En 1743, Gleditsch, qui est à la tête de la branche de la librairie à Leipzig et l'un des toyt premiers éditeurs allemands, est toujours présenté comme Buchführer par un texte officiel. Inversement, Campe signale toujours la double acception du terme de Verleger dans son Dictionnaire: «Eine Person, welche etwas verleget, die Kosten zu etwas hergibt. So werden die Gewerken, welche die Kosten zum Bergbaue hergeben, Verleger genannt, welchen Namen auch dejenige bekommt, der di Kosten in ihrem Namen verlegt oder hergiebt. In engerer und gewöhnlicher Bedeutung, einer der ein Buch etc. auf seine Kosten drucken läßt, um es nachher zu verkaufen» (Wörterbuch der deutschen Sprache, t. V, Braunschweig, in der Schulbuchhandlung, 1811, p. 326). 

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1 commentaire:

  1. Communiqué par Maria Gioia Tavoni:

    Caro Collega,

    in ritardo rispondo alla sua richiesta di conoscere come si distinsero gli editori nel passato. Mi permetto di inviarle il pdf di un volume che comprende un mio intervento (da p. 78) nel quale riferisco come Leopardi intendesse la figura di editore: un operatore che metteva anche il proprio capitale “a rischio”.
    Le segnalo pure, sperando possa interessarla, che ho dedicato righe al problema pure in “Precarietà e fortuna nei mestieri del libro nel Settecento” che può trovare in academia.edu
    Mi tenga informata sulle sue novità.
    Con cordialissimi saluti
    Maria Gioia

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