dimanche 1 juillet 2012

Pour une anthropologie des migrations professionnelles

Les développements de la recherche historique récente mettent l’accent sur la transdisciplinarité, et sur l’articulation étroite construite avec l’anthropologie, par le biais d’études portant sur les réseaux de parentés, sur les solidarités sociales, sur les pratiques et sur les représentations des différents groupes et, bien sûr, sur les identités collectives. L’histoire du livre n’échappe pas à la règle, et la perspective d’anthropologie apparaît par exemple dans un certain nombre d’articles du récent Dictionnaire encyclopédique du livre (sur les ouvriers typographes, sur leur argot, sur le rôle des femmes, etc.).
Cette même perspective constitue l’un des thèmes majeurs des travaux consacrés par Laurence Fontaine au colportage et aux réseaux de solidarités sous-tendant la réussite étonnante de certains de ses acteurs. L’anthropologie figure encore, même si implicitement, à l’arrière-plan de nombreuses monographies d’entreprises, qui recouvrent largement des monographies familiales. Plus rares sont les études envisageant par exemple le fonctionnement même de la «maison», imprimerie, librairie ou maison d’édition, au quotidien: un livre comme celui consacré par Thomas Keiderling aux fêtes organisées par l’éditeur Friedrich Arnold Brockhaus pour ses employés et autres, à Leipzig au XIXe siècle, reste à cet égard un cas exceptionnel.
Un domaine particulièrement important pour l’histoire du livre dans le long terme concerne les mouvements migratoires. Des compagnons de Gutenberg aux réfugiés huguenots de Francfort et surtout de Genève, puis des Pays-Bas, d’Angleterre et du Brandebourg, aux colporteurs et aux libraires des Lumières, aux inventeurs de la Révolution industrielle (rappelons que König et Bauer mettent au point la première presse mécanique à imprimer en Angleterre, et qu’Hippolyte Marinoni descend d’une famille italienne) et aux grands libraires internationaux du XIXe siècle, c’est peu de dire que cette problématique intéresse l’historien du livre. Il est d’autant plus paradoxal de constater combien, malgré la publication de monumentaux répertoires des imprimeurs et des libraires depuis le XVe siècle, le thème a pu se trouver et se trouve toujours négligé, y compris aujourd’hui, alors même que tout un courant d’études se porte sur les «transferts culturels».
On peut envisager ces migrations d’abord dans le cadre des différentes géographies politiques, et l’on sait la place tenue, en France, dans l’économie du livre par les jeunes gens «montés» de leur province à Paris durant toute l’époque moderne. Le phénomène est suffisamment fréquent pour passer au rang de cliché littéraire –il n’est que de rappeler les noms de Restif de la Bretonne, ou encore de Balzac dans ses Illusions perdues.
«Montés» de Lyon en 1691, les Anisson compteront, à Paris, parmi les principaux notables de la corporation –avec Étienne Alexandre Anisson-Duperron, guillotiné en 1794, et dernier directeur de l’Imprimerie royale sous l’Ancien Régime. Nous pourrions encore citer les Debure, qui viennent de Guise, en Thiérache, mais l’exemple le plus exceptionnel est sans doute donné, pour le XVIIIe siècle, par le Lillois Charles-Joseph Panckoucke (1736-1798). Panckoucke commence sa carrière dans sa ville natale, avant de venir à Paris en 1762 et de s’y imposer comme le libraire des «philosophes» et comme un éditeur de haut vol, qu’il s’agisse des périodiques (Gazette de France, Journal de Genève, Mercure, Moniteur…) ou des collections monumentales (réédition de l’Encyclopédie et de l’Histoire naturelle de Buffon, lancement de l’Encyclopédie méthodique, des Œuvres de Voltaire, etc.).
Le phénomène migratoire semble s’accentuer au lendemain de la Révolution et au XIXe siècle : Hector Bossange, Louis Hachette, Calmann et Michel Lévy, Auguste et Hippolyte Garnier, tous viennent de province et tous comptent parmi les principaux éditeurs industriels. Flammarion et son commis Albin Michel, lui-même futur éditeur, sont originaires de Haute-Marne, tandis qu’Armand Colin est le fils d’un libraire de Tonnerre et que Pierre Larousse, autre bourguignon, est né à Toucy (Yonne) en 1817… Même s’il croisera la route d’autres émigrés et d’autres traditions professionnelles et savantes, Honoré Champion (1846-1913) s’inscrit dans cette même logique, lui qui descend d’une famille venue de Bourgogne et qui n’a pratiquement aucune fortune, mais qui réussira dans un des secteurs d’activité les plus difficiles, celui de la librairie savante (cf. ci-joint: le monument funéraire d'Honoré Champion au cimetière du Montparnasse à Paris. Cliché FB).
Pourtant, Honoré Champion s’y montre aussi le dépositaire attitré des pratiques de travail importées en France par d’autres émigrés, ceux-là d’origines alsaciennes ou allemandes: Treuttel et Würtz, leur élève et successeur le Nurembergeois Friedrich Klincksieck, ou encore Techener, sans oublier Frankh et Vieweg. Le rôle des migrants étrangers fera l’objet d’un prochain billet.
L’anthropologie culturelle est donc au cœur d’une étude de fond, toujours attendue, sur les groupes de migrants dans le secteur de la «librairie» à l’époque moderne et contemporaine. L’enquête systématique nous éclairerait non seulement sur les pratiques professionnelles, sur le devenir des entreprises, et sur la sociologie familiale, mais aussi sur des phénomènes plus profonds, et qui concernent notamment les sensibilités religieuses et les préférences politiques. Elle s’inscrit parfaitement dans les problématiques des études transnationales si fort à la mode aujourd’hui.

Laurence Fontaine, Histoire du colportage en Europe, XVe-XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 1993 («L’Évolution de l’humanité»).
Thomas Keiderling, Betriebsfeiern bei F. A. Brockhaus. Wirtschaftliche festkultur im 19. und frühen 20. Jahrhundert, Beucha, Sax-Verlag, 2001.
Renato Pasta, «Hommes du livre et diffusion du livre français à Florence au XVIIIe siècle», dans L'Europe et le livre. Réseaux et pratiques du négoce de librairie, XVIe-XIXe siècle(s), dir. Frédéric Barbier [et al.], Paris, Klincksieck, 1996, p. 99-135.
Éric Le Ray, Marinoni, le fondateur de la presse moderne (1823-1904), Paris, L’Harmattan, 2009 («Graveurs de mémoire»).
Frédéric Barbier, «Pour une anthropologie culturelle des libraires: note sur la librairie savante à Paris au XIXe siècle», dans Histoire et civilisation du livre, 2009, 5, p. 101-120. Id., «Émigrations et transferts culturels: les typographes allemands en France au XVe siècle», à paraître dans les Comptes rendus des séances de l’Académie des inscriptions et belles lettres.

1 commentaire:

  1. Oserais-je ajouter quelques recherches originales publiées depuis de nombreuses années dans "Le Magazine du bibliophile" sur : la maison Charpentier (N°54, 2006),Jules et Jean Gay (N°55, 2006), Auguste Aubry (N°58, 2006), A.-A. Renouard (N°88, 2010), Merlin (N°89, 2010), Alphonse Lemerre (N°92, 2011), Pierre Jannet (N°93, 2011), les frères Garnier (N°95, 2011), Martin Bossange (N°101,2012), la dynastie des Dentu (N°102, 2012), qui ont été presque tous oubliés dans le DEL.

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