mercredi 1 février 2012

Histoire du livre au quotidien... en 1819

La publication du Voyage pittoresque de la Grèce s’est étendue presque sur un demi siècle: après le premier volume, terminé en 1782, la sortie du deuxième volume est considérablement retardée par le déclenchement de la Révolution française, puis par le départ du comte de Choiseul-Gouffier, alors ambassadeur de France à Constantinople, pour se réfugier à Saint-Pétersbourg. Le travail reprend difficilement après le retour de l’émigré à Paris, un premier ensemble sort en 1809, mais tout est à nouveau interrompu par le décès du comte à Aix-la-Chapelle (1817).
On sait que, dans les mois qui suivent cette disparition, le libraire Jean-Jacques Blaise, originaire de Normandie (Falaise), rachète l’ensemble de la documentation relative à ce qui reste à publier («manuscrits, dessins, planches») et les droits du Voyage pittoresque. Entré dans la librairie probablement par son mariage avec Anne Mécquignon, elle-même parente d’une des principales familles actives dans la branche, Blaise est alors établi «À la Bible d’or», à Paris, 24 rue Férou, entre le palais du Luxembourg et l’église Saint-Sulpice.
Il donnera une réimpression du tome I, et publiera le tome II dans son intégralité, après avoir fait compléter autant que possible le texte, et graver de nouvelles planches. Pour ce véritable travail d’édition scientifique, il réussit à s’attacher la collaboration de l’académicien Barbié du Bocage (1760-1825), lequel avait déjà travaillé au tome I. Il précise en outre : «Je n’ai pas été moins heureux pour l’exécution des belles gravures qui terminent le Voyage pittoresque, puisque j’ai retrouvé M. Hilaire, artiste distingué, un des collaborateurs de M. de Choiseul, et M. Dubois, qui récemment fut chargé par l’auteur de faire le voyage de la Troade, pour y lever des plans et recueillir des renseignements…»
Une lettre inédite adressée par Barbié du Bocage à Blaise (datée de Paris, le 30 septembre 1819), précise la manière dont le travail s’est fait:
J’ai l’honneur d’envoyer à Monsieur Blaise les dessins pour la Carte de la Plaine de Troie afin de les donner à M. Bouclet. Je passerai chez celui-ci pour m’entendre avec lui. Je n’ai pas mis la lettre pour ces dessins, parce que ce n’est pas l’affaire de M. Bouclet. Je la mettrai sur une épreuve tirée sur papier collé lorsqu’il aura fait tous les changemens nécessaires. Il me reste encore quelques points à vérifier mais j’aurois eu besoin de deux des dessins que de M. Dubois qui sont entre les mains de M. Hilaire. Je donnerai ces petites corrections à M. Bouclet lorsque ces dessins seront revenus de chez M. Hilair.
Bien le bonjour.
Son serviteur
Barbié du Bocage
Ce 30 7bre 1819
[Au verso, p. 4 : M. Barbié 30 – 7bre – 1819]
Identifions les éléments mentionnés dans la lettre : la «Carte de la plaine de Troie» figure en effet au tome II du Voyage, et les signatures précisent qu’elle a d’abord été levée par Cassas en 1786-1787 (lors de son séjour au Palais de France), mais que Barbié du Bocage l’a «corrigée et augmentée» effectivement en 1819.
Apparemment, on a conservé le dessin initial, compris dans le lot cédé à l'éditeur. Il s’agit désormais de le faire graver, et c’est l’éditeur qui transmettra le dessin au graveur pour la confection de la planche. Fr. Bouclet est un professionnel installé à Paris, où on le rencontre déjà à l’époque de la Révolution: l’Almanach du commerce de Paris de l’an V (1805) le signale comme «graveur en géographie», domicilié 5 rue des Boulangers. Il s’agit donc d’un spécialiste de la confection des cartes.
Barbié du Bocage indique d’autre part qu’il passera lui-même chez le graveur, pour accélérer le travail et proposer quelques modifications (il est fait mention de «changements» à apporter avant le tirage de l’épreuve).
En revanche, Bouclet n’est pas «graveur en lettres», et les indications de légendes, etc., devront être reportées ensuite par un autre spécialiste: Barbié du Bocage, le moment venu, les indiquera sur l’épreuve. Il est probable que ce spécialiste est Beaublé, dont le nom figure comme «écrivain» (scripsit) sur d’autres plans publiés dans le Voyage à la même époque.
Enfin, nous voyons que le petit groupe des collaborateurs de Choiseul-Gouffier est reconstitué: certains des dessins préparés par Dubois en Troade se trouvent présentement chez Hilaire, et Barbié du Bocage attend leur restitution avant la mise au point définitive.
Au total, un petit document issue de la vie quotidienne, mais qui, mis en relations avec l’histoire d’un titre particulièrement complexe, nous éclaire efficacement sur les pratiques de la librairie parisienne en ces premières années de la Restauration, et, implicitement, sur les processus de continuité entre l’Ancien Régime et les premières décennies du XIXe siècle.

Frédéric Barbier, Le Rêve grec de Monsieur de Choiseul. Les voyages d’un européen des Lumières, Paris, Armand Colin, 302 p., ill.

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