Le très agréable petit volume publié récemment par notre collègue et ami Renaud Adam attire l’attention dès la couverture: celle-ci présente en effet une image intrigante, que l’on peut dater du tournant du XVIe siècle, et dans laquelle on voit un personnage dans une position quelque peu théâtrale, jeter un livre sur un bûcher. Notre intérêt pour le thème de la folie nous pousse à demander à l’auteur quelles sont ses sources: il s’agit en fait d’un rondel, lequel est conservé au Cloisters Museum du Metropolitan Museum of Arts, le MET de New York.
Donc, une petite pièce de verrerie: le rondel apparaît en effet au XIVe siècle, et se présente souvent en grisaille, comme c’est le cas dans notre exemple, avec des rehauts de brun et de jaune d’argent (figurant l’or). Les rondels sont utilisés pour décorer les fenêtres appartenant à des espaces plus réduits (chapelles, etc.) que ceux des grandes églises, ou à des demeures privées (on pense au genre prolifique des rondels armoriés). Selon la norme du genre, le rondel du MET est de petite taille (un peu plus de 21 cm), et il a été acquis auprès d’un marchand new-yorkais en 1994. La notice mentionne encore qu’il s’agit d’une pièce provenant des Pays-Bas du Nord, et datant des années 1520-1530, mais sans plus de précisions. Un colloque tenu à Troyes en 2016 («Le vitrail dans la demeure») est revenu sur la conjoncture et sur la problématique générale de ces pièces souvent fascinantes:
À partir de 1450, le verre est privilégié en raison de la baisse notable de son prix. La fenêtre reçoit alors une vitrerie incolore composée de losanges dans lesquels on insère aisément une pièce de verre généralement peinte à la grisaille et au jaune d’argent appelée rondel, de 18 à 22 cm de diamètre. Le succès du rondel tient à son prix modique, à sa mobilité, à sa rapidité d’exécution et surtout à la souplesse de son insertion dans la fenêtre. L’usage d’offrir un rondel héraldique s’étend rapidement de l’aristocratie aux milieux bourgeois désireux d’afficher leur position sociale, puis aux classes moyennes souhaitant imiter l’art de vivre des classes plus aisées. Offert pour toutes sortes d’événements entre parents, amis, relations, employés, le rondel est à la portée de tous. Son iconographie, principalement héraldique, se double d’illustrations moralisatrices, de sujets tirés de l’Antiquité, de scènes historiques ou pittoresques, d’allégories. Son contenu didactique, manifeste au XVIe siècle sous l’influence de l’humanisme et de la Réforme, se renforce au siècle suivant. Certains, dessinés par de grands artistes ont une valeur picturale indéniable.
Si nous admettons, comme l’assure la notice du MET, que nous sommes aux Pays-Bas dans les années 1520 (et la représentation des reliures fait effectivement penser au monde germanique et à ses marges), la géographie est celle de la piété individuelle et de la devotio moderna, alors même que la question commence à se poser de manière plus pressante, de savoir dans quelle mesure on devra et on pourra réguler le média, et mettre des barrières à sa diffusion incontrôlée. Un peu partout, les premiers bûchers de livres s’allument, qu’il s’agisse de titres luthériens ou, au contraire, «papistes»: à Louvain dès le début d’octobre 1520, mais aussi à Wittenberg le 10 décembre 1521, et quantités d’exemples suivent. Bientôt, les hommes aussi seront condamnés à monter sur le bûcher, et Renaud Adam a raison de souligner l’identification du texte (le livre) et de son responsable, qu’il s’agisse de l’auteur, du professionnel (imprimeur ou libraire), voire de l’utilisateur (le lecteur). Notre rondel met donc en scène un spectacle très impressionnant, mais qui à partir de la décennie 1520 tend à devenir plus répandu dans certaines villes: la destruction des livres, en public et par le feu, autrement la mise en scène de la régulation des contenus textuels par la violence légitime.
Sur notre image, un personnage (que nous avions d’abord identifié comme un fou, mais qui pourrait plus probablement être un personnage de l’Antiquité revu à l’aune des représentations de la Renaissance, comme le montre le théâtre) brandit de la main droite un livre, tout en tenant un rouleau dans la main gauche. Devant lui, un bûcher de livres est en train de se consumer. Au-dessus des flammes, un phylactère, avec la mots: «Olim gratus eram» («Autrefois j’étais cher [sous-entendu: à ma bien aimée]»). On ne peut que souligner la distorsion entre le thème et la légende. En effet, la citation est tirée des Élégies de Properce (livre I, Él. XII): le narrateur, resté à Rome, explique qu’il a perdu l’amour de Cynthia, celle qu’il aime. Sur le petit vitrail, ce sont les livres eux-mêmes qui étaient autrefois appréciés, mais dont on se détournera désormais. Avouons-le malgré tout: la réinterprétation du propos s’agissant de jeter au feu des livres que l’on a autrefois appréciés apparaîtra quelque peu surprenante.
D'où vient le rondel? On ne peut que penser à un environnement marqué à la fois par l’orthodoxie religieuse, et par une connaissance, caractéristique de l’humanisme, une connaissance des classiques de l’Antiquité d’autant plus précise que Properce n’est alors pas un des auteurs les plus diffusés (1). Et on ne peut à nouveau que regretter notre ignorance de détails susceptibles de contextualiser l'origine de cette pièce remarquable: peut-être une pièce de décor ayant servi pour la bibliothèque d’une institution liée à l’Église? De fait, nous connaissons d’autres exemples de l'utilisation de rondels dans les bibliothèques, comme ceux de Nicolas de Lyre et de Pierre Le Mangeur (Petrus Comestor), partie d’un ensemble décorant la bibliothèque des chanoines de la cathédrale de Troyes à la fin du XVe siècle (2). En adoptant un tout autre motif que celui des «hommes illustres» et des grands auteurs, voire des scènes bibliques, notre rondel nous montrerait combien, alors même que les tensions religieuses vont toujours s’exacerbant, la propagande peut adopter des modes d’expression et des canaux auxquels nous ne penserions pas nécessairement a priori.
Il reste à solliciter les uns et les autres de nos lecteurs susceptibles d’apporter des précisions sur une pièce aussi remarquable que notre «Rondel de New York». Et à remercier grandement Renaud Adam, de nous l’avoir signalée.
Notes
(1) Quatorze édition incunables d’après l’ISTC, dont douze italiennes, une de Paris et une de Leipzig.
(2) Véronique Chaussée, « Un rondel du XVe siècle de la bibliothèque de la cathédrale de Troyes retrouvé au Musée des Arts décoratifs à Paris », dans Bulletin Monumental, 155 / 3 (1997), p. 231-236 (disponible en ligne).
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