Il faut d’abord rappeler que le voyage ne débouchera qu’exceptionnellement sur un récit, et encore plus exceptionnellement sur un récit publié. Sans parler de ceux qui migrent pour se mettre à l’abri ou pour chercher de meilleurs conditions de vie, la grande majorité des voyageurs occidentaux se déplace pour son travail (des négociants, des étudiants, des diplomates et autres envoyés), ou pour des raisons religieuses (effectuer un pèlerinage). Certains adressent le cas échéant une relation en forme de correspondance à ceux qui les ont mandatés (c’est le cas, par ex., des ambassadeurs vénitiens du XVe siècle), mais le plus grand nombre ne ressent tout simplement pas l’envie de consigner son expérience par écrit.
Issu d’une famille de nobles hessois, Bernhard von Breydenbach (vers 1440-1497) passe le doctorat en droit à Erfurt, avant de s’engager dans une brillante carrière d’homme d’Église: chanoine métropolitain de Mayence, il est en outre titulaire d’un certain nombre d’autres bénéfices et charges, y compris comme principal administrateur de l’électorat archiépiscopal. En 1483, il accompagne le comte Johann zu Solms pour effectuer le voyage de Terre Sainte. Parmi les autres compagnons du périple, on soulignera la présence du peintre et dessinateur Erhard Reuwich. Le petit groupe s’embarque à Venise.
De retour en Allemagne, Breydenbach publie son récit de la Peregrinatio in Terram Sanctam en 1486, récit tiré sur les presses de Peter Schoeffer à Mayence, mais à la suite d’une commande d’Ehrard Reuwich. Celui-ci, originaire d’Utrecht, a illustré le texte, et peut-être avancé les fonds pour la publication : Bernhard von Breydenbach, Peregrinatio in Terram Sanctam, Mainz, Ehrhard Reuwich, 11 II 1486, 2° (HC 3956*, GW 5075).
L’illustration de l’ouvrage est exceptionnelle, avec en particulier plusieurs planches xylographiées présentées en dépliant, et dont la plus grande reproduit une magnifique vue de Venise. Par suite, cette édition constitue un témoignage clé sur l’évolution du statut de l’artiste au tournant du XVe siècle: l’adresse éditoriale est en effet celle de Reuwich, de même que, quelques années plus tard, Albrecht Dürer publiera sous son nom propre un certain nombre de ses œuvres, au premier rang desquelles la célébrissime Apocalypse.
Breydenbach et Reuwich ont certainement conçu dès avant leur départ, peut-être à Mayence même, le projet de publier, ce pour quoi le premier tient un journal tandis que le second prend des croquis qui seront gravés après leur retour: ils seront aidés, pour l’édition proprement dite, par Martin Rad, dominicain à Pforzheim. Pour les auteurs, il faut «donner à voir» non seulement les monuments, mais aussi les scènes et les paysages devant lesquels ils se trouvent, sans parler des échantillons d’histoire naturelle: il y a, dans le récit une dimension religieuse certaine, mais aussi une perspective encyclopédiste qui fonde, bien évidemment, la volonté de publier. Les deux caractéristiques que nous soulignons, l’initiative prise par le ou les auteurs sur le plan éditorial, et la présence d’illustrations en nombre, restent fréquemment présentes dans les livres de voyage produits par la «librairie d’Ancien Régime».
Le deuxième enseignement de notre titre concerne expressément la problématique des transferts culturels. De fait, le texte de Breydenbach est d’abord donné en latin, ce qui est la règle à l’époque, mais, à peine quatre mois plus tard, il sort en langue vernaculaire allemande, toujours à l’adresse de Mayence. Peter Schöffer dispose de capacités de production suffisantes pour publier deux titres matériellement importants dans un délai remarquablement bref:
Bernhard von Breydenbach, Peregrinatio in Terram Sanctam [allemand], Mainz, Ehrhard Reuwich, 21 VI 1486, 2° (H 3959*, GW 5077).
Même si nous ne savons rien des chiffres de tirage, l’opération éditoriale se révèle très vite un succès, et des contrefaçons sont bientôt repérées, à Augsbourg chez Anton Sorg en 1488 (texte allemand: HC 3960*), et à Spire par Peter Drach en 1490 (texte latin: HC 3957*). Très vite, l’ouvrage est traduit en flamand, peut-être par Reuwich lui-même, et publié toujours à l’adresse de Mayence (1488) (HCR 3963). La traduction française, par Nicolas Le Huen, est imprimée à Lyon chez Topié et Heremberck cette même année 1488 –Le Huen avait, lui aussi, fait le pèlerinage de Jérusalem:
Bernhard von Breydenbach, Des saintes pérégrinationes de Jérusalem, trad. Nicolas Le Huen, Lyon, Michel Topié et Jacques Heremberck, 1488 (C 1338 = 3538, GW 5080). Cette édition constituerait le premier titre où apparaissent en France des gravures non plus sur bois (comme l’original mayençais), mais en taille-douce. Une seconde édition sort, toujours à Lyon, mais chez Gaspard Ortuin, en 1489: les seize gravures en sont cette fois imprimées avec les bois de la première édition mayençaise, bois apparemment cédés par Schoeffer à son collègue. On y trouve le premier alphabet arabe imprimé, ainsi que cinq autres alphabets orientaux plus ou moins déformés (chaldéen, hébreu, turc et grec):
Bernhard von Breydenbach, Saint voiage et pelerinage de la cité saincte de Hierusalem, trad. Jean de Hersin, Lyon, Gaspard Ortuin, 1489 (HC 3961, GW 05079).
Arrêtons-nous un instant sur ces figures lyonnaises, qui illustrent une nouvelle fois le rôle des petits groupes de «passeurs culturels» ayant fait en partie la fortune de la «librairie» de la ville au XVe siècle. La communauté des immigrés allemands tient alors une place centrale dans le petit monde des imprimeurs lyonnais, où les liens sont très étroits entre Lyon, Genève, Bâle et les villes d’Allemagne du sud et de la vallée du Rhin. Mais, à leurs côtés, voici les clercs, comme précisément un Jean de Hersin, docteur en théologie de l’Université de Paris et prieur des Ermites de Saint-Augustin à Lyon –on pourrait aussi penser aux médecins actifs dans la ville. Ce milieu d’intermédiaires culturels se réunit autour des ateliers d’imprimerie, et son rôle est d’autant plus grand que Lyon n’est pas une ville universitaire, et que les participants impulsent un certain nombre de projets et d’innovations.
On connaît encore deux autres traductions de Breydenbach en vernaculaire. La première est donnée en tchèque par Mikulás Bakalár à Pilsen, la capitale de la Bohème occidentale, en 1498:
Bernhard von Breydenbach, Peregrinatio in Terram sanctam [tchèque], Pilsen, Mikulás Bakalár, 1498 (GW 0508210N). Deux exemplaires seulement de cette édition sont aujourd’hui connus, tous deux conservés à Prague.
La dernière traduction du récit de Breydenbach au XVe siècle est celle préparée par Martin Martinez de Ampies en espagnol, et imprimée par Paul Hurus dans la capitale du royaume d'Aragon, Saragosse, cette même année 1498 (H 3965, GW 5082). Signalons que Hurus est un autre émigré allemand, et qu’il serait peut-être lié aux imprimeurs et libraires Huss de Lyon… Pour finir, les gravures de certaines éditions de Breydenbach sont réemployées dans des titres largement postérieurs: une traduction allemande du Commentaire de Giovio sur les affaires turques, traduction réimprimée à Augsbourg en 1538, présente, par exemple, quelques illustrations reprises de l’édition incunable de Breydenbach publiée à Spire (Edoardo Barbieri).
Comme pour le Narrenschiff (la Nef des fous) de Sébastien Brant (1494), la succession des éditions, contrefaçons et traductions de Breydenbach témoigne du mouvement complexe articulant désormais, entendons à la fin du XVe siècle, déconstruction de la «scripturalité universelle latine», montée en puissance des publications en langue vernaculaire et construction progressive de «marchés» du livre qui tendront de plus en plus à s’organiser selon la géographie des langues. Le livre de voyage intéresse, d’emblée, un public transnational, qu’il convient de mobiliser par la mise en œuvre de procédures éditoriales bien spécifiques, procédures dont le récit de Breydenbach donne le modèle.
H. W. Davies, Bernhard von Breydenbach and his journey to the holy land, 1483-1484, London, 1911.
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