Ce gascon bientôt passé au service du roi (on sait comment l'image du jeune noble gascon deviendra cliché sous la plume des romanciers du XIXe siècle) devient en effet un homme de guerre, ce à quoi correspond indiscutablement sa vocation: il guerroie en effet sans cesse, sur les frontières du royaume, en Artois, dans le nord ou sur les Pyrénées, il est à plusieurs reprises en Italie, mais il combat aussi, après 1561, contre les Huguenots dans le sud ouest de la France. Parcourir les Commentaires en témoigne éloquemment: Monluc est homme d’action, constamment sur la brèche, qui commence comme simple «archer» mais sera fait chevalier de Saint-Michel et finira maréchal de France.
Rien de surprenant, on s'en doute, si cet homme d’action n’est pas un grand lecteur. Pourtant, le livre apparaît à plusieurs reprises dans ses Commentaires. Pour Monluc, le modèle absolu est celui des grands hommes de l’Antiquité romaine, dont on devra s'efforcer de copier la conduite :
Il me sembloit, lorsque je me faisois lire Tite-Live, que je voyois en vie ces braves Scipions, Catons et Césars; et quand j’estois à Rome, voyant le Capitolle, me ressouvenant de ce que je j’avois ouy dire (car de moy j’estois un mauvais lecteur), il me sembloit que je devois trouver là les anciens Romains… (p. 341).
Très certainement, le Tite-Live de Monluc est une traduction française; mais on appréciera aussi la mention selon laquelle le futur maréchal déclare de lui-même être «un mauvais lecteur» et préférer, selon la tradition, se faire lire par quelque secrétaire. À côté des grandes figures de l’époque classique, un autre modèle de textes littéraires est également volontiers lu et relu, celui des romans de chevalerie. Monluc rapporte, il est vrai pour la critiquer, l’habitude de ce gouverneur qui
deux heures par jour s’enfermoit dans son cabinet, feignant quelque dépesche d’importance, mais c’estoit pour lire Rolland le Furieux en italien. Son secrétaire mesme nous le disoit, ce qui faisoit despiter car ce pendant nous étions à arpenter sa salle ou sa court, en attendant d’être reçus (p. 346).
Blaise de Monluc, "Portraits dessinés de la cour de France", BnF, Paris |
En revanche, Monluc connaît l’italien, qu’il a appris dans les camps, et il le parle même assez couramment pour tenir de longues harangues dans cette langue, harangues qui lui permettent à plusieurs reprises d’emporter la décision. Ainsi à Sienne, quand il s’agit de conforter la résistance des habitants face à un siège de plus en plus dur:
Je me rendis au Palais environ les neuf heures, et alors commençay à leur dire en italien, lequel je parlois mieux qu’à présent je ne sçaurois escrire. Voilà pourquoy je l’ai couché en françois, afin aussi que les gentils-hommes gascons, qui n’entendent guières ce langage et qui liront, comme je m’asseure, mon livre, n’ayent la peine de se le faire interpréter, me ressouvenant à peu près de ce que je leur dis; et croy certes que je n’y manque pas dix mots, car tout mon faict estoit autant que la nature m’en avoit peu apprendre sans nul art (p. 267).
Troisième et dernier point: si Monluc n’est pas un lecteur, il est finalement un auteur. Affreusement défiguré par une blessure et enfin retiré dans son château d'Estillac, le voici qui rédige, ou plutôt qui dicte, des Commentaires –le titre porte à nouveau témoignage de la fascination du vieux soldat pour le modèle antique. Ne nous arrêtons pas sur l’histoire éditoriale du texte, ni sur les conditions de sa rédaction: Monluc était en disgrâce, et cherchait aussi à se justifier. Mais soulignons simplement le fait que l’auteur poursuit, avec son livre, deux objectifs majeurs.
Le premier est celui de l’enseignement, dans la mesure où il s’adresse avant tout aux «capitaines ses compagnons (…) qui [lui] feront cest honneur que de [le] lire» (p. 339). Il souhaite les faire profiter de son expérience. Une justification supplémentaire réside dans la véracité des faits rapportés, dans la mesure où, Monluc le dit à plusieurs reprises, il ne traite que de ce qu’il a vu personnellement. Pour lui, les historiens non militaires seraient plus enclins à accommoder le texte en fonction de la rhétorique:
Pleust à Dieu que nous qui portons les armes, prinsions ceste coustume d’escrire ce que nous voyons et faisons! Car il me semble que cela seroit mieux accomodé de nostre main (j’entends du faict de la guerre) que non pas des gens de lettres; car ils desguisent trop les choses, et cela sent son clerc. Lisez donc ces livres, et songez en vous mesmes: «Si je fais comme Antoine de Lève à Pavie [suivent plusieurs autres exemples], que dira-t-on de moy, quel honneur rapporteray-je à ma maison!»… (p. 340).
C'est là le deuxième argument de Monluc, celui de la gloire et de l’honneur: il s’agit de fournir en exemples ceux qui nous suivent (une des formules favorites de l’auteur est celle du «bel exemple»), de manière à les encourager à vivre dans la fidélité à leurs engagements (et d'abord dans la fidélité au roi), et à perpétuer ainsi le renom de leur lignée (p. 341). Pour un soldat aussi, l’écriture, dans ces années 1570, se fait substitut de l’action.
Mais Monluc, qui n’est pas d'abord un homme de plume, ne sera finalement pas vraiment non plus un homme du livre: il décède trop tôt, et son texte sortira que de manière posthume, à Bordeaux en 1592.
Blaise de Monluc, Commentaires, éd. Florimond de Raemond, Bordeaux, Simon Millanges, 1592.
Blaise de Monluc, Commentaires, éd. Paul Courteault, préf. Jean Giono, Paris, Gallimard, 1964 (édition à laquelle renvoient nos indications de pagination).
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