jeudi 1 décembre 2011

Ce qu'un livre donne à lire

La problématique de la réception est toujours d’actualité, et l’historien du livre à y intervenir au premier chef. Lorsque l’on a en mains ou sous les yeux un livre imprimé (nous employons ce terme dans son acception la plus large), qu’est-ce qui est lu?
Le texte, d’abord, bien sûr. Mais nous savons de longue date que le texte bouge en quelque sorte de l’intérieur: d’un manuscrit à l’autre (le terme de variante apparaîtrait en français en 1717), d’une édition à l’autre et même entre les différents exemplaires d’une édition donnée (ce sont les «états», pour reprendre le terme consacré par la bibliographie matérielle). Sans parler de tous les problèmes posés par l’orthographe, par la ponctuation, voire par la mise en paragraphes, selon qu’ils auront été déterminés ou non par l’auteur, et que le compositeur souhaitera ou non les respecter. La théorie de l’intertextualité nous enseigne en outre que le texte fonctionne comme le miroir d’un certain nombre d’autres textes, tandis que ses éditions successives, ses adaptations éventuelles et ses traductions s’accompagnent de déplacements nouveaux, et qui peuvent être absolument considérables (comme le montre l’exemple du Narrenschiff et de ses déclinaisons sous forme de traductions, de «contrefaçons», d’adaptations et de réemplois).
Mais nous savons aussi que le livre nous propose, sous forme imprimée, autre chose que le texte: il s’agit du paratexte, dont la théorie a été faite d’abord par Gérard Genette dans la décennie 1980. Pour Françoise Waquet, le paratexte «désigne l’ensemble des productions verbales et graphiques qui entourent le texte et [qui] en conditionnent la réception». Ne nous arrêtons pas sur la typologie élaborée par Genette, et qui ne résiste pas toujours parfaitement à l’analyse historique. Le paratexte peut relever de l’auteur (ou de l'auteur secondaire), qui rédigera, par ex., une préface, un avertissement, des remerciements, une dédicace, etc. Mais il relève le plus souvent de l’éditeur, et concerne la page de titre et ses développements (avant-titre, frontispice, le cas échéant copie du privilège, etc.), le «squelette» de la page imprimée (les titres courants, la foliotation ou autre), les tables et les index éventuels, le cas échéant les illustrations, et même parfois le choix du titre de l’ouvrage, et celui des intertitres introduits pour scander le texte. Une partie importante de ce paratexte peut s’analyser dans la perspective de stratégies qu’il est toujours significatif de décoder (comme le montre Nicolas Schapira à propos des privilèges de librairie publiés en France au XVIIIe siècle, article à découvrir dans Histoire et civilisation du livre, 2010, VI, p. 79-96). Pourtant, là ne se borne pas le contenu du livre.
Exemple de mise en livre copiée sur les modèles médiévaux: la Somme théologique de Thomas d'Aquin
Henri-Jean Martin a développé à partir de 1990 le concept de «mise en livre» pour désigner tous les éléments matériels qui ne sont pas du texte en tant que tel, mais qui interviennent dans la construction du livre comme livre. En effet, les caractéristiques relevant de la bibliographie matérielle sont très souvent chargées de sens: le choix du format (par ex. le «poche») et celui de la typographie (choix décodé déjà par Rabelais), le jeu des fontes et des différents corps de caractères (capitales, italiques, etc.), les éventuels signes diacritiques et autres (pieds de mouche, manchettes…), les déterminants de la ou des mises en page, voire tous les éléments relevant de la structuration du texte lui-même (comme la gestion des blancs ou encore celle des alinéas). Nous n’envisagerons pas ici la question complexe des différents plans de responsabilité, autrement dit celle de savoir qui est le responsable probable de tel ou tel choix.
En définitive, si le livre donne naturellement à lire un certain texte, il donne aussi tout autre chose: c’est un «contenu global» qui est proposé au lecteur, et par le biais duquel se développera le processus d’appropriation sous ses différentes formes (nous ne disons rien des particularités d’exemplaire, et notamment de la reliure). Ce que l’on a dans les mains, en tenant un livre, c’est un système global de communication, et le terme de «ferment» employé par Febvre et Martin dans L’Apparition du livre («Le livre, ce ferment») s’applique ici d’autant mieux, qu’il s’agit, avec l’imprimé, de décrire et d’analyser la mise en place et le développement progressif d’une véritable «machine à lire» (on parlerait aujourd’hui d’une «interface») dont les dispositifs matériels sont indissociables du contenu intellectuel avec lequel ils constituent un tout.

Henri-Jean Martin, Jean Vezin, dir., Mise en page et mise en texte du livre manuscrit, Paris, Cercle de la librairie, Promodis, 1990. Henri-Jean Martin, Mise en page et mise en texte du livre français. La naissance du livre moderne (XIVe-XVIIe siècle), Paris, Éditions du Cercle de la librairie, 2000.

1 commentaire:

  1. Il est déplorable que le paratexte est décliné à ce point. Si on compare la mise en forme des textes du 15 eme siécle par exemple, à celle d'un texte moderne, la platitude de ce dernier est frappante.

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