mardi 27 décembre 2011

Histoire du livre et histoire de l'art

La présentation du Miracle du livre dans le cadre de l’exposition sur Fra Angelico (vers 1400-1455) organisée par le Musée Jacquemart-André permet de revenir sur un thème auquel un important article avait été consacré il y a quelques années (cf. infra bibliogr.): quel est le rôle de l’écrit et du livre «dans les pratiques religieuses de communication avec les instances (…) du surnaturel»?
Bien sûr, l’écrit et le livre sont partout présents dans les expressions artistiques relatives à la religion chrétienne, qu'il s'agisse de la statuaire des églises ou encore de l’iconographie (enluminure, peinture). Mais rappelons le cadre historique de l’épisode rapporté par Jordanus de Quedlinburg (Jourdain de Saxe), et qui inspira Fra Angelico (cliché 1) Nous sommes au début du XIIIe siècle, à l’époque de la lutte contre les Cathares. Saint Dominique, né dans les environs de Burgos vers 1170, entre dans l’Église et effectue plusieurs voyages avant de s’établir en Languedoc, où il prêche contre l’hérésie, participant notamment au colloque contradictoire de Pamiers (1207). Après la destruction des Cathares en 1215, c’est la fondation de l’ordre des Frères prêcheurs, alias les Dominicains, en 1216.
Le Miracle du livre fait référence à cette période. La scène se déroule à Fanjeaux, dans l’ancien hôtel de la famille de Durfort, où une «dispute» est organisée entre catholiques et hérétiques:
«Après avoir échoué à se convaincre l’une l’autre, les deux parties couchèrent par écrit leurs positions (…) et convinrent de procéder immédiatement à une ordalie; alors que la doctrine des hérétiques fut immédiatement consumée, le livre de saint Dominique non seulement échappa aux flammes (où on le jeta à plusieurs reprises), mais il apparut (…) planant au-dessus du brasier, proclamant la juste foi de son auteur» (art. cité, p. 960).
Fra Angelico, dont il faut rappeler qu'il était lui-même dominicain, reprend l'épisode: sur la gauche, le saint se présente pour l’épreuve; sur la droite, nous sommes à l’intérieur du bâtiment, et le livre semble flotter au-dessus du foyer. La scène fait très tôt partie du canon dominicain, et figure parmi les scènes décorant le tombeau du saint à Bologne dans les années 1264 (cliché 2: cliché FB). Sur le tableau, le livre tenu par saint Dominique possède une somptueuse reliure, qui souligne son caractère particulier. Avec la peinture, nous restons d’ailleurs dans le registre de la vie du saint, puisque le Miracle du livre s’insère dans une prédelle représentant plusieurs épisodes successifs de son parcours. Outre le Polyptyque de Cortone, on retrouve la même représentation à la prédelle du Couronnement de la Vierge, aujourd'hui au Louvre (cliché 3).
On sait que les Dominicains jouent un très grand rôle dans l’essor de l’enseignement supérieur et dans la diffusion de l’écrit: chacun de leurs couvents possède une école (studium), et chaque province a une école supérieure (studium generale), tandis qu’ils occupent les principales chaires dans les plus grandes universités du temps. L’ordre est au cœur de la première renaissance des XIIe et XIIIe siècles, qui voit l’essor de l’alphabétisation et de l’enseignement, et au cours de laquelle le livre devient aussi un instrument de travail –avec entre autres le travail sur la Bible, et la diffusion des nouvelles Bibles dominicaines copiées chez les Dominicains de la rue Saint-Jacques (les Jacobins).
Mais la rupture n’est nullement absolue: le livre conserve aussi la dimension sacrée, voire miraculeuse, qui était traditionnellement la sienne. La lettre (la forme) est privilégiée par rapport au contenu (le sens), comme le regrettait déjà saint Jean Chrysostome (sur ce thème, voir notre billet: verba volant, scripta manent). La charge magique associée au livre se manifeste d'ailleurs aussi par les destructions par le feu des écrits hérétiques, destructions qui se multiplient au XIIIe siècle.
L’articulation originale entre la raison et la foi est pourtant bien rendue par l’épisode de Fanjeaux: la discussion (disputatio) est d’abord conduite à son terme, sur le mode universitaire, et on ne se réfère à l’intervention divine que dans un second temps, faute de pouvoir emporter la décision par la seule raison humaine. De même, la mise en scène adoptée par le peintre associe-t-elle le nouvel espace pictural rationalisé par la mise en œuvre d'une savante perspective, et la manifestation surnaturelle de la puissance de Dieu. Comme les études de théologie couronnent l’enseignement délivré par les universités, les manifestations de la Parole révélée l’emportent toujours sur une raison humaine qui reste essentiellement bornée.

(Sur le Polyptyque de saint Dominique de Cortone).
Bibliogr. : Gábor Klaniczay, Ildikó Kristóf, «Écritures saintes et pactes diaboliques. Les usages religieux de l'écrit (Moyen Âge et Temps modernes)», trad. Marie-Pierre Gaviano, dans Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2001, n° 4 et 5, p. 947-980 (également disponible par le site persée : http://www.persee.fr/web/revues).

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