samedi 17 décembre 2011

Histoire du livre et pratiques de lecture: les lunettes

Voici un objet devenu banal, mais particulièrement intéressant et significatif pour l'historien, voire pour l'ethnologue: il s'agit des lunettes.
En effet, des siècles durant, la lecture se fait longtemps dans des conditions matérielles difficiles, notamment par suite de la médiocrité de l’éclairage -c'est d'ailleurs une des raisons qui expliquent le petit nombre d'heures durant lesquelles les bibliothèques dites publiques sont effectivement ouvertes au XVIIIe et pendant une partie du XIXe siècle. Cette insuffisance de l'éclairage, éventuellement aussi la diffusion d'écritures de plus petit module à partir des Bibles parisiennes du XIIIe siècle, expliquent que les lecteurs qui en ont les moyens utilisent le cas échéant des verres correcteurs.
La fabrication et la diffusion de ces verres sont évidemment liées aux progrès techniques: lorsque les verres correcteurs sont introduits en Europe, dans la seconde moitié du XIIIe s., ils emploient du verre taillé dans du cristal de roche, et leur taille en limite l’utilisation aux presbytes. Mais au XVe siècle, les progrès de la verrerie (avec les procédés donnant désormais du verre blanc) et de la taille permettent de fabriquer des instruments plus précis et mieux adaptés, et de corriger pour partie aussi la myopie.
Jusqu’au XVIe siècle, la forme usuelle est celle du pince-nez, lequel laissera peu à peu la place aux lunettes proprement dites (avec des branches). Ces développements ouvrent aussi la voie au progrès des lentilles, donc des longues-vues et, à terme, aux modifications de la représentation de l’univers (d’ap. Jean Delumeau, La Civilisation de la Renaissance, p. 198).
Bien entendu, les verres correcteurs sont réservés à une clientèle fortunée, puisqu'il s’agit d’un objet toujours onéreux. Le Jérémie du Puits de Moïse (chartreuse de Champmol, à Brou) a été sculpté par Claus Sluter. La sculpture était peinte, et Jérémie portait des lorgnons en cuivre doré qu’avait fabriqués l’orfèvre du duc de Bourgogne, Hennequin de Hachet. On sait que celui-ci avait également fabriqué les lorgnons d’argent doré permettant à Philippe le Hardi de lire malgré sa myopie. Le roi Charles V utilisait lui aussi des lorgnons.
Progressivement, lorgnons et besicles ne sont plus réservés à la société la plus fortunée (et alphabétisée...), mais deviennent comme un signe extérieur de l’intellectuel, c'est-à-dire de celui qui travaille avec des livres, voire comme un signe extérieur de l'auteur ou de l'écrivain. Le saint Jérôme de Ghirlandaio conservé au Musée des Offices de Florence constitue un exemple extraordinaire de cette représentation (cliché 1). Au premier plan sont accrochés au pupitre les objets faisant partie de l'attirail de l'écrivain, dont une règle, des ciseaux, deux cornes pour l'encre, et des lorgnons.
La diffusion de l’objet est sensible à travers sa présence plus fréquente dans des scènes de la vie quotidienne. Van Eyck peint à Bruges en 1436 la magnifique Vierge et le chanoine Joris van der Paele: on apprécie la figure très personnalisée du chanoine, myope, et qui tient ses lorgnons à la main (cliché 2). Le manuscrit, probablement un bréviaire de petit format, porte une reliure à recouvrement qui permet de le garder à l'abri avec soi tout au long de la journée. L’attention donnée par l’artiste à la perspective fait que la figure du donateur est à la même échelle que celle de la Vierge.

La figure d'autres lecteurs, par exemple au Musée de Spire (cliché 3) et au Musée Städel de Francfort, témoigne de la banalisation des lorgnons, du moins dans certains milieux, et pratiquement toujours dans un contexte lié à la lecture. La Bibliothèque cantonale et universitaire de Fribourg conserve d'ailleurs un extraordinaire bréviaire cistercien, datant de la seconde moitié du XVe siècle, copié en petit module et dont le plat supérieur de reliure a été évidé pour ranger une paire de lorgnons (ms. L 64). Le manuscrit était protégé par un étui de cuir, également conservé aujourd'hui (cliché 4).
Bientôt, lorgnons et lunettes pourront désigner le savant un petit peu ridicule: on sait que, dans certaines éditions du Narrenschiff, la figure du docteur ouvrant la revue de l'équipage des fous est précisément affublée de lorgnons. Aujourd'hui enfin, dans Le Petit Nicolas, les lunettes sont l'apanage d'Agnan, le premier de la classe, mais qui reste peu apprécié par ses camarades. Au-delà de l'utilité pratique, la banalité des lunettes les rend désormais de plus en plus ambivalentes dans leur signification: on les considère comme peu esthétiques, et on leur préfère les lentilles de contact, pratiquement invisibles; ou, au contraire, on les transforme en objet de mode aux multiples variations, et au prix en conséquence.

Note bibliographique: différents travaux de Jean-Claude Margolin, notamment dans Les Lunettes, Paris, Hachette / Massin, 1980 (nelle éd. augmentée, Lunettes et lorgnettes, 1988).

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