dimanche 5 septembre 2010

Sur la côte normande

Parmi les classiques de la rentrée parisienne figure la traditionnelle petite «virée» à la mer, autrement dit l’excursion que l’on fait à Trouville, à Deauville ou dans quelque autre station, début septembre, si le temps s’y prête (ce qui était le cas hier).
La proximité de Rouen et surtout de Paris explique que la côte normande soit célèbre pour les grandes figures de peintres, d’artistes et d’écrivains, mais aussi du «monde», qui en ont fréquenté les hauts lieux. La ligne Paris-Rouen est l’une des premières grandes radiales ferroviaires construites en France (1843). Le Havre et Dieppe sont atteintes respectivement quatre et cinq ans plus tard, tandis que la gare de Deauville-Trouville est inaugurée en 1863. À Paris, l’«embarcadère» d’où l’on part pour la côte, l’actuelle gare Saint-Lazare, est au cœur du quartier des affaires et, à un certain nombre d’égards, les grandes stations sont un prolongement des arrondissements les plus aisés de la capitale et des villégiatures de la banlieue ouest, entre Paris, Versailles et Saint-Germain.
Ce sont les stations du nord de la Seine qui sont d’abord privilégiées: Fromental Halévy achète une maison au Tréport en 1855, et Madeleine Lemaire s’installe à Dieppe, où on trouve aussi La Case du comte de Greffulhe. Cousin de la comtesse de Greffulhe, Robert de Montesquiou y séjourne régulièrement. Le peintre Jacques-Émile Blanche vient lui aussi à Dieppe, Villa du Bas-Fort, avant de choisir une ancienne ferme à Offranville. Les Alexandre Dumas ont une villa à Puys, un village à la sortie nord de Dieppe, où se retrouvent aussi Turquet, le directeur des Beaux Arts, Alphonse Karr et les Carvalho. Plus tard, les Pozzi s’installent à leur tour à Dieppe, dans la Villa Landron (1893). Non loin, Étretat accueille Offenbach dans sa villa d’Orphée, où Ludovic Halévy est bloqué pendant la Guerre de 1870, l’année même où la ville ouvre son casino… Et Maupassant y fera construire sa maison de la Guillette.
Mais les principales stations se regroupent bientôt au Sud de la Seine, entre Cabourg et Honfleur. Trouville compte quelque six mille habitants au début du XXe siècle, où tous les représentants du «monde» s’installent pour la saison, soit à l’hôtel des Roches noires (construit en 1868, reconstruit en 1910), soit dans une villa en location. À partir de 1876, la princesse de Sagan habite la «Maison persane», quand les Porto-Riche sont à Villerville, les Gallimard dans leur villa de Bénerville et le baron Fould dans sa Hutte de Deauville. C'est encore à Deauville que les Rothschild font construire en 1905 une résidence qui semble plutôt un château. Le Balbec de Marcel Proust est tout proche, alias Cabourg, ses «jeunes filles en fleur»... et son Grand Hôtel.
Les grandes «villas» se multiplient sur les hauteurs de Trouville: la Cour brûlée, bâtie en 1864, appartient à Lydie Aubernon de Neville, laquelle aurait inspiré à Proust le personnage de Madame Verdurin. Les Frémonts sont élevées en 1869 pour le banquier Arthur Baignières, puis la propriété passera à un autre banquier, issu d'une famille de Budapest, Hugo Finaly. Proust y séjourne à plusieurs reprises.
À Paris comme en villégiature, une figure majeure du «monde» est celle de Geneviève Straus, la veuve de Bizet et l’hégérie de Proust. Après avoir loué la Cour brûlée, les Straus font constuire à partir de 1893 par l’architecte A. Le Ramey une villa de style normand, Le Clos des mûriers: trois étages dont l’un en mansarde, une large terrasse en surplomb, et un magnifique jardin aménagé par Charles Tanton, lequel était recommandé par la princesse de Sagan. La société parisienne, dont la jeune Colette, prend bientôt ses habitudes aux Mûriers, et le nom revient constamment dans la correspondance de Proust, comme en 1918: «J’ai vu naître, grandir, devenir de plus en plus belle votre demeure d’aujourd’hui. Je vous revois encore dans la précédente, le manoir de la Cour-brûlée (…), de cette pauvre Madame Aubernon».
Écrivains, journalistes, critiques, éditeurs: une promenade sur la côte normande nous fait toucher une certaine géographie du monde des livres et des périodiques, mais aussi des spectacles, en France entre 1870 et la Première Guerre mondiale. L‘aménagement récent du Clos des mûriers comme support d’une opération immobilière d’importance fait disparaître l'essentiel du jardin, mais a au moins pour mérite de permettre la conservation de l’immeuble d’origine...

(Clichés ci-dessus: 1 et 4: vues de Trouville, 2010; 2: Les Vacances à Trouville, 1888; 3: le Clos des mûriers en 2008).

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