Que Venise constitue, sur le plan historique, un univers en soi, à bien des égards distinct de la péninsule italienne, nul ne pourra en douter. La future cité des doges naît lorsque l’invasion lombarde détruit Padoue et Aquilée, et repousse nombre de réfugiés vers les lagunes. Les origines de l’État vénitien remontent quant à elles au début du IXe siècle, sous l’autorité théorique de Byzance. Un siècle plus tard, les Vénitiens construisent leur empire adriatique, en occupant les principales «échelles» de la côté dalmate. Encore un siècle, et l’empereur Alexis Commène leur octroie de vastes privilèges commerciaux, leur permettant ainsi d’acquérir la domination économique de la Méditerranée orientale et de l’Égée, plus tard de la mer Noire. Le premier apogée de Venise serait à placer à la fin du XIIIe siècle, quand les institutions de la République se sont définitivement stabilisées: jusqu’en 1797, la ville sera gouvernée par le groupe très restreint de la Signoria, laquelle est composée du Petit Conseil (six conseillers et le doge) et des trois présidents du conseil des Quarante.
Ce n’est pas le lieu ici de discuter des transformations que subit la République, entre la progressive conquête de la Terre ferme (qui fait de Venise la capitale d’un État), la chute de Constantinople et la poussée ottomane (1453), mais aussi les concurrences nées de la réorientation du négoce à la suite des «Grandes découvertes» et de la montée en puissance de la France et de l’Empire habsbourgeois. Mais nous nous arrêterons encore une fois sur l’urbanisme: à Venise, une seule «rue» principale, le Canale Grande, débouchant sur une «immense place liquide» (1) et structurant tout un réseau de petites «rues-canaux» et de bassins (cliché 1). La place Saint-Marc constitue le cœur de la République, avec la basilique, la tour de l’Horloge, les Procuraties et le campanile; en retrait, la Piazzetta est bordée par le Palais des doges, la Librairie et le bacino de Saint-Marc.
La Librairie, précisément. Si Venise bénéficie depuis le XIVe siècle d’un statut très particulier dans le domaine culturel, le fait est à rapporter aux liens très étroits entre la Sérénissime et l’Empire grec d’Orient. En effet, dans la seconde moitié du XIVe siècle, les curiosités des Occidentaux pour l’Antiquité grecque se développent de plus en plus, tandis que le modèle de la bibliothèque privée devient celui d’une institution mise par son propriétaire à la disposition d’un groupe de savants, d’amateurs et d’amis. Pétrarque constitue la première figure sur laquelle s’élaborera la construction intellectuelle de l’Europe moderne. Or Pétrarque, mort en 1374, a prévu de léguer sa collection de manuscrits à la Sérénissime, comme point de départ d’une bibliothèque «publique». Les dispositions initiales du legs ne pourront pas être observées mais, un siècle plus tard, le cardinal Bessarion en reprendra les termes pour créer à Venise le conservatoire d’une civilisation désormais en voie de disparition, la civilisation grecque après la chute de Constantinople. La collection est d’abord abritée au Palais des doges.
Nous sommes à l’époque de l’architecture antiquisante triomphale: le Florentin Jacopo Sansovino (1486-1570) est nommé en 1529 surintendant des bâtiments de la République, et c’est à lui que sera confiée la charge d’édifier la Libreria Vecchia, dans une situation idéale, sur la Piazetta, face au pôle lui-même du pouvoir, le Palais des Doges (cliché 2). Le projet de bibliothèque date de 1515, mais il n’est mis en œuvre qu’avec retard, les travaux ne commençant qu’en 1537 –et il ne sera achevé que dans la dernière décennie du siècle, avec la mise en place de la balustrade et des trois obélisques au niveau supérieur.
Retenons-en quelques grandes lignes: le bâtiment est conçu comme une loggia à un étage, scandée de colonnes (cliché 3). Un escalier monumental à double rampe donne accès au vestibule. Nous sommes dans la perspective déjà présentée sur ce blog, du passage de l’obscurité à la lumière, symbolique de la montée vers la connaissance par les livres. Le vestibule est dominé par la représentation de la Sagesse par Le Titien (1560), elle-même insérée dans un dispositif en trompe-l’œil. Enfin, c’est la grande salle de bibliothèque, située, selon l’habitude, au premier étage. Elle est éclairée par deux rangées de fenêtres, et devait d’abord être voûtée avec d’être reprise avec un plafond bas à la suite d’un effondrement survenu au cours des travaux (1545).
Le programme bibliothécaire développé à Venise est d’abord un programme politique, qui vise à s’appuyer sur la culture humaniste pour conforter la virtù individuelle et l’assise du bon gouvernement, tout en mettant en scène la gloire de la République. Contrairement à la grande majorité des programmes picturaux conservés dans les bibliothèques du temps, il ne s’agit pas ici d’une personnalité, ni même d’une lignée –comme celle des Piccolomini à Sienne:
Les bibliothèques riches en livres choisis illustrent le plus les villes bien gouvernées; c’est ce dont les Romains, les Athéniens, et les citoyens d’autres villes anciennes et très florissantes avaient l’habitude. Car en dehors de l’apparence, les bibliothèques font accéder à la pensée judicieuse et à la science, d’où découlent les bonnes mœurs et les autres qualités (2).
Bien évidemment, au fil du temps, l’augmentation des collections de livres a nécessité de restructurer complètement l’ensemble des bâtiments de ce coin privilégié de la Piazzetta, et la Libreria, devenue Libreria antica, a aujourd’hui une fonction exclusivement muséale. Mais retenons la leçon: en ce début du XVIe siècle, la décision collégiale d'ouvrir une bibliothèque publique, le choix d'un bâtiment indépendant et sa localisation au cœur du pouvoir, autant d'indices qui montrent combien la question du livre sera désormais une question politique.
Notes
(1) Philippe Braunstein, Robert Delort, Venise: portrait historique d’une cité, Paris, Seuil, 1971 («Points», H 4).
(2) Bene institutas Civitates maxime illustrare ac celebrare solent Bibliothecae delectis voluminibus refertae ; quemadmodum habere consueverant Romae, Athenae aliaeque antiquae et florentissimae Civitates. Nam praeter ornatum, animos quoque ad doctrinam et eruditionem accendunt, ex quibus boni mores aliaeque virtutes provenire solent… (Jacopo Morelli, Operette di Jacopo Morelli, bibliothecario di San Marco, Venezia, Alvisopoli, 1820, t. I, p. 39).
Bibliographie
Marino Zorzi, La Libreria di San Marco. Libri, lettori, società nella Venezia dei Dogi, Milano, Mondadori, 1987.
Thomas Hirthe, «Zum Programm des Bibliothekssaals der Libreria Marciana in Venedig», dans Ikonographie der Bibliotheken, Wiesbaden, 1992, p. 108-158 («Wolfenbütteler Schriften zur Geschichte des Buchwesens», 17).
La présentation de l’historique de la Bibliothèque sur le site officiel de celle-ci est particulièrement intéressante et permet d'identifier précisément le détail des éléments de l’architecture et du décor. Nous nous permettons d'y renvoyer, notamment pour toutes les reproductions des peintures. Les clichés 1 et 2 illustrant le présent article ont été pris à l'occasion d'un mémorable colloque d'histoire du livre, tenu à Venise en octobre 2008 (merci à l'organisatrice, le professeur Barbara Marx, de l'université de Dresde!).
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