jeudi 12 novembre 2020

Lumière des livres

Nous avons évoqué il y a quelques jours la question des escaliers de bibliothèque, escaliers qui se donneraient souvent à interpréter comme symbolisant le passage de l’obscurité à la lumière que dispense la culture des livres. Nous reprenons aujourd’hui cette thématique à propos d’un exemple spécifique datant de 1788: il s’agit du projet de nouvelle Bibliothèque royale, à Paris, par un élève de Blondel, Étienne Louis Boullée (1728-1799) (1).
Les dernières décennies de l’Ancien Régime s’inscrivent dans une généalogie intellectuelle et artistique dans laquelle la référence à l’Antiquité classique s’impose très généralement, et s’étend aux domaines des arts majeurs (peinture, sculpture), mais aussi de la typographie (avec les caractères de Baskerville, de Bodoni et de Didot) et, bien sûr, de l’architecture. À Paris, Boullée est un théoricien plutôt qu’un praticien: il considère l’architecture comme un art, et prépare un certain nombre de projets dont la plupart ne seront pas réalisés, mais qui lui apporteront une très grande influence sur ses jeunes confrères. Pour lui, le bâtiment doit «parler» au spectateur, et contribuer à son éducation, tout en répondant aux nécessités de sa fonction. Parallèlement, s’il privilégie le style néo-classique, il se caractérisera surtout par l’utilisation de formes élémentaires, par ex. la sphère, auxquelles il donnera des proportions gigantesques.
La question de la ou des bibliothèque(s) est l’une de celles au cœur de la philosophie des Lumières, et de ses développements dans l’ordre de la politique: «Une bibliothèque est, sans contredit, le Monument le plus précieux d’une Nation, parce qu’il renferme toutes les connaissances acquises» (É. L Boullée). 

À la veille de la Révolution, la Bibliothèque royale fait de longue date l’objet de projets de réaménagement, dont le plus abouti consistait à la déplacer au Louvre, comme élément d’un programme qui rejoindrait celui du Musée d’Alexandrie (la bibliothèque, les Académies et le Museum réunis dans un même complexe): «depuis long-temps on parle de transporter ailleurs la Bibliothèque du roi» (Mémoires secrets, 27 déc. 1785). Boullée, membre de l’Académie d’architecture depuis 1762, juge le principe inopportun parce que, au Louvre, le service serait considérablement ralenti par les distances à parcourir, et parce que la surveillance du public est impossible dans des locaux disposés en «galeries qui ont divers sens».
Le choix sera donc celui d'une nouvelle bibliothèque, laquelle devra d'abord répondre
à un programme théorique: «il faut concevoir pour réaliser», et l’architecture sera d’abord «une production de l’esprit». Quant au modèle, il est donné par l’«École d’Athènes». La bibliothèque devra  apparaître comme «le siège physique de l'héritage spirituel des grands hommes de la culture du passé; ce sont ces mêmes hommes, avec leurs œuvres [entendons, les livres], qui [la] constituent».
À la représentation mentale, on apportera ensuite les réponses les plus efficaces possible: l’idée centrale développée par Boullée est celle de couvrir la cour du Palais Mazarin,
qui est immense, d’en disposer la décoration intérieure de manière qu’elle présente un superbe amphithéâtre de livres et de réserver les bâtiments actuels comme dépôts des manuscrits, des estampes, des médailles, de la géographie et autre. Ce qui rend ce projet plus recommandable, c’est que l’artiste effectue avec un million et demi au plus ce qui sur un autre emplacement coûterait quinze à dix-huit millions…
Mais revenons à notre questionnement, de l’opposition entre l’ombre et la lumière. L’architecte réalise notamment plusieurs modèles pour la façade de la Bibliothèque, dont l’un est particulièrement significatif pour notre objet (1788). Nous sommes rue Colbert: un gigantesque mur opaque est percé d’un portail encadré de deux atlantes et surmonté d’un globe terrestre. De part et d’autre, une inscription antiquisante (avec la date de 1788 en chiffres romains) et, sous le toit, une frise en corniche avec vingt médaillons (nous connaissons plusieurs variantes du projet). Pérouse de Montclos insiste à juste titre sur le rôle de la lumière intervenant comme un véritable matériau dans les conceptions de Boullée. La métaphore du passage à la lumière de la connaissance est en effet évidente: le spectateur quitte la rue que l’on imagine animée pour pénétrer le bâtiment monumental par une entrée gigantesque (les petits personnages donnent l’échelle) mais obscure, et pour  atteindre par un escalier droit à deux volées le sommet de la gigantesque salle voûtée, inondée de lumière, où les livres semblent comme constituer les murs. La Bibliothèque ne sera en définitive pas réalisée, par suite des événements de la Révolution, mais les conceptions de l’architecte auront une influence certaine sur ses successeurs... à commencer par Labrouste.

Notes
(1) Jean-Marie Pérouse de Montclos, Étienne-Louis Boullée, Paris, Arts et métiers graphiques, 1994. Une exposition virtuelle sur Boullée est disponible sur le site de la BnF : http://expositions.bnf.fr/boullee/indexpo.htm

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