Pour commencer, encore un mot à propos de la nomination de Michel de Marolles à la tête de l’abbaye de Villeloin. Le gouverneur de Loches est, depuis le règne de Henri III, le duc d’Épernon (Jean Louis de Nogaret de la Vallette) . Or, Épernon est partisan de la reine-mère après l’assassinat de Henri IV, et il s’engage le plus activement pour son accession à un pouvoir sans partage –entendons, sans conseil de régence. Par ailleurs, le favori n’a jamais hésité à intriguer, et à pousser les siens. La chose est certes banale à l’époque, mais on n’en est pas moins surpris de le voir intervenir pour faire obtenir le bénéfice de Villeloin en faveur de son fils cadet Louis. Né en 1593 à Angoulême, celui n'est-il pas déjà un cumulard d’exception: archevêque de Toulouse (à 18 ans…), il est aussi abbé de Saint-Victor de Marseille, de Saint-Sernin de Toulouse, de la Grasse et de plusieurs autres maisons, et reçoit le chapeau de cardinal à Rome en 1621 (à 28 ans). On comprend que Richelieu soit pour Épernon un adversaire résolu et puissant: le duc d'Épernon décédera en définitive en 1642 à Loches.
Bref, peut-être devinons-nous, derrière l’intervention du maître de poste du Liège, la satisfaction secrète de contrer le puissant gouverneur de Loches, et de favoriser une famille respectée et appartenant au pays… Quoiqu’il en soit, voici Michel de Marolles officiellement investi du bénéfice de Villeloin, par bulles d’avril 1627: il expliquera ingénument que cette nomination est un sujet de «grande joye à toute la famille», parce que l’on en attend un précieux soutien financier (p. 74). Il n’y a alors à Villeloin que quatorze religieux, soit onze moines et trois novices, et seul le sous-prieur, Claude de Marsault, a reçu une formation scolaire de quelque valeur. Le nouvel abbé prend sa charge très à cœur, expliquant que, de 1628 à 1634, il réside presque constamment à Villeloin ou à Beaugerais.
Notre brève analyse des rapports entre l’abbé de Villeloin et le monde du livre s’appuiera sur la catégorie privilégiée de l’espace, dans les différents sens du terme: quels sont les espaces réservés au livre et à l’imprimé au fil de la vie de l’abbé de Marolles ?
1- La bibliothèque. Le premier ensemble relève de l’espace organisé et consacré par définition au livre, à savoir la bibliothèque –nous laissons de côté le problème de la collection, et notamment de la collection d’estampes. Parmi les travaux rapidement entrepris à Villeloin par le nouvel abbé figure la mise au net d’un inventaire des archives de la maison, et la préparation de son histoire Plus tard, ce sera aussi la rédaction de mémoires sur sa famille, et sur les familles alliées: Marolles est indiscutablement très sensible à l’espace social représenté par le lignage et par la généalogie (p. 102, 104, et surtout la troisième partie des Mémoires).
Dans le même temps, il entreprend de faire réaménager la bibliothèque de Villeloin, apparemment très enrichie par le legs de ses livres par l’abbé de Cornac. En digne contemporain de Gabriel Naudé, il explique s’être inquiété «de bien loger [ses livres]»: il fait construire à cette effet une «galerie» à laquelle il consacre «plus de mille escus» (soit, en principe, 3000 ll.) – rappelons que nous sommes à la grande époque de la «galerie de bibliothèque», devenue une des salles obligées d’une maison noble et dont La Bruyère rappellera l’omniprésence dans son Caractère du bibliomane. Cinq ans plus tard, la bibliothèque de Villeloin est terminée :
Ce fut alors que je fis bâtir dans mon abbaye de Villeloin un assez beau lieu pour ma bibliothèque, que j’ornais de portraits de plusieurs personnages doctes qui ont fleuri en divers tems; comme j’en avois mis dans ma grande sale deux rangées de personnes illustres, d’une autre profession, dont j’avois fait copier une bonne partie de ceux qui sont dans la gallerie de Selles, avec la permission de Mons. de Bétune, (…) par un peintre de Lyon appellé Vande, qui s’étoit arrêté dans le païs. Je lui avois fait faire aussi dans la mesme sale cent cinquante escussons des armoiries des principales villes et souveraineté de l’Europe avec leurs blasons sur le mur, au-dessous des solives (1) (p 104-105).
Marolles a très probablement lu l’Advis de Naudé, s’il n’en possède pas lui-même un exemplaire (?), et son récit fait sentir le plaisir qu’il a à concrétiser son rêve: aménager une bibliothèque, ce dont le bénéfice de Villeloin, estimé à quelque 6000 ll. par an, lui donne enfin les moyens. Cet espace physique se superpose à un espace mental toujours très présent. Pour un homme jeune, et pétri de culture classique comme peut l’être l’abbé de Villeloin, le modèle de décoration est celui des bibliothèques de l’Antiquité, avec les bustes et les portraits des auteurs les plus célèbres, selon un dispositif remis au goût du jour par la Renaissance italienne. Le concept-clef est celui de l’otium latin, le loisir studieux dans une campagne qui n’est pas nécessairement isolée: l’otium s’articule aussi avec une forme de sociabilité, et avec l’amitié. Après un séjour dans la capitale et à la cour, l’abbé déclare lui-même qu’il espère «jouïr avec [ses] livres de quelque repos dans [sa] retraite champestre» (p. 99) ».
2- L’espace de l'auteur: écriture et édition
Le deuxième ensemble de pratiques est celui de l’écriture, qui se superpose à une tension entre le privé (le travail isolé, ou conduit avec l’aide d’un secrétaire) et le public (la publication). Comme on le sait, il est pratiquement impossible à un homme de lettres ou à un savant de vivre de sa plume dans la société d’Ancien Régime, entre autres parce que, jusqu’au XVIIIe siècle, les droits d’auteur sont pratiquement inexistants. On y obvie par la recherche d’un patronage, avec une place de secrétaire, de précepteur, d’historiographe, etc., auprès d’un grand, ou par une pratique de la dédicace pour laquelle on recevra une pension, ou une charge. Mais la principale voie d’accès aux activités d’écriture et de recherche est en définitive offerte par l’Église, qu’il s’agisse d’obtenir un poste d’enseignant dans un collège ou autre, ou de recevoir un bénéfice permettant de s’assurer des ressources financières indispensables. Marolles ne dit pas autre chose:
Si [écrire et publier] doit estre le métier de quelqu’un, c’est principalement d’un ecclésiastique, qui n’a point de charge qui l’oblige à quelque sollicitude publique, [ni de] fonction particulière, afin qu’il se puisse occuper agréablement, sans déshonorer sa condition : car s’il a besoin de compagnie pour se divertir, il est quelquesfois en grand danger de mal passer son temps, ou de tomber dans la fainéantise & de là dans les vices infames qui scandalisent tout le monde (p. 197).
À côté de sa vie sociale particulièrement active, la recherche en archives (à Villeloin et à Beaugerais, mais aussi à Nevers et à Paris) et plus encore l’écriture constituent la principale activité de l’abbé de Villeloin. Il l’avouera lui-même, non encore une fois sans quelque ingénuité :
Voilà bien des livres imprimez, & je suis étonné moy-mesme d’en avoir tant escrit en si peu de temps… (p. 197).
Marolles écrit, certes, en Touraine, mais aussi et peut-être surtout à Paris, où il a «[ses] habitudes et [son] estude» (p. 114). Même s’il ne mentionne pratiquement jamais ses visites à des bibliothèques, il est certain que son travail l’a amené à fréquenter le plus régulièrement les cabinets de ses amis amateurs ou les bibliothèques «publiques» qui pouvaient être disponibles à l’époque dans la capitale. Une note sur l’année 1652 laisse à entendre qu’il était effectivement un familier de la «grande bibliothèque», alias la Mazarine, qui venait d’être vendue sur ordre du parlement :
Comme par un arrest du Parlement rendu le huictième de mars contre le premier Ministre on avoit dissipé sa grande Bibliothèque, je ne pus m’empescher d’en témoigner mon ressentiment, faisant quelques remarques sur mon livre ; mais il falut supprimer, à mon grand regret, ce que j’en avois escrit, pour la violence du temps (p. 192).
Il précise sa pensée, malgré la censure, dans sa dédicace du tome II de son Horace au duc de Valois, alors enfant:
Certes les Vandales & les Goths n’ont rien fait autrefois de plus barbare ni de plus rude que cela [disperser la Mazarine]: ce qui devoit porter quelque rougeur sur le front de ceux qui donnèrent leurs suffrages pour une chose si extraordinaire (p. 192).
Un événement extérieur induit un changement profond dans la vie de l’abbé, à savoir le départ de Marie de Nevers pour la Pologne, en 1645 (2). Marolles réalise en effet alors que, malgré les services rendus, la duchesse
n’avoit pas jugé à propos de [lui] procurer des charges ou des emplois par son crédit ou par sa recommandation, [et il n’eut] pas de peine à oster de [son] esprit la pensée de tout ce qui s’appelle Fortune dans le monde, & à faire choix d’une vie assez retirée. (…) Il [lui] fallut donc commencer à [se] purger des teintures que pouvoient avoir laissées dans l’esprit les fumées de la cour (p. 169).
Reconnaissant dès lors l'antinomie entre l'espace de la cour et celui de l'étude, il se consacrera d’abord à cette dernière. Il va «faire des livres», qui sont notamment des traductions ou des adaptations de classiques latins –il avouera lui-même avoir publié beaucoup de livres, mais peu de sa plume (p. 277). Il avait commencé avec une traduction de Lucain, dédiée au roi et publiée en 1625 (je donnai presque à toute la cour des exemplaires de ce livre). Quelques années plus tard, il profite de son passage à Paris pour déposer déposer son manuscrit de l’Histoire romaine auprès de Toussaint du Bray, lequel la fait imprimer en 1630 (3): l’abbé de Villeloin dédicace son travail au roi, mais il ne peut le lui présenter personnellement, ayant dû demeurer en Touraine auprès de sa mère alors très malade.
Notre propos n’est pas celui de reprendre la litanie des titres publiés par l’abbé de Marolles, mais simplement de souligner les points relevant d’une forme d’anthropologie de l’érudit et du collectionneur. Terminons en disant combien l’abbé est sensible à l’espace graphique de la page: il souligne la qualité et l’esthétique des éditions parisiennes, et il mentionne le cas échant les gravures qu’il fait insérer dans tel ou tel de ses travaux (par ex. les portraits, ou encore les gravures de Chauveau). Nous nous réservons de revenir sur le troisième point, celui de l’espace social de l’homme de lettres, entre l’Église, la cour, les libraires et le public.
Notes
(1) Nous ne pouvons identifier l’artiste dont il s’agit. Peut-être Lyon désigne-t-il la ville d’où vient le peintre, et «Vande» est-il le début d’un nom flamand?. Le château de Selles-s/Cher appartient au duc Philippe de Béthune, lequel y fait aménager une galerie pour accueillir sa bibliothèque.
(2) Marie de Nevers (Gonzague-Nevers) est la troisième épouse de Ladislas IV, roi de Pologne († 1648).
(3) Histoire romaine, continuée depuis le commencement de l'empire de Dioclétian et de Maximian jusques à celuy de Valentinian et de Valens, avec les épitomés de Messala Corvinus, Aurelius Victor, Sextus Rufus, et autres, Paris, Toussaint du Bray, 1630, 2°.
Précédents billets: L'enfance de Michel de Marolles; Michel de Marolles (2)
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