Nous évoquions dans notre dernier billet la petite enfance de Michel de Marolles, futur abbé de Villeloin, et sa première découverte des livres et de la lecture dans la petite bibliothèque du manoir ancestral, à Genillé. Mais voici, en 1611, notre jeune garçon en route pour son premier voyage «en ville», à savoir à Tours, capitale de la province, où il reste avec sa mère pendant huit jour. L'enfant est très favorablement impressionné par ce qu’il considérera depuis lors «comme l’un des plus beaux lieux du monde». Parmi les visites faites à cette occasion, celle à l’archevêque revêt sans doute une importance particulière pour ce tout (trop?) jeune abbé.
Puis, après être rentrés pour quelques semaines à Genillé, c’est le grand départ du nouveau collégien pour Paris, le 12 octobre suivant, en compagnie de la mère, de la tante et de deux sœurs. Le trajet, effectué sans hâte excessive, prend huit jours, et la petite famille est accueillie par un carrosse envoyé par le père à Bourg-la-Reine. En fin d’après-midi, on entre dans Paris et l’installation se fait rue Saint-Antoine. On prend conseil auprès d’un voisin, le Père Coton (la maison professe est toute proche), lequel oriente le choix des parents vers le collège de Clermont, tenu par les Jésuites: en décembre, Michel intègre la classe de cinquième, avec la perspective de passer en quatrième à Pâques, mais dix-huit jours plus tard, les Jésuites ayant été condamnés, il faut abandonner Clermont pour le collège de la Marche, où il sera bientôt en troisième. Tout cela ne lui convient en définitive que fort mal, et s’il s’applique à l’étude, c’est dans l’espoir d’en être plus vite délivré:
Je fus quatre ans de suite dans cette misère, & jamais je ne trouvai temps si long (…). Il fallut profiter du temps & de l’occasion qui s’offroit pour estudier, & pour me délivrer bien tost du joug qui me sembloit si pesant (p. 21).
Michel de Marolles retourne pour quelques mois en Touraine à la fin de 1616, parce que, en cette période de troubles politiques majeurs, l’entrée de son père au service des Nevers le rend suspect aux yeux de la cour. L’année suivante, il revient à Paris, pour faire sa classe de philosophie, laquelle conclut ce que nous appellerions aujourd’hui le cycle des études secondaires.
Les livres et la lecture apparaissent très peu à ce niveau du récit, mais celui-ci nous éclaire sur un point fondamental, lequel concerne l’association entre sociabilité et solidarité. La carrière de l'homme de lettres se fera d’autant plus facilement qu'il sera introduit dans tel ou tel cercle de sociabilité, tandis que la protection d’un grand (comme le duc de Nevers) est absolument essentielle. Les visites et les «entretiens» avec des personnes savantes sont constants –on pense au cardinal de La Rochefoucauld, abbé de Sainte-Geneviève. De même, les amitiés scellées au collège jouent-elles un rôle majeur, dans la mesure où nombre des jeunes élèves, camarades de Marolles, occuperont plus tard des charges ou rempliront des fonctions importantes –nous sommes dans une logique qui fait déjà penser à celle des grandes écoles d’aujourd’hui. En 1619, ces jeunes gens forment même «une espèce de petite académie» qui, avoue ingénument l’auteur, «ne nous fut pas inutile» (p. 41).
À compter de 1623, Marolles entre lui-même dans le monde des lettres, en faisant imprimer «[son] Lucain», traduction dédiée au roi et à lui présentée en personne grâce à l’intercession du cardinal de La Rochefoucauld (1). Il s’agit d’un long travail (plus de 700 pages), qui répond, bien évidemment, à une curiosité intellectuelle certaine de la part de l’auteur, mais qui s’insère aussi dans des pratiques de sociabilité et de protection: le jeune abbé y fait d’ailleurs insérer, outre le portrait de Lucain, celui du roi, taille-douce exécutée par un des spécialistes les plus reconnus du genre, à savoir Léonard Gaultier. Une autre pratique courante est celle de la lecture d’un texte nouveau à un groupe d’amis, avant publication, et nous recontrons à plusieurs reprises notre jeune homme (rappelons qu’il a alors 23 ans) participer comme auditeur à des réunions de ce type. De même, on se retrouve à l’occasion d’un événement marquant, comme les soutenances de leurs thèses de théologie par les frères naturels du roi, au collège de Clermont (1625), ou encore l’assistance à un ballet en présence du roi. À plusieurs reprises, Marolles exécute des travaux de traduction, en français à la demande de membres de la famille de Nevers, qu’il s’agisse de bulles pontificales, ou de l’Office de la Semaine sainte.
La période reste très troublée, qui a vu l’assassinat de deux rois (Henri III et Henri IV), la succession du premier remise en cause par la Ligue, la reconquête militaire de son royaume par le second, avant l’entrée dans les années très confuses de la régence, quand les influences des uns et des autres se déchaînent autour de la cour. On comprend dès lors combien protections et faveurs relèvent aussi d’une pratique politique de l’échange de services: pour un clan, réunir une troupe de fidèles, paraître, obtenir privilèges et bénéfices contribue à renforcer sa puissance. À Villeloin, l’abbé Gaillard de Cornac (1552-1626) fait carrière grâce à la protection du cardinal de Bourbon, celui précisément que les Ligueurs choisissent comme successeur d’Henri III (sous le nom de Charles X). Après la mort du cardinal, Cornac passera au service du duc de Mayenne. Dans le même temps, à la cour, les fausses nouvelles ne manquent pas: le duc Charles III de Nevers est averti de la mort de l’évêque de Limoges, et il intervient auprès du roi pour en obtenir le bénéfice, dont il pense à faire profiter l’abbé de Beaugerais –malheureusement pour les Marolles, la nouvelle est controuvée.
Mais peu après, «on nous escrivit de la province que M. de Cornac (2), abbé de Villeloin, était décédé», et Claude de Marolles sollicite du roi, avec succès, l’octroi de ce bénéfice en faveur de son fils: le roi délivre en effet le brevet d’abbé commendataire,… mais la nouvelle du décès se révèle être à nouveau controuvée. Pourtant, quelques mois plus tard, à la fin de l’automne, Cornac décède effectivement, et Marolles en est aussitôt informé. L’historien du livre ne pourra qu’être sensible à la problématique touchant la circulation (et la rapidité de circulation) de l’information, et au rôle décisif des solidarités tourangelles. De fait, le gouverneur de Loches intrigue en faveur du cardinal de la Valette, mais
le Maistre de la Poste du Liège, homme officieux, & certainement de nos Amis, appelé Malpenée, qui par un temps fort fascheux, à dix ou onze heures du soir, entreprit de nous servir à cette occasion assez importante, pour en donner promptement avis à mon Père (…). Ce courrier Ami devança tous les autres : mon Père ne perdit point de temps pour aller à Crone [Crosne], où estoit le Roy. Il eut l’honneur de luy parler. Le Roy se souvint de ses promesses, & nous accorda l’Abbaye de Villeloin… (p. 74).
Et voici le jeune abbé de Beaugerais «cumuler» comme abbé de Villeloin. Pour autant, comme nous le verrons, par sens du devoir, mais aussi par amour de la «petite patrie», il ne sera pas un abbé commendataire comme les autres…
(1) Les Oeuvres de M. Année Lucain poète illustre, ou l'Histoire des Guerres civiles entre César et Pompée, et des principaux combats qui se passèrent en la sanglante journée de Pharsale. Mises en prose par M. de Marolles, Abbé de Bogerais, Paris, François Huby, 1623, 8°. Cf Jean-Claude Ternaux, Lucain et la littérature de l’âge baroque en France : citation, imitation, création, Paris, Honoré Champion, 2000 («Coll. litt. de la Renaissance»).
(2) Cornac aurait échangé en 1607 son abbaye des Chatelliers, sur l’île de Ré, contre celle de Villeloin.
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