vendredi 4 septembre 2015

Ce à quoi, parfois, on rêve et que, parfois, on écrit pendant des réunions et autres peut-être plus ou moins intéressantes...

Ce à quoi, parfois, on rêve et que, parfois, on écrit pendant des réunions et autres peut-être plus ou moins intéressantes... (librement adapté de la célébrissime Idée fixe du savant Cosinus. Les clichés sont tirés du site accessible par ce lien). 

Les voyages du professeur Dupont-Chômé
Chacun connaît, bien sûr, le sens du mot «herméneutique». Le professeur Dupont-Chômé, linguiste réputé et spécialiste de l’esthétique du langage, n’était pas un spécialiste d’herméneutique, mais bien d’hermétique linguistique. Cette discipline, dont il avait inventé le cadre et le contenu, était enseignée par lui à la Sorbonne, tous les vendredis de février des années bissextiles, de 16h à 19h. Une foule compacte se pressait à cette occasion, et le fait avait nécessité plusieurs circulaires de Monsieur le Recteur: «Les auditeurs désirant assister au séminaire du professeur Dupont-Chômé ne doivent pas se réunir dans les escaliers jusqu’à les encombrer et à empêcher toute circulation», etc., etc. Pour cette raison, le professeur Dupont-Chômé était regardé avec quelque jalousie par un certain nombre de ses collègues, dont le nombre trop réduit d’auditeurs n’avait jamais nécessité de mesures aussi spectaculaires...
Un beau jour de mars, alors que le printemps commençait à poindre et que les vasques veloutées des narcisses s’inclinaient doucement dans la brise, le professeur Dupont- Chômé reçut une invitation. Il s’agissait d’honorer de sa présence quelque manifestation où un prix Nobel de littérature, d’expression française mais d’origine hongroise et de nationalité plus ou moins indéterminée, présentait son dernier ouvrage. La réunion se tenait à Toronto, et le professeur Dupont-Chômé se trouva, bien sûr, heureux d’être invité à parler de ce dont il était le seul à pouvoir parler, mais avec quel brio, l’hermétique linguistique. Par la suite, on lui demanda plusieurs conférences à tenir dans différentes villes du Canada, toutes sur l’hermétique linguistique: la rencontre devenait une véritable tournée à la gloire de l'hermétique linguistique, et le professeur Dupont-Chômé prépara ses conférences.

La maison de Cosinus, "par l'un de nos plus brillants paysagistes"
Le jour venu, du départ pour Toronto, le ciel était limpide. Les avions se croisaient avec régularité au-dessus du pavillon du professeur, dans la banlieue de Paris (pavillon confortable, mais acheté par le grand-père de Monsieur Dupont-Chômé à une époque bien antérieure à celle de l’explosion du trafic aérien). Le professeur Dupont-Chômé, ses bagages préparés, ses vêtements emballés, sans oublier sa toque de loutre découverte après de longues recherches chez un fournisseur des théâtres parisiens (il paraît qu’il fait parfois frais, au Canada…) sortit devant chez lui pour y attendre l’autobus. Car il était un fervent partisan de l’écologie, et il ne voyait pas de raison de prendre sa voiture pour aller à l’aéroport –surtout étant donné le prix des parkings. Il salua le conducteur lorsqu’il monta dans l’autobus, il adressa un geste noble et digne, non sans quelque mélancolie, à sa famille réunie en larmes sur le trottoir, et l’autobus partit. 
Rien de spécial ne se passa jusqu’à l’arrivée au métro. Là, Monsieur Dupont-Chômé prit sa valise, descendit et changea, comme il le faisait plusieurs fois par semaine pour se rendre en ville. Rien, non plus, à signaler sur le trajet du métro: Monsieur Dupont-Chômé eut le privilège, qu’il connaissait, d’entendre plusieurs airs de musique d’Europe de l’Est et d’Amérique du Sud, et le temps passa ainsi fort agréablement jusqu’au premier changement, au cœur de la grand’ville. Monsieur Dupont-Chômé changea commodément, tous se passait pour le mieux, et il eut encore tout le loisir d’admirer, par la fenêtre, les dépotoirs et autres bidonvilles au-dessus desquels le train errait en cahotant pendant une  quarantaine de minutes. Il envisagea d’y consacrer un appendice de sa Théorie Générale de l’hermétique linguistique.
Enfin, c’était l’aéroport. Sa prévoyance avait permis au professeur Dupont-Chômé de déterminer à l’avance à quelle station il devait descendre, ce qui expliquait sans doute son sourire quelque peu narquois lorsqu’il vit les non-indigènes, croulant sous les bagages et cherchant au dernier moment à identifier leur destination exacte. L’administration n’a pas encore songé à équiper d’une loupe tous les voyageurs qui, à l'approche de l'aéroport, se précipitent sur les lignes imprimées en caractères minuscules et apposées à côté des portes des wagons. Mais Monsieur Dupont-Chômé était connu pour sa prévoyance, il arrivait à la Sorbonne toujours plusieurs heures avant son cours et rien, pas même les Grandes Grèves de la fin du siècle dernier n’avaient jamais pu le faire échouer à tenir les séminaires prévus. Hélas, en ce jour à marquer d’une pierre noire, il allait faire de surprenantes découvertes.

Malgré le paysage fascinant que l'on connaît, c’était déjà Foireux 2, l’aéroport, terminus de la ligne. Monsieur Dupont-Chômé s’arracha à sa méditation et se hâta, toujours avec mesure, vers la sortie. L’ambiance était claire, le hall était immense, et même les escaliers roulants fonctionnaient: Monsieur Dupont-Chômé se sentit fier d’être français, de transiter par l’un des plus grands aéroports du monde, et il entra à Foireux 2. Il pensait avec amusement à Foireux 1, cet aéroport que l’on avait construit une trentaine d’années auparavant dans les champs de betteraves. Sa silhouette évoquait de gigantesques camemberts empilés les uns sur les autres, dans lesquels tous les étages visibles paraissaient réservés aux voitures. Monsieur Dupont-Chômé se rappelait des autobus forcés de rouler à gauche autour des camemberts, et dans lesquels les passagers étaient donc contraints de monter ou de descendre au milieu du flot des voitures. Mais ici, à Foireux 2, bien sûr, rien de comparable…
Le professeur Dupont-Chômé s’éleva, par des escaliers roulants successifs, jusqu’à pouvoir même entrevoir un morceau de ciel, et il se trouva projeté par la foule dans une sorte de grand corridor blanchâtre, dans lequel les gens se croisaient à toute allure, chacun poussant un chariot de bagages. Il s’arrêta un instant, pour évaluer les probabilités de chute de ceux qui lui paraissaient les plus instables, puis il s’avança jusqu’à des rangées d’écrans soulignées du terme énergique de «DEPARTURES». Malheureusement, en s’approchant, il constata que ces départs ne désignaient que ceux du terminal dans lequel il se trouvait, et qui ne desservait que les Mongolies (extérieure et intérieure), le Kamtchatka et la Terre de feu, ainsi que quelques lignes intérieures vers Plogoff, Camembert et Verrue. 
De temps en temps, une voix éthérée se plaignait sur un ton languissant de quelque chose par haut-parleur, mais comme le professeur Dupont-Chômé voulait aller au Canada, il ne se sentait pas concerné par ces annonces qui, pourtant, confirmait la Théorie générale de l’hermétique linguistique en lui demeurant totalement inintelligibles. Il prit cependant note de plusieurs observations à transmettre à l’Académie sur ce sujet trop peu étudié –les annonces dans les aéroports, surtout lorsqu’elles étaient faites par des non-apprenants: Monsieur Dupont-Chômé avait trop longtemps rempli des formulaires destinés au ministère pour ne pas intégrer les formules les plus classiques de ces mêmes formulaires, du style des «non apprenants», des «auto-réflecteurs», et autres vocables du même tabac. Hélas pour lui, malgré toute sa science, il n’avait encore rien vu, mais n’allait pas tarder à s’en apercevoir.
Pour l’heure, Monsieur Dupont-Chômé était parvenu devant ce qui lui sembla un jeu pour les enfants. Un certain nombre de personnes, formant des équipages d’importance variable, s’amusait à pousser le plus vite possible des chariots surchargés dans une sorte de parcours tracé par de légères barrières élastiques et suivant un dessin en zig-zag. À chaque virage à angle droit, les mêmes scènes se présentaient: ceux qui allaient trop vite, emportés par la fougue, se trouvaient déportés et hors course, leur amoncellement de bagages écroulé, tandis que les plus habiles, ou les plus pondérés, les dépassaient d’un virage court et en ricanant plus ou moins ouvertement. Attaché aux pratiques de l’expérimentation, dans lesquelles il voyait à juste titre l’une des bases les plus solides de l’esprit scientifique, Monsieur Dupont-Chômé suivit scrupuleusement l’exemple qui lui était donné: au milieu de jurons et de malédictions sans nombre, il courut en avant, faisant jaillir sur son passage le jus de quelques papayes trop mûres et les nuages de plumes de quelques couettes râpées. 
Cosinus, équipé comme il convient, achète un billet pour se lancer dans son tour du monde
Puis, arrivé à proximité du guichet, son but final, il eut tout le loisir d’observer comment toutes sortes de passagers pour toutes sortes de destinations et par toutes sortes de vols s’embarquaient, tandis que lui-même n’avançait jamais. Monsieur Dupont-Chômé entreprit d'établir une estimation statistique de l’époque où il parviendrait au guichet, sans grand succès, le taux d’incertitude étant trop élevé. Il passait en effet, derrière la rangée des guichets, toute une théorie de charmantes jeunes personnes, que le professeur aurait pu avoir comme étudiantes: les unes portaient sentencieusement quelque minuscule papier, d’autres adressaient un mot à l’une des guichetières devant lesquelles la foule se pressait, d’autres encore tapaient rapidement, et comme transportées par la joie, sur les touches d’un clavier invisible, mais toutes finissaient bientôt par disparaître, sans sembler avoir rien remarqué de la foule qui s’écrasait à leurs pieds. Certaines, pourtant, avaient dans l’intervalle rapidement échangé leur place avec l’une quelconque des autres jeunes filles placées derrière les guichets. 
À un moment, l’une des jeunes filles s’adressa de loin à la foule : «Y a-t-il quelqu’un pour Toronto?», cria-t-elle à la cantonade. Le professeur Dupont-Chômé agita, sans un perdre un seul, la liasse de papiers qui lui tenait lieu de billet, tout en adressant un large sourire à la jeune fille –estimant qu’il valait peut-être mieux avoir l’air aimable, et que, somme toute, il en avait déjà vu d’autres. La jeune fille en uniforme bleu lui rendit son sourire de manière mécanique, et s’absorba aussitôt dans la contemplation d’un écran. Lorsqu’enfin Monsieur Dupont-Chômé eut réussi à s'approcher à portée de voix et qu'il lui eut présenté son billet, elle s’adressa à lui:
-Je vais vous expliquer la situation. Vous ne partez pas pour Toronto, nous vous remettons cinq cents euros de dédit et nous vous donnons un billet surclassé pour demain.
-Ah bon? Mais pourquoi je ne vais pas à Toronto? Il y a eu un accident?
-Non, non, pas du tout, mais le vol est déjà plein, et il n’y a plus de places disponibles.
-Je ne comprends pas? J’ai un billet en règle pour Toronto, avec une place réservée. Comment peut-il y avoir dans cet avion moins de fauteuils que de billets, puisque les billets sont numérotés?
-C’est que nous vendons régulièrement plus de billets qu’il n’y a de places, de manière à ce que l’avion soit plein. Sinon, il y a le risque d’avoir des places vides. Mais nous vous offrons un dédit de 500 euros, une nuit d’hôtel ici, un déjeuner ou un dîner, et vous partez demain en 1ère classe. Sinon, je ne vous cache pas qu’il vous faudra attendre toute la journée et aussi la nuit, et que probablement vous n’aurez pas de place.
-Mais qu’est ce qui me prouve que je pourrai partir demain, s’il y a autant de monde tous les jours?
-Non, non, aucun problème, Monsieur. Je vous échange votre billet.

"Cosinus solliciteur"... se heurte à l'huissier du ministère
Le professeur Dupont-Chômé ne comprenait pas pourquoi son billet, qui n’était plus valable aujourd’hui, le serait demain. En spécialiste de l’hermétique linguistique, il pensa que la formule «aucun problème» signifiait en réalité «aucun problème pour le moment», mais il ne savait que répondre de logique à la charmante jeune fille, et il accepta l’échange. Pourtant, la perspective de passer une nuit, même gratuitement, dans un hôtel mystérieusement isolé au fond d’une succession de parkings et entre deux pistes d’atterrissage, ne le séduisait guère. Il songea mélancoliquement que, s’il avait vingt ou trente ans de moins, peut-être aurait-il choisi cette solution quelque peu exotique, et il informa la mécanique jeune fille qu’il renonçait à son invitation, et qu’il allait retourner passer la nuit chez lui. La jeune fille lui donna un papier, en lui disant quelque chose qu’il ne comprit pas, écrasé qu’il était par la foule des voyageurs et de leurs chariots qui se pressait derrière lui.
Non sans un peu de déception, maintenant qu’il se sentait presqu’arrivé au but, le professeur Dupont-Chômé tourna les talons et entreprit de rentrer chez lui –il préféra, sur le coup, renoncer aussi au somptueux repas gratuit qui lui était pourtant offert. Le voyage de retour fut d’autant plus plaisant que plusieurs heures s’étaient écoulées, et que c’était maintenant le moment des Grandes Transhumances Journalières: tous les moyens de transport étaient bondés, et Monsieur Dupont-Chômé dut à plusieurs reprises laisser passer des bus et des métros dans lesquels, avec la meilleure volonté du monde, il eut été impossible de faire entrer un souriceau, a fortiori un professeur équipé pour un voyage dans de lointaines contrées. Alors que minuit approchait, il descendit enfin du dernier bus 299 ZZ en vue de son logis: au même moment, l'avion dans lequel il aurait dû se trouver atterrissait à Toronto. 

Ainsi s’acheva le premier voyage du professeur Dupont-Chômé.

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