vendredi 4 juillet 2014

Qu’est-ce qu’un «paysage culturel»?

A Bernkastel, sur un méandre de la Moselle... en hiver
Nous insistions, il y a quelques semaines, sur le rôle décisif tenu, dans le domaine de l’histoire des idées et des pratiques culturelles, par les grands conciles de la première moitié du XVe siècle, le concile de Constance d’abord (1414-1418), celui de Bâle ensuite (à partir de 1431). A une époque où la plupart des intellectuels et des savants sont peu ou prou liés à l’Eglise, ces conciles sont l’occasion de les réunir en nombre, et pour une durée relativement longue. Y viennent non seulement des prélats et leurs familiers, dont un certain nombre d’humanistes, mais aussi des clercs entrés dans la haute administration ou dans la diplomatie, et des enseignants, sans oublier des auteurs et autres professionnels du livre, copistes et «libraires».
A Constance et à Bâle, nous sommes intégrés dans un «paysage culturel» (kulturelle Landschaft) alors très favorable, celui des pays du Rhin moyen et de l’Allemagne du sud: une géographie caractérisée par la densité de sa population, par le nombre des villes souvent plus ou moins autonomes, voire indépendantes, par les développements de l’économie et du négoce, et par une richesse moyenne supérieure. Quelques très grandes villes dominent l’activité sur le plan économique, au premier chef Nuremberg, Augsbourg et Strasbourg, mais certaines villes moyennes, comme Bâle, réussissent aussi à s’imposer, notamment dans le domaine intellectuel et artistique, puis, rapidement, en matière de typographie. 
Les grandes cours épiscopales et archiépiscopales (de Besançon à Mayence, à Trèves et à Cologne) sont nombreuses, plus encore les maisons religieuses, donc les écoles –et les bibliothèques–, tandis que l’éclatement politique apporte un autre gage de vitalité, avec la présence de «villes de résidence», de cours et d’administrations, mais aussi des universités de Heidelberg (1386) et de Fribourg (1457), ou encore d’Ingoldstadt (1472), de Trèves (1473), de Mayence et de Tübingen (1477), sans oublier, à nouveau, Bâle (1459).
Diversité politique et intégration géographique se conjuguent avec l'ouverture sur l’extérieur: un facteur très important de réussite et de modernité concerne en effet la facilité des relations avec des géographies plus larges, et qui sont elles aussi des géographies avancées. L’Italie est accessible notamment par les cols alpins (Gotthard, Brenner), et par la vieille route romaine du Rhône, par Genève et Lyon; le Rhin constitue la principale voie de communication européenne et assure les communications avec les riches pays bourguignons «du Nord» et avec la mer; une «route royale» (via regia) conduit de Nuremberg à Leipzig ou à la ville royale de Prague; enfin, du côté du royaume de France, la métropole parisienne (et son université!) se profile toujours à l’arrière-plan.
La Bibliotheca Cusana
Dans cet espace intégré, les échanges sont constants, et les carrières facilitées. Les exemples de réussite sont légions: Nicolas de Cuse (1401-1464) est originaire de la petite ville de Kues, sur la Moselle (Nicolaus Cusanus), il est un ancien élève des Frères de la Vie commune à Deventer, et étudie à Heidelberg, Padoue et Cologne. Participant au concile de Bâle, il est envoyé à Constantinople, avant de devenir chanoine de Liège, et d'être fait cardinal et prince-évêque de Brixen. Le cardinal a connaissance de l’invention de Gutenberg, à Mayence, qu’il souhaiterait très probablement importer en Italie, et il rassemble une bibliothèque de 270 manuscrits, toujours conservés aujourd’hui dans l’hôpital par lui fondé à Bernkastel. L'assise financière de la fondation est d'abord apportée par la propriété de quelques-uns des vignobles les plus renommés de la Moselle.
Bien d’autres noms pourraient être ici évoqués, et il n’est que de rappeler le rôle de l’université de Bâle dans l’installation des premières presses parisiennes, avec des personnalités comme Johannes de Lapide, alias Johann Heynlin, originaire de Stein, une petite ville proche de Pforzheim. Johann Tritheim (1462-1516) est désigné d’après son lieu de naissance, la bourgade de Trittenheim, sur la Moselle, et il étudie notamment à Heidelberg, avant de devenir abbé de Sponheim, non loin du coude du Rhin (1483). Il s’intéresse aux découvertes de Gutenberg et sera consulté par certains des plus grands personnages de son temps. Tritheim réunit à Sponheim une bibliothèque exceptionnelle, et il est regardé comme l’inventeur de la première bibliographie rétrospective imprimée, en l’occurrence le De scriptoribus ecclesisaticis édité par Johann Amerbach à Bâle en 1494. Il dédie son livre à l’évêque de Worms Johann von Dalberg, lui-même ancien étudiant d’Erfurt et de Pavie, mais surtout chancelier de l’électeur palatin et l’un des représentants en vue d’une des plus grandes familles de la noblesse rhénane.  On le devine, la théorie des graphes et  des réseaux trouverait un champ très privilégié d’application au sein de cette géographie novatrice.

A l’époque moderne, un «paysage culturel» se caractérise ainsi comme un espace dont les conditions générales de fonctionnement (sur le plan de la démographie comme sur celui de l’économie) sont plus favorables, au sein duquel s’équilibrent les éléments porteurs d’une certaine diversité (notamment en matière politique) et ceux qui sont facteurs d’intégration, et où, toujours, l’ouverture vers l’extérieur est assurée. L’ascension sociale restera toujours exceptionnelle, mais elle est effectivement possible, notamment par le biais des études et par le service des grands. Les réseaux de solidarités diverses s’entrecroisent, selon des logiques liées aux affaires et au commerce, mais aussi à la politique et aux intellectuels et aux des artistes, voire aux techniciens –comme l'illustre un Gutenberg.
D’autres «paysages culturels» pourraient être repérés en Europe à l’aube de l’époque moderne, par exemple celui des villes et des châteaux de la Loire, autour des cours des princes d’Orléans (Blois), de Berry (Bourges) et de Bretagne (Nantes), puis de la cour royale de France (à Amboise et dans les autres châteaux de la région). Mais une dernière remarque s'impose: dans un royaume comme la France, l’essentiel de la géographie fonctionne en dehors de ces «paysages culturels», puisque la grande majorité de la population est établie dans un plat-pays médiocrement peuplé, où les échanges restent difficiles et où, dans la plupart des cas, l’économie consiste avant tout en une économie de subsistance, souvent écrasée de droits féodaux et toujours à la merci d’une période de troubles ou d’une crise des d’approvisionnements. La faiblesse de la création de richesses se conjugue à l’étroitesse des horizons pour y rendre très problématique toute possibilité d’échapper à une destinée bornée d’avance…

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