jeudi 26 juin 2014

Anthropologie du don de livres (2): un ecclésiastique bibliothécaire… et politicien

Nous revenons aujourd’hui sur la question du don de livres et de son analyse: la reconstitution de la Bibliothèque de Strasbourg après 1870 constitue à cet égard, comme nous l’avions dit, un exemple paradigmatique.
Nous sommes en pleine phase d’invention de la médiatisation moderne: la Guerre de 1870 elle-même avait été déclenchée presque par surprise, grâce à la réécriture par Bismarck de la célèbre dépêche d’Ems et à la manipulation de l'opinion qu'elle a permise. La reconstitution des collections livresques de Strasbourg se donne à lire dans la même perspective, et l’on est surpris d’observer, chez le savant philologue et bibliothécaire des princes de Fürstenberg qui en prend l'initiative, un art certain du lobbying et une science consommée des campagnes d’opinion conduites au service de son projet.
Barack établit en effet des listes de personnalités qu’il conviendrait d’intéresser à l’entreprise, il multiplie les appels successifs aux dons, il s’emploie à relancer et à élargir sa campagne en faisant appel à la presse périodique, et il n’hésite pas à écrire personnellement à telle ou telle figure tout particulièrement en vue. Les donateurs potentiels sont d’abord des bibliothécaires et des professionnels de la librairie, mais aussi des écrivains et des universitaires (Akademiker). Barack ne manque pas non plus de se tourner vers les autorités en place, qu’il s’agisse de Kuß, alors maire de Strasbourg, ou du comte Friedrich von Luxburg (1829-1905), désigné comme président de Basse-Alsace (Bezirkspräsident) –ce qui correspond à l'ancien poste de préfet du Bas-Rhin.
La  majorité des correspondants sollicités accepte bien évidemment d’apporter son appui, et de faire un don. Certains pourtant refusent, à l’image d’Anton Ruland, directeur de la bibliothèque de Wurzbourg. Il faut dire que Ruland (1809-1874) est une personnalité au moins… remarquable. Cet ancien étudiant en théologie (il passera le doctorat en 1834) est ordonné prêtre en 1832, mais il est appelé dès 1838 comme bibliothécaire à l’Université de Wurzbourg. Alors qu’il est brièvement chargé de la direction de l'établissement, sa volonté de réorganiser le service se heurte à de telles oppositions qu’on préfère l'éloigner en le nommant curé à Arnstein. Il ne sera pas, à Arnstein non plus, sans avoir quelques difficultés avec son évêque, en l'occurrence pour son intervention fracassante à propos de l'installation des Rédemptoristes en 1846 (cliché 1)...
Député sans interruption au Landtag de Bavière, à Munich, à compter de 1848, Ruland reprend, en 1850, la direction de la bibliothèque de Wurzbourg. Dans ces différentes charges il se signale par son activité sans relâche, par sa conception intransigeante du devoir et de l'honnêteté, mais aussi par son patriotisme bavarois: il a détesté la guerre austro-prussienne de 1866, au cours de laquelle la Bavière était alliée à l’Autriche, et il est opposé à l’entrée de la Bavière dans l’Empire en 1870, au point de se présenter alors au Landtag avec une grenade prussienne ramassée dans sa bibliothèque lors du siège de Wurzbourg quatre ans auparavant…
Rien de surprenant, on l’imagine, si le bouillant ecclésiastique, politicien et bibliothécaire, ne se rallie pas à l’entreprise de son collègue de Donaueschingen: il répond en effet à Barack, dès le 13 octobre en lui demandant de ne pas inscrire son nom parmi ceux des signataires de l’appel (cliché 2).
D’une part, il est, en tant que directeur d’une bibliothèque royale, une personnalité publique, qui ne saurait s’engager sans engager peu ou prou sa fonction elle-même. Si les choses se concrétisent, il aurait en tout état de cause besoin d’une autorisation officielle. Mais, surtout, le projet envisagé ne cadre pas avec ses idées –et on ne peut certes pas dire que Ruland mâche ses mots, ni qu'il soit un ami de la Prusse:
…Si Strasbourg reste sous la domination française, alors je vous rappelle la lettre du ministère français, qui décrit la destruction de la bibliothèque comme une «éternelle infamie attachée au nom du général prussien» et qui promet au nom de la France: «la bibliothèque de Strasbourg renaîtra riche et glorieuse». Que faire alors, si la France venait plus tard à expliquer qu’elle a repoussée avec mépris une aide financière allemande? Quelle serait alors notre position?
Mais si Strasbourg passe de manière permanente à la Prusse, alors (et je vous parle franchement) puisse la Prusse se charger elle-même de réparer son «éternelle infamie»! L’état d’esprit est tel aujourd’hui à Strasbourg que notre appel serait pour l’instant accueilli seulement avec un mépris apitoyé… (cf infra le texte original allemand).
Source: Archives BnuS
Les allusions concernent la correspondance échangée entre le recteur de Strasbourg et le ministère parisien dans les tout premiers jours de septembre 1870, correspondance publiée en partie par le Journal officiel et par les Débats. Elle trace, quelques semaines avant Barack, comme le contrepoint du futur projet de celui-ci, et témoigne une fois encore de toute la charge symbolique qu'il y a à rétablir la collection détruite:
Monsieur le Ministre,
L'incendie de la bibliothèque de Strasbourg, l’une des plus précieuses et des plus utiles de l’Europe par la rareté et le nombre de ses volumes, paraît être un fait accompli. La France reconstruira la ville de Strasbourg. J'ai l’honneur, Monsieur le Ministre, de vous prier de me mettre à même de pourvoir le plus tôt possible à la recomposition de sa bibliothèque.
Une ville qui possède cinq Facultés, des savants illustres, des étudiants nombreux, ne saurait rester sans bibliothèque dès qu'elle sera rentrée dans le calme. Je prends donc la liberté, Monsieur le Ministre, de vous demander les pouvoirs et les moyens nécessaires pour solliciter, sous votre autorisation, l’aide, le concours et les sacrifices patriotiques:
1) des riches dépôts de l’Instruction publique, des Lettres et des arts, de la Guerre et de l’Intérieur;
2) Des bibliothèques publiques de Paris et de la province qui voudraient disposer de leurs exemplaires en double;
3) Des sommités de la science et des lettres en ce qui concerne les exemplaires de leurs propres ouvrages ou les livres de leur bibliothèque dont ils pourraient se défaire;
4) De la librairie française tout entière, et des souscriptions de tous ceux qui s’intéressent aux malheurs et à l’héroïsme d’une ville si haut placée dans l’estime et les sympathies de l’Europe civilisée.
Ne serait-il pas possible, Monsieur le Ministre, de solliciter également, à cet effet, le concours généreux des bibliothèques et des écrivains des nations qui voudraient panser ainsi les blessures de la science française?

Texte allemand
...Bleibt Strassburg unter Frankreich, so errinere ich Sie an das Schreiben des Französischen Ministeriums, welches die Vernichtung dieser Bibliothek als eine «éternelle infamie attachée au nom du général prussien» bezeichnete und im Namen Frankreichs versprach: «la bibliothèque de Strasbourg renaîtra riche et glorieuse». Wie nun, wenn Frankreich später erklären würde, das es eine deutsche Subvention mit Verachtung abweise? Wie steh’n wir dann da?
Fällt aber Strassburg bleibend an Preussen, dann –ich rede aufrichtig– möge es selbst zur Tilgung seiner «éternelle infamie» beitragen! Auch ist die augenblickliche Stimmung Strassburgs eine solche, dass es unsern Aufruf nur mit mitleidiger Verachtung in diesem Momente aufnehmen würde…

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