vendredi 20 septembre 2013

Mondialisation et histoire du livre 3/3

[Suite, et conclusion, de nos billets des 21 juillet et 4 août derniers]
C’est cet équilibre séculaire qui tend à se déplacer, surtout dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, jusqu’à se trouver complètement bouleversé avec la «seconde révolution du livre», celle de la librairie de masse et de l’industrialisation –quand nous sortons précisément peu à peu de la «librairie d’Ancien Régime».
Le facteur central concerne la progressive montée en puissance, dans les grandes nations occidentales, d’un marché de l’imprimé de plus en plus large sur le plan sociologique, et qui s’accompagne logiquement d’une domination appuyée, voire d’une omniprésence, des titres en vernaculaire –français, italien, anglais, allemand, espagnol, mais aussi les autres langues– par rapport au latin. Dans le même temps, la problématique de la nationalité et de l’identité pousse à la définition de langues et de littératures «nationales» qui renforcent ce phénomène d’autonomisation des différents marchés. Dans un grand nombre de pays, on fonde aussi des «bibliothèques nationales», dont l’un des objectifs majeurs sera celui de constituer le conservatoire de la tradition écrite et imprimée de la collectivité, donc de prendre en charge la gestion du dépôt légal, éventuellement la publication d’une bibliographie courante et rétrospective, etc. (voir l'exemple du Brésil).
La problématique de la mondialisation se trouve dès lors complètement reconfigurée, qu’il s’agisse du commerce international du livre, de l’économie de la traduction, ou encore de l’emploi de certaines langues plus usuelles au niveau international.
Nous assistons, d’abord, à la mise en place d’un cadre réglementaire de l’économie de l’imprimé: la protection des «œuvres de l’esprit» est portée à la fois par le milieu des professionnels et par celui des auteurs, et se traduit d’abord par des séries de conventions bilatérales, avant la signature de la Convention de Berne (1886) et des différents dispositifs qui suivront.
Cliché 1: cf légende infra
Le français joue longtemps le premier rôle, dans la tradition de l’«Europe française» et selon une logique qui se prolongera jusqu’à la Première Guerre mondiale, voire dans l’entre-deux-guerres. Certaines maisons françaises d’édition et de librairie se spécialisent dans le domaine international, souvent en mettant en place des réseaux de succursales. Dès le Premier Empire, Treuttel et Würtz est installée à Strasbourg, Paris et Londres, tandis que, plus tard, Baillière & fils essaime de New York à Melbourne –mais nous pourrions aussi penser au réseau des Garnier. On sait par ailleurs comment on publie à Paris dans un certain nombre de langues étrangères, comme l’espagnol, et le portugais/ brésilien.
Mais ce schéma n’est plus le seul. La réorganisation de la librairie allemande, à partir des décennies 1760-1770, avait d’abord pour objectif de barrer la contrefaçon à l’intérieur même de la géographie allemande et, plus largement, germanophone. Pourtant, la structure nouvelle se révélera particulièrement favorable au commerce international, par la mise en place d’un réseau de professionnels étendu au monde entier: des libraires allemands, membre de l’association professionnelle que constitue le Börsenverein, se rencontrent dans toute l’Europe, de Londres à Paris, à Athènes, à Istanbul et en Russie, mais aussi à New York et aux États-Unis, en Amérique centrale et en Amérique du Sud, etc.
En définitive, le français ne concernera jamais, en dehors des pays francophones ou partiellement francophone, qu’une part de marché de plus en plus minoritaire au fur et à mesure que celui-ci s’élargit et s’approfondit. À moyen terme, les rapports de forces s’équilibrent toujours plus entre les langues principales tandis que, dès la fin du XVIIIe siècle, la première métropole européenne, aussi dans le domaine du livre et de la presse, est devenue celle de Londres. Au XIXe siècle, l’Angleterre est à la tête d’un empire mondial, et elle contrôle le principal mode de communication du temps, à savoir la navigation maritime. Rien d’étonnant si Londres est aussi le premier marché des nouvelles, et si les périodiques anglais, puis américains, s’imposent de plus en plus, comme l’illustre plaisamment Jules Verne dans un certain nombre de ses romans, par exemple Les 500 millions de la Bégum:
 -Ces journaux anglais sont vraiment bien faits! se dit à lui–même le bon docteur en se renversant dans un grand fauteuil de cuir (…). Sur le tapis, sur les meubles de sa chambre d'hôtel, à Brighton, s'étalaient le Times, le Daily Telegraph, le Daily News (…). – Oui, répétait-il, ces journaux du Royaume-Uni sont vraiment très bien faits, on ne peut pas dire le contraire.
Et plus loin, cette nouvelle d’un événement survenu à Brighton se répand d’abord en Angleterre, avant de toucher de proche en proche toute l’Europe, d’abord sous sa forme originale, puis sous forme de traductions et de retraductions:
Dès le 29 octobre au soir, cet entrefilet, textuellement reproduit par les journaux anglais, commençait à rayonner sur tous les cantons du Royaume-Uni. Il apparaissait notamment dans la Gazette de Hull et figurait en haut de la seconde page dans un numéro de cette feuille modeste que le Mary Queen, trois–mâts-barque chargé de charbon, apporta le 1er novembre à Rotterdam. Immédiatement coupé par les ciseaux diligents du rédacteur en chef et secrétaire unique de l'Écho néerlandais et traduit dans [cette] langue, le fait divers arriva, le 2 novembre, sur les ailes de la vapeur, au Mémorial de Brême. Là, il revêtit, sans changer de corps, un vêtement neuf, et ne tarda pas à se voir imprimer en allemand. (…) Devenue ainsi allemande par droit d'annexion, l'anecdote arriva à la rédaction de l'imposante Gazette du Nord, qui lui donna une place dans la seconde colonne de sa troisième page, en se contentant d'en supprimer le titre, trop charlatanesque pour une si grave personne…
Cliché 3
Nous restons sur la problématique de la mondialisation en disant que nous sommes alors entrés dans la logique contemporaine du «village global» chère à Marshall McLuhan, logique qui se prolonge et s’approfondit jusqu’à aujourd’hui, mais dont, s’agissant d’économie des médias, nous avons vu que les origines remontaient à plusieurs siècles en arrière. Il est possible, et nous conclurons sur cette hypothèse, que l’anglais triomphe surtout à la suite de la Première Guerre mondiale, alors que les anciennes puissances européennes sont ruinées et, pour certaines, démantelées, et que la nouvelle grande puissance est désormais, aux yeux de tous, constituée par les États-Unis.
Voir aussi le billet du 11 avril 2012.

Légendes des clichés : 1) Pour la première fois, le télégraphe permet de découpler la vitesse de circulation des nouvelles de celle de la circulation matérielle des hommes et des objets. Depuis le télégraphe Chappe, la technique est régulièrement affinée et améliorée : un échange se fait en cinq minutes, sur une distance de près de 2000km. 2) Dans les années 1860, le télégraphe de Wheatstone permet de s’affranchir du codage par morse. 3) L’invention du téléphone ouvre la voie à la quasi-instantanéité de la circulation de l’information (deux clichés F. Barbier, © Musée des sciences et de la technologie du Canada, Ottawa).

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