Nos lecteurs habitués se sont à plusieurs reprises, et très gentiment (comme disent les Italiens), inquiétés de ce que ce blog avait quelque peu perdu de sa vivacité coutumière durant ces dernières semaines. La raison en est simple: l’administrateur a été extrêmement occupé par la rédaction d’une Nouvelle histoire des bibliothèques à remettre à l’éditeur Armand Colin, pour faire pendant à son Histoire du livre dont la troisième édition vient de sortir. Enfin, le travail est achevé aujourd’hui même.
L’immense avantage d’un projet tel que celui-là réside aussi dans le fait qu’il amène à découvrir une quantité de choses –en l’occurrence, de bibliothèques– dont on ignorait tout, et qui en définitive se révèlent extrêmement signifiantes. Chacun connaît la ville (et l’opéra!) de Manaus, au cœur de l’Amazonie. Nous ne savons rien de la bibliothèque de Manaus, mais la trajectoire de cette ville se rencontre en définitive ailleurs sur le continent américain.
Voici en effet Cairo, la localité la plus méridionale de l’Illinois. Cette ville, et l’histoire de sa bibliothèque, constituent presque un idéaltype de l’histoire des États-Unis entre 1830 et la seconde moitié du XXe siècle. Les treize États fondateurs de l’indépendance étaient ceux de la côte est (1776), mais la frontière de la colonisation progresse rapidement vers l’intérieur, au-delà des Appalaches, et vers le sud, le long de l’Ohio et du Mississipi. Dans les années 1830, le cours du Mississipi est à peu près atteint, et la mise en valeur des territoires peut commencer.
Cairo est fondée en 1837, à un emplacement réellement stratégique, à savoir le confluent de l’Ohio (à droite sur le cliché), descendant de la région des lacs Érié et Ontario, et du Mississipi (à gauche), dont la source est à la hauteur du Lac Supérieur. La ville devient rapidement l’entrepôt des grandes plaines, son activité pour le passage des fleuves est ininterrompue, et l’arrivé du chemin de fer elle-même la sert pendant un temps: c’est en effet à Cairo que les lignes parties de Chicago s’arrêtent, et que se fait le transbordement sur les célèbres vapeurs du Mississipi, vers la Nouvelle-Orléans.
Ironie de l’histoire, Cairo profite aussi de la Guerre de Sécession (1861-1865), en tant que l’un des principaux points d’appui des forces de l’Union (les Nordistes) dans leur action contre le sud. Après la paix, c’est le temps de l’apogée, quand la ville devient l’un des entrepôts pour la mise en valeur du territoire, mais aussi un nœud ferroviaire important. La bibliothèque publique date de cette époque, alors que plusieurs immeubles représentatifs sont élevés pour les négociants et hommes d’affaires nouvellement enrichis.
Une première bibliothèque est en effet fondée en 1877, à l’initiative du club féminin (Cairo Woman’s Club), sous la forme d’une institution fonctionnant sur abonnements. Mais, après la mort du négociant Alfred B. Safford, son épouse décide de consacrer une partie de sa fortune à l’établissement d’une bibliothèque élevée à la mémoire de son mari (A. B. Stafford Memorial Library).
L’immeuble est achevé en 1884, et offert à la ville: une construction indépendante, de style Quenn Ann, élevée sur deux niveaux, meublée et décorée d’un certain nombre de pièces remarquables, des vitraux aux sculptures, etc. L’institution possède une salle de consultation, une salle de lecture pour les adultes et une autre pour les jeunes, et une salle de réunion. Les collections aujourd’hui conservées (40 000 volumes) ont une dimension historique significative, s’agissant aussi bien de l’histoire du commerce et du fleuve, que de celle de la Guerre de sécession.
La ville de Cairo sera plus tristement connue, par la suite, comme l’un des points de tension du racisme, avec la montée d’une population noire venue du sud, et avec l’émergence de problèmes économiques dus au recul des vapeurs du Mississipi face au rail, et à la construction des ponts sur l’Ohio et sur le Mississipi. Des lynchages ont lieu en 1909, tandis que la ville entre peu à peu sur le déclin –d’autres violences raciales se produiront encore en 1967-1969. Cairo, de plus de 15 000 habitants en 1920, est retombée aujourd’hui à moins de 3000, et est désignée comme l’une des villes les plus tristes des Etats-Unis…
De la frontier à la lutte contre l’esclavage, à la Guerre de sécession, au rôle du mécénat, aux émeutes raciales et aux transformations économiques, peu de villes peuvent renvoyer comme Cairo aux mouvements économiques et sociaux qui ont marqué l’histoire contemporaine des Etats-Unis. Il n’est rien moins qu’indifférent, que la bibliothèque publique (Free Library) soit, depuis les années 1880, l’un des éléments les plus représentatifs de cette trajectoire.
ce genre d'évolution existe sans doute aussi en France, mais aux Etats-Unis visiblement tout est plus rapide..
RépondreSupprimerMerci Frédéric !
Ce qui me frappe surtout, en tant sans doute que vieux chartiste, c'est l'apparente absence de tout regard en arrière: les choses sont utiles dans une certaine configuration, on les abandonne quand cette configuration change. Merci devotre aimable commentaire! FB
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