mercredi 8 août 2018

Les nouvelles trompeuses ("fake news")

On nous parle beaucoup de fake news, ces temps-ci, en sous-entendant le plus souvent qu’il s’agit d’un phénomène nouveau.
Entendons-nous d’abord sur les mots: une fake news (le singulier existe-t-il?) n’est pas simplement une fausse nouvelle, mais Il faut entendre le terme dans un sens plus précis, à savoir comme désignant une information plus ou moins sciemment trompeuse. Cette information ne portera pas nécessairement sur quelque chose de récent (une «nouvelle»), mais elle est donnée dans l’intention d’orienter la pensée ou le jugement de celui auquel elle s’adresse, et elle relève de l’espace public: autrement dit, il s’agit d’un phénomène qui touche fondamentalement à la rhétorique de la médiatisation.
Bien entendu, la puissance qui est aujourd’hui celle des nouveaux médias et des réseaux sociaux fait prendre à ces phénomènes des formes spécifiques, et leur donne un pouvoir inédit: les débats sur la manipulation possible de l’opinion en témoignent, de même que l’engouement médiatique pour les récentes «affaires», à commencer, en France, par l’«affaire Benalla».
Les fake news sont d’autant plus dangereuses qu’elles bénéficient du fait que l’interface par laquelle fonctionnent les réseaux sociaux est un écran, soit un média «chaud», pour reprendre la terminologie de Marshall MacLuhan. Par suite, l’utilisateur / spectateur n’a qu’une très faible marge d’autonomie, et la question de la véracité, voire de la vraisemblance du contenu devient plus secondaire. Les fake news peuvent se résumer dans une affirmation ou dans une négation, sans plus de démonstration ni d’amorce de raisonnement: par ex., le Brexit permettra au Royaume-Uni d’économiser un milliard d’euros par mois (ou 10 milliards, ou 100 milliards, ou 1000 milliards, le chiffre n’a paradoxalement plus aucune importance, dès lors que l’on ne dit rien de ce qu'il représente ni de la manière dont on le calcule). La fake news est brève, par définition, elle a la longueur d’un tweet: la simple accusation fake news!, sans plus d'argumentation, suffit.
De tels phénomènes intéressent bien sûr le citoyen, mais aussi l’historien du livre et de la civilisation du livre et de l’écrit. Remontons au Moyen Âge. Une des difficultés de l’analyse provient de l’intentionnalité de la tromperie: la fake news suppose-t-elle que son émetteur ou celui qui la met en circulation sache qu’elle est fausse? La théologie permet de biaiser, en considérant que la responsabilité relève non pas de l’homme, mais du démon. Ce sont les faux prophètes (terme à prendre dans une acception large), inspirés par le démon, qui séduisent les foules et les individus pour les entraîner sur les voies de l’erreur –même si, bien sûr, la désignation de tel ou tel prophète comme «faux» relève aussi de l’institution et du rapport de force, comme le montre l’exemple tragique de Jan Huss. Le prophète est censé parler à la place de Dieu quand, pour le moraliste, le faux prophète dira seulement à l’homme ce que celui-ci souhaite entendre: ce sont les faux prophètes qui, dans la Nef des fous, poussent chacun à céder à la facilité, au plaisir et à un faux sentiment de sécurité (les Indulgences!). 
Le média principalement utilisé par les faux prophètes est celui de l’oralité et de la prédication (ce qui ne les empêche nullement, bien au contraire, de passer par le biais des nouveaux supports). L’activation en revanche de toutes les potentialités liées au nouveau média de l’imprimé se fera lentement à partir du XVe siècle finissant. L’historien ne peut que constater que la propagande moderne apparaît, en France dès cette époque: nous connaissons les canards imprimés donnant des nouvelles des expéditions royales en Italie, ou encore le récit d’une «entrée» dans telle ou telle ville. La propagande ne relève pas toujours de l’ordre de la fake news, dans la mesure où elle ne diffuse pas systématiquement des nouvelles fausses. L’invention de la Gazette par Richelieu et Théophraste Renaudot en 1631 se place ainsi dans l’ordre du contrôle plutôt que de la réécriture: les nouvelles vérifiées sont mises en circulation pat l’autorité publique, ce qui ne va pas sans un a priori favorable à la capacité de raisonnement logique attribuée à un lectorat il est vrai toujours très minoritaire...
Bien sûr, la tromperie joue aussi dans l’ordre de l’économie –et de l’escroquerie. Mais surtout, tous ces phénomènes prennent une dimension inédite en temps de crise religieuse, plus encore en temps de guerre. La Première Guerre mondiale constitue à cet égard un observatoire très remarquable, moins sur la question des dépêches officielles (les communiqués de l’État Major doivent être pris pour ce qu’il sont) que sur celle des mythes. Jean Richepin publie, dans Le Petit journal du 13 octobre 1914, une note sur les Allemands qui coupent systématiquement la main des enfants et des jeunes gens:
Qui de nous aurait l’abominable courage (…) d’emmener en captivité 4000 adolescents de 15 à 17 ans, comme ils viennent de le faire dans le Cambrésis, renouvelant ainsi les plus inhumaines pratiques de l’esclavage, et de couper le poing droit à ces combattants futurs, comme ils l’ont fait ailleurs, et enfin de renvoyer des prisonniers mutilés, comme ils l’ont fait récemment en Russie, où l’on a vu revenir des Cosaques les yeux crevés, sans nez et sans langue?
Gide s’inquiète de connaître la vérité sur ce dossier (il n'y parviendra pas), tandis que Romain Rolland s’insurge immédiatement:
Comment est-il possible qu’on laisse un Richepin écrire, dans Le Petit Journal, que les Allemands ont coupé la main droite à 4000 jeunes garçons de 15 à 17 ans, et autres sottises scélérates! Est-ce que de telles paroles ne risquent pas d’amener, de notre part, des cruautés réelles? Depuis le commencement de la guerre, chaque trait de barbarie a été amplifié cent fois; et naturellement il en a fait naître d’autres. C’est une suite de représailles. Jusqu’où n’iront-elles pas?... (Romain Rolland, Journal des années de guerre 1914-1919, Paris, Albin Michel, 1952, p. 93. Sur ce dossier, voir ici).
Ce qui est nouveau avec les technologies actuelles, et ce qui fonde en effet l’originalité des fake news par rapport à toutes les sortes de manipulations antérieures, ce sont la puissance du phénomène et son fonctionnement dans l’instantanéité: à la fois contempteur et producteur de fake news, le président des États-Unis intervient tous les jours sur Twitter, et il compte plusieurs dizaines de millions de lecteurs abonnés à son compte, qu'il touche ainsi immédiatement.
Concluons: pour les théologiens, le diable est à l’œuvre dans l’action des faux prophètes, mais aussi dans l’esprit de leurs auditeurs, prompts à accueillir ce qu’ils attendaient, même s’ils savent en définitive et au fond d'eux-mêmes que c’est faux. L’avertissement est d’importance, aujourd’hui où chacun est quotidiennement confronté à des fake news plus ou moins subtiles: c’est à nous à nous prémunir contre les tromperies, et à ne jamais perdre de vue que nous sommes responsables de ce que nous lisons –et de la signification que nous y apportons.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire