Notre petite carte de vœux nous a attiré un certain nombre de commentaires, pratiquement tous aimables, mais qui amènent à donner quelques précisions.
Travailler sur la Nef des fous de Sébastien Brant (1ère éd. allemande, Bâle, 1494) amène à s’interroger sur un certain nombre de «motifs» iconographiques, à commencer par les fous –et par les nefs. Dans la perspective de médiatisation qui est celle de l'auteur et de son libraire-éditeur, il convient que les symboles choisis soient suffisamment efficaces, ce qui est un gage de compréhensibilité pour le plus grand nombre. Face à la mer (qui fait toujours peur), la nef représente le cours de la vie, mais avec nombre de variantes, selon que la mer est calme ou non, que l’on est accompagné ou non de quelque personnage extraordinaire (le Christ, un saint, etc.), ou qu’il s’agit simplement de mettre en scène la traversée de l’homme ici bas.
Nous voici maintenant à la Pinakothek de Munich, laquelle conserve apparemment la plus belle collection de Brueghel du monde. Le tableau d’où notre vue est tirée est de Jan Brueghel l’Ancien (1568-1625), et date de 1598: «Vue d’un port de mer avec le motif du Christ prêchant». Sans nous arrêter ici sur la généalogie des Brueghel, ni sur la provenance du tableau (l’ancienne collection palatine de Mannheim, transportée à Munich), rappelons que le thème est celui donné par l’apôtre Luc, V, 1-3: Jésus est arrivé au bord du lac de Génésareth, les pêcheurs viennent de rentrer, et il monte dans une barque pour s’adresser à la foule et pour prêcher.
Bien sûr, le tableau évoque d’autres mises en scène elles aussi bruegheliennes, à commencer par la prédication dans une clairière: ce sont les assemblées du «désert», auxquelles les Réformés étaient en réduits alors même qu’ils ne pouvaient pas disposer d’un lieu de culte en ville. Mais, dans notre exemple, le thème religieux est étroitement intégré à celui de la vie quotidienne: l’assemblée ne représente qu’une petite partie de la scène, et la figure du Christ n’apparaît pas immédiatement au spectateur. L’essentiel est dans le paysage, et dans les groupes qui, le dimanche, viennent agréablement déambuler au bord de l’eau.
Un siècle plus tôt, chez Sébastien Brant, le motif est implicitement inversé: ce qui est mis en scène par la Nef des fous, c’est le danger des faux prophètes, et la faillite du premier ordre, à savoir le clergé. D’abord, les faux prophètes poussent le peuple à sa perte (c’est le voyage du pays de cocagne, ou de l’utopie). Ensuite, ils n’accomplissent pas leur devoir (ce qui justifierait les privilèges dont ils jouissent). La «petite nef de saint Pierre» ne permettra qu’à un petit nombre d’être sauvé, tandis que les autres font naufrage.
Mais surtout, le clerc lui-même est un faussaire: Brant, qui critique les Hussites, est, comme le sera Luther à ses débuts, partisan affirmé d'une réforme «de l’intérieur», et non pas de la Réforme proprement dite (l'histoire même de la Réforme ne devrait-elle pas nous amener à reprendre la théorie de la révolution?). Quoi qu'il en soit, pour Brant, les commentateurs malavisés et autres faux prophètes ont le rôle principal dans la décadence, car ils conduisent le peuple à sa perte et font ainsi le lit de l’Antéchrist. L’image du bateau en papier est particulièrement frappante: la nef elle-même est en papier, et les faux prophètes, en l’humidifiant, ne font qu’accélérer le naufrage (chapitre 103).
J’en arrive à ces vrais faussaires,
Répandus autour de la nef (…)
Falsifiant les saints Évangiles (…)
Ils trempent la nef en papier.
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