École pratique des hautes études, IVe section
Conférence d'histoire et civilisation
du livre
Lundi 18 décembre 2017
16h-18h
L'invention de la bibliographie et les voyages littéraires
en France, XVe-XVIIIe siècle (3)
par
Monsieur Frédéric Barbier
directeur d'études
directeur d'études
Évangéliaire d'Ébon (Bib. Épernay, ms 1) |
C'est ainsi que nous traversons la Brie (Meaux), puis la Champagne, pour gagner la Lorraine. Certes, les deux Mauristes ne virent «rien de considérable» à Épernay ni dans les environs, et pourtant la bibliothèque de cette ville conserve bien, aujourd’hui, le spectaculaire Évangéliaire d’Ébon, copié au IXe siècle et dont le style des peintures touche réellement au sublime. Il s'agit d'un manuscrit ayant très probablement appartenu à la bibliothèque impériale d'Aix-la-Chapelle.
Ne nous arrêtons pas à Reims, où les voyageurs visitent notamment l’abbaye de Saint-Rémy, avec la «meilleure [bibliothèque] qui soit dans la ville». À Châlons, l’évêque se confond en amabilités: il se trouvait
dans son séminaire, où il faisoit faire une retraite à ses curés. Il nous témoigna beaucoup de bonté, nous introduisit sur l’heure dans sa bibliothèque, nous fit voir ses manuscrits & nous rendit maîtres de tout.
…. Mais il n’en va pas de même avec le chapitre, où l’on fait les plus grandes complications aux deux chercheurs pour avoir accès aux documents :
Nous tachâmes après d’avoir entrée dans les archives du chapitre. On nous l’accorda enfin, après de grandes instances, avec assez de peine; mais d’une manière qu’on auroit mieux fait de nous la refuser: car on nous donna quatre chanoines, plutôt pour nous obséder que pour nous accompagner, qui ne nous permirent pas de rien écrire. On se contenta de nous renvoyer à un ancien chanoine, appelé Monsieur de S. Rémy, qu’on disoit avoir beaucoup travaillé sur l’histoire de Châlons, & qui pouvoit avoir été assez habile. Mais il étoit si vieux qu’il commençoit à radoter…
Bref, il sera impossible de rien tirer des chanoines, et de leurs fonds.
Mais nous arrivons à Verdun, dont la mémoire est aujourd’hui écrasée par les tragiques événements de la Première Guerre mondiale. Pour nos Mauristes, la ville offre évidemment l’occasion d’une visite à la maison mère des Vannistes, l’abbaye de saint Vanne (ou Venne). La magnifique bibliothèque est en partie conservée, et elle a fait l’objet d’une description très précise, par dom Pierre Le Court, dans son Histoire de l’abbaye désormais disponible en ligne (ms 431. La bibliothèque figure au f. 381 et suiv.). Les détails sur l’aménagement du local sont tout particulièrement intéressants, même si ces aménagements sont postérieurs d’un demi-siècle au passage des deux chercheurs.
Après Verdun, les Bénédictins viennent à Metz, et ils visiteront encore Pont-à-Mousson, avant d'arriver à Saint-Mihiel.
Nous n'hésitons pas à avouer que la bibliothèque de Saint-Mihiel reste pour nous une découverte. La ville, qui tient le passage de la Meuse en amont de Verdun, s’est surtout développée à compter du VIIIe siècle, à partir de la fondation de l’abbaye éponyme, «la plus illustre et l’une des plus anciennes de toute la Lorraine». Lorsque les Mauristes y arrivent, un millénaire plus tard, ils admirent:
La bibliothèque est une des plus belles & des meilleures qu’on puisse voir en province. Elle contient un très grand nombre de livres imprimez, & quelques manuscrits, parmi lesquels nous trouvâmes un très beau pseautier écrit en grec, & un Alcoran écrit en lettres d’or.
Cette bibliothèque a été réaménagée en 1775, et elle est toujours conservée in situ.
Les Bénédictins de Saint-Mihiel |
-à l’ouest, les rivières du bassin de la Seine, avec l’Ornain (Bar-le-Duc), affluent de la Marne (Châlons, Épernay, Meaux).
-à l’est, les fleuves et rivières orientés vers le nord, autour de la Meuse (Verdun, Saint-Mihiel, Commercy) et de la Moselle (Trèves, Metz, Toul) –c'est, d'une certaine manière, la géographie la plus ancienne s'agissant d'histoire du livre. Metz est un évêché depuis la fin du IIIe siècle, et elle est capitale du royaume d’Austrasie, le plus puissant des royaumes mérovingiens, à la fin du VIe siècle. Les grandes maisons religieuses fondées ou soutenues par les souverains, y compris plus tard, à l’époque carolingienne, expliquent la richesse de bibliothèques à la découverte desquelles les Mauristes sont partis.
Ce paysage culturel n’a été que très lentement intégré par le royaume de France (on pensera encore au problème posé par la Bourgogne au XVe siècle). Sa généalogie renvoie à une géographie toujours présente, même si en partie effacée.
Pour conclure, et en faisant référence à la récente journée d’études consacrée par la BnF à l’histoire des bibliothèques, nous ne pouvons que le dire à nouveau avec force: voici, trop souvent ignoré, un patrimoine livresque réellement irremplaçable –d’autant qu’il ne se limite pas aux seuls livres, mais qu’il intègre aussi des espaces, du mobilier, et une partie de la mémoire collective. Mais ce patrimoine, il faut savoir le lire pour pouvoir le donner à comprendre et pour pouvoir le transmettre. Nous sommes devant un véritable enjeu de citoyenneté: il nous faut des experts, formés pour conserver les pièces, les analyser et les mettre à la disposition des chercheurs, mais des experts qui sachent aussi les «valoriser» pour rendre intelligible au plus grand nombre tout ce qu’elles peuvent représenter et signifier.
Lieu:
École pratique des Hautes Études, IVe section,
54 boulevard Raspail,
75005 Paris (premier sous-sol, salle 26).
Métro Sèvres-Babylone, ou Saint-Sulpice.
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