dimanche 28 août 2016

La bibliothèque de Cracovie

Vue de Cracovie, Liber Chronicarum de 1493 (exemplaire de la BSB). La vue est orientée vers le sud: la ville est dominée par la colline du Wavel, avec le château royal et la cathédrale. En contrebas, on distingue l'église des Franciscains: le Collegium majus est non loin, tandis que l'on devine la grande place du Marché. La ville de Kasimierz a été fondée en 1335. Également fortifiée, elle sera plus tard intégrée comme un quartier de Cracovie.

Peu de maisons peuvent prétendre illustrer avec pertinence à travers plus de six siècle, comme le fait la bibliothèque de l’université de Cracovie, un certain nombre de phénomènes majeurs de la modernité européenne: de la modernité induite par les nouvelles institutions d’enseignement à la modernité de la grande ville cumulant les fonctions de direction, puis à la construction de la nationalité à travers son patrimoine intellectuel –et livresque.

De fait, l’université de Cracovie est l’une des premières d’Europe centrale, après Prague, certes, mais un an avant Vienne: elle a été fondée en effet en 1364 par Casimir III le Grand (†1370), dernier souverain polonais de la dynastie des Piast. Son existence réelle ne date cependant que de la fin du XIVe siècle, sous le règne d’Edwige de Hongrie, princesse de la dynastie angevine († 1399), et de son époux Vladislav II Jagellon, grand-duc de Lituanie. En 1400, l’institution est réorganisée sur le modèle de l'université de Paris. L'évêque de Cracovie est parallèlement chancelier de l'université.
La concentration de clercs, d'administrateurs, de diplomates, etc., se traduit par le renforcement des échanges avec les autres grands centres européens, à commencer par l'Italie et Rome: dans les premières décennies du XVe siècle, la ville de la Vistule s'impose comme le premier centre du royaume où s'implantent les influences de l'humanisme italien et de la Renaissance.
Comme il est habituel, il n’existe pas de bibliothèque universitaire, mais des bibliothèques attachées aux différents collèges et facultés. La principale est instituée auprès du Collegium majus (voir cllché ici), fondé en 1400 et toujours conservé aujourd’hui: elle est consacrée aux deux facultés, de la théologie et des «arts». Réorganisée à la suite de l’incendie de 1492, elle possède quelque 3000 volumes dans les premières décennies du XVIe siècle, abrités dans une grande salle au premier étage du bâtiment. Jusqu’au XVIIIe siècle, l’utilisation en sera réservée aux seuls professeurs.
Jean Le Laboureur visitera la bibliothèque en 1644, alors qu’il accompagne la nouvelle reine de Pologne, Louise Marie de Gonzague. Fleury, docteur de Sorbonne et confesseur de la reine, appartient à la suite de celle-ci. Il visite alors Cracovie, où il est reçu à l’université et où on lui montre la
bibliothèque, qui est composée d’une chambre et d’une grande salle. L’on y entre par une porte de fer : elle est entourée de tablettes, & pleine de pupiltres chargez de livres qui sont enchaînez, affin qu’on ne les puisse transporter sans congé (1) (Jean Le Laboureur, Relation du voyage de la royne de Pologne…, Paris, Veuve Jean Camusat et Pierre Le Petit, 1647, p. 43).
Porte de la Bibliothèque
Dans les premières années du XVIe siècle, la bibliothèque de Cracovie est placée sous la responsabilité d’un professeur, lequel porte le titre de Pater librorum, avant que des bibliothécaires ne soient nommés au XVIIIe siècle. Selon l’usage, les enrichissements viennent d’abord des dons et legs: le legs de l’évêque Piotr Tomicki († 1535), celui de Jan Ponetowski ( † 1585), celui du roi Sigismond II Auguste († 1592), celui encore de Piotr Wolski (†1590), évêque de Pock. Pourtant, la mise en place d’un budget régulier consacré aux acquisitions est relativement précoce, puisqu’elle date de 1559: elle est à rapporter à l’initiative de Benedykt von Kozmin, alors vice-chancelier de l’université.
Peu à peu, l’accroissement des collections imposera à la bibliothèque de s’étendre à l’ensemble des bâtiments du collège, même si d’autres collections existent conjointement dans le cadre de l’université. La bibliothèque du Collegium minus est ainsi fondée en 1449, et elle semble constituée par des exemplaires retirés du Collegium majus. La Faculté de droit a aussi une bibliothèque, de même qu’un certain nombre de « bourses » correspondant pratiquement à des collèges: Collegium Jerusalem, Bursa hungarica, etc.
La seconde moitié du XVIIe siècle est pourtant une période particulièrement sombre, avec notamment les «guerres du nord» et l’occupation de Cracovie par les Suédois. La bibliothèque ne sera réorganisée qu’à compter de 1777, sous l’impulsion de la très remarquable Commission pour l’éducation nationale (Komisja Edukacji Narodowej): elle est alors enrichie de l’ancienne bibliothèque des jésuites de Cracovie, et compte quelque 32000 livres imprimés, et un petit peu moins de 2000 manuscrits. De nouveaux enrichissements interviennent avec l’entrée des bibliothèques du primat Micha Poniatowski, de l’évêque Adam Grabwski, de Józef Bogucicki, etc., mais le renouveau date surtout de la gestion de Jerzy Samuel Bandtkie († 1838), slavisant, enseignant de bibliographie, et auteur d’une histoire de la bibliothèque.
Paradoxalement, cette renaissance se développe alors que nous sommes à l’époque du troisième partage de la Pologne, lequel a abouti à la disparition de la Pologne indépendante au profit de la Prusse, de l’Autriche et de la Russie: la «Pologne du Congrès» [de Vienne] constitue en un grand-duché dont la capitale est Varsovie et qui est alors intégré au royaume des tsars. 
Grande salle de la Bibliothèque, transformée en Musée de l'université
À Cracovie, le successeur de Bandtkie à la tête de la bibliothèque est Jósef Muczkowski, professeur de bibliographie et parallèlement en charge de l’imprimerie de l’université († 1858). Karol Estreicher († 1906) est ensuite le principal responsable de la bibliothèque, et il joue un rôle majeur dans le domaine de la construction de la nationalité polonaise. Auteur de la monumentale Bibliographie polonaise, il est particulièrement attentif à tout ce qui peut toucher l’héritage intellectuel de la Pologne: sous sa gestion, les Polnica passent de 25000 à plus de 80000 titres, et la bibliothèque de Cracovie assure, de fait, la fonction d’une bibliothèque nationale (la Bibliothèque nationale de Pologne ne sera créée à Varsovie qu'en 1926). En 1904, elle est riche de quelque 300 000 unités bibliographiques.
La «porte de fer» remarquée par Le Laboureur est toujours conservée aujourd’hui, mais les anciennes salles de la bibliothèque abritent désormais le musée de l’université –avouons que trop peu de choses sont présentées, qui soient relatives à la bibliothèque et aux livres. Que dire pourtant, sinon que nous ne pouvons que regretter que nos propres universités (mais aussi nos autres établissements d’enseignement supérieur, à commencer par l’ENS de la rue d’Ulm) n’aient apparemment aucun souci de leur tradition ni de leur patrimoine historique? On chercherait en vain, à Paris, un local consacré à l’histoire d’une des premières et des principales universités européennes depuis le XIIe siècle siècle, et à la bibliothèque de son principal collège, celui de la Sorbonne (vers 1257), dont l’influence a pourtant été décisive non seulement en France, mais aussi dans un certain nombre de pays… 

1) Un schéma quelque peu daté, par conséquent, alors même que le nouveau dispositif de la grande salle à rayonnages a commencé à se répandre en Europe, à Rome, à Milan et à Paris.

Note bibliographique: Metropolen und Kulturtransfer im 15./16/. Jahrhundert: Prag, Krakau, Danzig, Wien, éd. Andrea Langer, Georg Michels, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2001. 

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