Les travaux d’histoire du livre portant sur la période de la Réforme luthérienne soulignent à juste titre l’importance du phénomène des Flugschriften, entendons, les pièces et autres feuilles volantes qui submergent réellement la production imprimée des pays germanophones surtout dans les années 1517-1525. Articulée à un contenu spécifique, la forme matérielle joue ici un rôle central: il s’agit de petites pièces, susceptibles d’être produites et reproduites rapidement, en nombre, et pour un coût bien inférieur à celui du livre traditionnel. Un second élément d’innovation intervient aussi, en l’espèce du recours quasi-systématique à l’image, en l’occurrence la gravure sur bois ou sur cuivre.
Beaucoup de nos petites plaquettes sont en effet illustrées au titre, tandis que, parmi les motifs choisis par les artistes, le portrait des grandes figures du mouvement réformé s’impose largement.
Une première représentation de Luther est publiée en tête du sermon prononcé le 29 juin 1519 au Pleißenburg de Leipzig, mais il ne s’agit encore que d’une figure pratiquement anonyme, identifiable seulement par la mention au titre et par la représentation de la rose héraldique en bas de l’image. Nous restons sur le modèle de l’image traditionnelle d’un auteur que l’on ne saurait réellement reconnaître par sa silhouette, encore moins par sa physionomie.
Mais l’année 1520 marque un tournant décisif dans le développement de la Réforme, avec la publication de ce qu’il est convenu d’appeler les «grands traités réformateurs» de Luther. Dans le même temps, le groupe des artistes réunis à Wittenberg autour de Lukas Cranach l’Ancien innove , en se lançant dans la production –et la reproduction de plus en plus massive– de portraits désormais individualisés du Réformateur.
Le premier est le célèbre Luther en moine Augustin, de 1520 (cliché 1), réalisés sur cuivre en deux versions successives, dont la seconde sera largement reprise par de nombreux ateliers pour l’illustration de plaquettes et de livres.
Peu après, voici un autre portrait, datant de la diète de 1521: préparé par Cranach à Wittenberg avant le départ de Luther pour Worms, il adopte une représentation de profil, et sera repris par un certain nombre artistes. Chez Hans Baldung Grien, la conception de Cranach se trouve quelque peu infléchie, avec l’assimilation de Luther à une figure de saint: la Bible ouverte devant lui, il est enveloppé d’une gloire de lumière, tandis que la colombe du Saint Esprit descend pour l’inspirer.
La figure du Réformateur est désormais suffisamment identifiée pour pouvoir être reprise, sous une forme ou sous une autre, dans les illustrations de titre d’un nombre croissant d’imprimés –y compris s’agissant de publications opposées à la Réforme. Encore une année (1522), et Cranach donnera le célébrissime portrait du «chevalier Georges» (Junker Jörg) dans lequel, pour la première fois, Luther est représenté sans son habit monacal ni sa tonsure, mais avec barbe, moustache et abondante chevelure.
Avec la rupture de 1521, les mois passés au «désert» de la Wartburg et la traduction du Nouveau Testament allemand, c’est un homme nouveau qui est né au siècle. Luther renoncera définitivement à l’habit des Augustins en 1524, dernière année où Cranach le représente en moine, mais sans plus de tonsure.
Bien sûr, il existait des portraits peints –on pense au portrait de Sébastien Brant aujourd’hui conservé à Karlsruhe. Mais l’irruption de la reproduction mécanique donne à la figure de l’auteur une publicité incomparablement plus grande. Cette véritable propagande par l’image témoigne du changement qui marque le statut de l’auteur, deux générations après la révolution gutenbergienne. Pour la première fois peut-être, sa physionomie devient pratiquement connue de tous. La publicistique déploie, bien sûr, d’autres motifs que le seul portrait de Luther: on pense notamment aux grands thèmes de son enseignement, la Grâce, la Rédemption, le sacerdoce universel (illustré à travers l’immédiateté de la prière). On pense aussi aux figures de ses proches, ceux ce que l’on pourrait appeler «l’État major de Wittenberg», à commencer par un Mélanchton lui aussi tout à fait reconnaissable dans ses portraits, et que l’on retrouve parfois sur certaines reliures contemporaine –mais on connaît aussi des reliures à l'effigie de Johann Sturm, et d'un certain nombre d'autres.
C’est à ce niveau que la propagande la Réforme prend une dimension politique, en intégrant les portraits du prince électeur de Saxe, parfois avec sa famille ou avec ses conseillers. Sans oublier, bien évidemment, la multitude des images touchant à la caricature. Sur tous les plans, l’utilisation de l’image imprimée s’impose, dans la décennie 1520, comme un élément majeur non seulement des entreprises de propagande, mais aussi du processus même d’innovation qui marque l’économie du média imprimé à l’aube de l’époque moderne. Nous voici effectivement entrés dans l’ère des images –voire dans l'ère des icônes.
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