jeudi 14 janvier 2016

L'économie des Indulgences

Les Indulgences… Le terme est très généralement connu, mais que désigne-t-il exactement, et dans quelle mesure les Indulgences intéressent-elles l’historien du livre, notamment aux XVe et XVIe siècles?
Les Indulgences relèvent à la fois du droit canon (le statut et le rôle de l’Église) et de l’opération financière: il s’agit d’obtenir, grâce à l’action de l’Église dispensatrice de la rédemption, une rémission des peines dues pour les péchés dont on se repend. Elles se présentent sous la forme de documents écrits ou imprimés émanant des autorités ecclésiastiques dispensatrices, documents que l’on vendra aux fidèles moyennant un certain prix. Le schéma le plus courant est celui dans lequel une Église cherche à attirer les fidèles, mieux encore, les pèlerins, en obtenant l’autorisation de distribuer des Indulgences attachées à la visite de son sanctuaire (où l’on conserve, par exemple, des reliques particulièrement précieuses, etc.).
Les Indulgences s’obtiennent à Rome: les prélats intercéderont auprès de la Curie pour obtenir l’autorisation d’émettre les Indulgences qu’ils souhaitent pouvoir distribuer. Si leur demande est favorablement accueillie, ils peuvent, ensuite, faire procéder à la copie ou à l’impression des documents en question. Un autre modèle est celui des Indulgences pontificales faisant l’objet de véritables «campagnes» dans des provinces ecclésiastiques déterminées –c’est le cas des Indulgences contre lesquelles Luther s’élèvera dans les célébrissimes 95 Thèses dont la tradition veut qu'elles aient été placardées le 31 octobre 1517 à Wittenberg. Dans ce cas, le prélat concerné, en l’occurrence l’archevêque de Mayence (lequel cumule le siège archiépiscopal de Magdebourg et agit aussi comme administrateur de l’évêché de Halberstadt…), nomme un commissaire général et des sous-commissaires qui parcourent le pays en prêchant les Indulgences.
Bien évidemment, les manipulations financières se déploient à tous les niveaux du dispositif: l’obtention d’une autorisation à Rome ne va pas sans quelques présents, les Indulgences sont elles-mêmes vendues aux fidèles, et le montant en retour, qui peut réellement atteindre des sommes très considérables, est réparti entre différents bénéficiaires sur place et à Rome –sans oublier les financiers qui assurent le transfert des fonds. Le tarif change selon le type d’Indulgences, l’Indulgence plénière étant celle qui libère totalement de la peine temporelle due pour le péché.
Formulaire imprimé d'Indulgences, 1480. Exemplaire identifié à la Bibliothèque de Valenciennes, d'une édition par ailleurs inconnue des bibliographies. Le lecteur curieux pourra lire ici une note relative à la publication du catalogue (attendu!) des incunables du Nord de la France.
À plusieurs niveaux, l’économie des Indulgences joue un rôle décisif dans le processus d’invention de la typographie en caractères mobiles. Le document se présente sous la forme d’un placard anapistographique (imprimé d’un seul côté): il s’agit donc de quelque chose de facile et de rapide à réaliser en nombre, qui ne demande pas d’investissements trop importants, et qui correspond à une commande assurée de la part d’un prélat. C’est le modèle même de ces «travaux de ville», dont on sait le rôle décisif pour l’équilibre financier d’un certain nombre d’ateliers d’imprimerie à partir du XVe siècle (par ex. à Montserrat) et jusqu'à l'époque contemporaine.
Par ailleurs, la fabrication des premières Indulgences a sans doute aidé Gutenberg à progresser dans la mise au point de sa technique nouvelle: elles permettaient de «rôder» l’invention sur des documents simples dont, en outre, le montant de la commande apportait une partie de la «cavalerie» financière indispensable à la poursuites des recherches –comme nous l’avons montré dans L’Europe de Gutenberg, nous sommes devant un processus classique de recherche-développement.
Cf légende infra
Les premières Indulgences imprimées conservées sont des Indulgences contre les Turcs, émises à la demande du roi de Chypre Jean II de Lusignan et datées de 1454, mais il n’est pas exclu que d’autres aient été réalisées antérieurement, comme le suggère Karl-Michael Sprenger dans un article de 1999. L’ampleur du phénomène est évidente si l’on considère que la simple requête «Indulgentia» comme mot du titre donne instantanément 528 références dans l’ISTC, alors même qu’il s’agit de documents à la fois mal conservés et qui n’ont parfois même pas été identifiés (cf cliché supra). Avec l’hypothèse d’un tirage moyen de 2000, nous voici d’emblée devant une masse qui a dépassé le million d’exemplaires. Le lancement d’une «campagne» aussi ambitieuse que celle de 1516-1517 est l’occasion, pour les ateliers typographiques bénéficiaires, de produire non seulement des stocks de formulaires en masse, mais aussi tous les documents normatifs précisant les détails d'une opération très complexe.
Le dernier point, non le moindre, par lequel l’économie des Indulgences s’articule avec celle du livre et des médias, intervient avec la Réforme. De longue date, on a critiqué, voire publiquement brûlé les Indulgences, comme c’est le cas avec Jean Huss à Prague en 1411 –Huss sera condamné et exécuté à Constance en 1415. Un petit peu plus d’un siècle plus tard, le sentiment général et l’action du média nouveau donnent au geste de Luther un retentissement tout autre. Le titre d’une petite plaquette produite à Augsbourg en 1520 illustre le thème: dans une église d’architecture gothique, un franciscain est en chaire et lit le texte de l’Indulgence qu’il tient entre les mains et qui est munie de cinq sceaux. Au centre de l’image, au pied de la croix (surmontée d’une couronne d’épines...), le grand coffre dans lequel un fidèle fait son versement, sous l’œil approbateur d’un moine. À l’avant-plan, le bureau où l’on remplit les formulaires: il est couvert de pièces de monnaie. En arrière, les armes pontificales (le pape, et les Médicis) dominent l’ensemble...
Voir aussi ici un billet sur la production de travaux de ville et le processus de mondialisation à partir du XVe siècle.

Karl-Michael Sprenger, «Volumus tamen, quod expressio fiat ante finem mensis Maii presentis. Sollte Gutenberg 1452 im Auftrag Niikolaus von Kues’ Ablassbriefe drucken?», dans Gut. Jb., 1999, p. 42-57. Frédéric Barbier, L'Europe de Gutenberg. Le livre et l'invention de la société moderne occidentale (XIIIIe-XVIe siècle), Paris, Librairie Belin, 2006.
On Aplas von Rom kan man wol selig werden durch anzeigung der götlichen hailigen geschryfft, [Augsburg, Melchior Raminger, 1520] (VD16, 0 527). Exemplaire de la SuStBAugsbg, 4° Th. H. 1700n N° 1a.

2 commentaires:

  1. Bel article et intéressantes illustrations !
    Merci !
    J'ai mis un lien vers votre page depuis mon blog qui traitait, en son temps, d'une contrefaçon récente !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci à vous! Je n'ai pas pensé aux contraventions, il est vrai...
      La citation que vous donnez serait de Tetzel:
      Sobald das Geld im Kasten klingt,
      Die Seele aus dem Fegefeuer springt.

      Supprimer