dimanche 31 janvier 2016

Au début du XVIe siècle: la révolte, les clercs et le "commun"

Nous évoquions il y a quelques jours la figure des grandes dynasties de financiers dans l’Europe des années 1500, à travers l’exemple des Fugger. Mais nous rencontrons, à la même époque, des Fugger «au petit pied», comme les Volland à Grüningen (auj. Markgröningen), dans le Wurtemberg. Ce sont, eux aussi, des négociants, mais ils sont formés à l’université, et ils occupent les postes de responsabilité tant dans leur ville de résidence que dans l’administration du duché. Au début du XVIe siècle, les Volland constitueraient la plus riche famille du Wurtemberg.
Le cœur du duché de Wurtemberg, autour de la vallée du Neckar. Nous avons souligné la localisation des trois villes dont il est question dans le billet.
Mais laissons pour aujourd’hui cette approche, pour nous pencher sur une problématique qui lui est étroitement liée, à savoir celle des révoltes et autres processus «révolutionnaires» à l’aube de la Réforme. Le Wurtemberg est touché, entre 1514 et 1516, par une série de révoltes très graves, généralement désignées sous le terme de «révoltes du Pauvre Conrad» –entendons, des paysans sans fortune, qui sont poussés à se soulever par leurs conditions de vie de plus en plus difficiles. Le Pauvre Conrad, c’est l’homme du commun, et la «révolte des paysans» désigne la révolte de la majorité de la population contre ceux qui accaparent l’essentiel de la richesse et des positions lucratives.
Pourtant, l’homme du commun n’y occupe par le premier rôle: bien au contraire. Comme nous l'enseignent les théories de la révolte et de la révolution (Crane Brinton), ce sont les clercs, ceux qui sont formés aux instruments intellectuels nouveaux, qui prennent la tête de mouvements que l’on considèrerait comme a priori spontanés.
Une figure emblématique est celle de Reinhard Geisser. Il est né à Fellbach, non loin de Stuttgart, vers 1474, dans une famille qui était à coup sûr assez privilégiée. Nous le retrouvons en effet comme étudiant à la faculté des Arts de Tübingen en 1490, et comme magister artium trois ans plus tard. Il s’oriente alors vers un cursus de théologie, qui le conduira au doctorat en 1504. Le voici professeur à Tübingen, et doyen de la faculté.
Tübingen est une faculté certes récente (1477), mais que l’on pourrait dire «progressiste», où nous rencontrons aussi bien Gabriel Biel que Conrad Summenhart, et où Mélanchton viendra bientôt. C'est probablement sous cette influence que Geisser va quitter l’université, pour réintégrer la vie du siècle, et cela précisément à Grüningen: en 1513, il prend dans cette ville le poste de doyen de l’église Saint-Barthélemy.
Il est difficile de penser que le choix de Grüningen est dû au seul hasard, et on a bien évidemment l’idée que Geisser a voulu, ici, frapper un grand coup en s’opposant directement à l'establishment. Il s’élève bientôt contre la répartition inégale des richesses, attaquant même le prévôt, Philipp Volland, du haut de sa chaire (7 mai 1514). La ville se soulève, et  la révolte du «commun» se propage rapidement à travers le duché. Geisser, homme de l’écrit, organise la concertation des agitateurs, par des réunions secrètes et des messages portés par pigeons voyageurs...
Wer wissen wöll wie die Sach stand, Mainz, Johann Schöffer, 1514 (VD16, W 1964). On notera la présence de l’illustration de tête, avec la représentation de la fourche à fumier (Mistgabel), qui peut aussi servir d'arme (exemplaire de la Staatsbib. de Berlin).
Nous sommes dans une logique révolutionnaire, qui ne vise à rien moins qu’à mettre en œuvre des principes universels (l’égalité…), à défendre ceux qui se trouvent menacés, et à proposer les grandes lignes d’une reconstruction fondatrice d’un nouveau système socio-politique. L’épilogue est connu: le duc Ulrich, fin politique, joue la montre, et convoque une diète provinciale (Landtag) en juin à Stuttgart, puis à Tübingen. Tandis que les paysans sont écartés de la discussion, l’accord passé le 8 juillet à Tübingen consacre l’alliance du prince, dont les dettes seront très largement remboursées, et des privilégiés, en vue du rétablissement de l’ordre.
Le duc, qui a désormais les moyens nécessaires à la réunion d’une petite armée, est dès lors en mesure de réprimer par la force la révolte du Pauvre Conrad: c’est le temps de l’expulsion de la majorité hors du champ politique –elle n’aura plus son mot à dire sur les affaires du duché. Quant à Geisser, il doit un temps s’exiler –mais nous ne savons pas où il passe les dernières années de sa vie.
Que conclure? Les paysans sont, en effet, poussés à la révolte par une succession de mauvaises récoltes, par la tension démographique plus sensible, par une forme de réaction nobiliaire, par les efforts aussi qui sont ceux des privilégiés en vue de les maintenir en dehors du groupe dirigeant. Mais le rôle du Pauvre Conrad, tout comme celui des paysans de 1524, est  plus ambigu qu'il n'y paraît. Dans les petites villes du Wurtemberg, et à Grüningen en particulier, existe un réseau d’écoles latines (Lateinschule), qui correspondent à une forme d’enseignement primaire, et qui expliquent qu’une partie non négligeable de la population urbaine soit alors passée du côté de l'alphabétisation.
Or, les artisans interviennent en nombre dans le mouvement de protestation, dont la tête est désormais prise par des clercs. Comme pour Geisser, la formation universitaire leur a ouvert des possibilités d’ascension sociale, mais ils se sont aussi rendu compte de ce que la cité de Dieu telle qu’ils pouvaient la rêver ne correspondait pas nécessairement à ce qu’ils avaient sous les yeux. La formule de Guy Rocher serait, mutatis mutandis, en partie applicable au problème des troubles des premières décennies du XVIe siècle, et de l'émergence de la Réforme:
On observe, dans toutes les sociétés pré-révolutionnaires, un changement d'allégeance de la part des intellectuels [entendons: de certains intellectuels], qui deviennent les plus dangereux opposants de l'autorité [et] de la classe dominante et possédante.
Quelques années à peine plus tard, et un autre ecclésiastique, membre de l’ordre des Augustins devenu professeur à la nouvelle université de Wittenberg, affichera sur les portes de l’église de cette ville les 95 thèses, prodrome de la Réforme. Quelques années encore, et la Guerre des paysans (Bauernkrieg), à nouveau en Allemagne du sud-ouest, illustrera de manière paradigmatique le hiatus désormais béant, entre les conceptions du théologien et les revendications à caractère socio-politique, visant à instituer la cité de Dieu dans notre monde terrestre.
NB- Signalons que Grüningen est aussi la ville d'origine du grand imprimeur strasbourgeois Johann Reinhard dit Grüninger, lequel aurait précisément reçu sa première formation à l'école latine de sa ville natale.  

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