jeudi 10 décembre 2015

Au XVe siècle: l'Espagne de la "légende noire"?

Envisager l’histoire de l’Espagne moderne et contemporaine comme relevant d'une «légende noire» constitue trop souvent un lieu commun, et se révèle à nombre d'égards très éloigné de la réalité historique. Pour nous limiter aux débuts de la typographie en caractères mobiles: on imprime en Espagne depuis 1472 (à Ségovie), et la production imprimée espagnole s’élève à quelque 1070 éditions, soit la quatrième du continent à l'époque incunable (après l’Allemagne, l’Italie et la France). La technique nouvelle est introduite par une cohorte de spécialistes, généralement venus d’Allemagne mais dont bon nombre transitent aussi par l’Italie. Leur rôle comme intermédiaires culturels et comme innovateurs est bien évidemment décisif.
Voici un exemple emblématique, celui du classique de Gilles de Rome (1247-1316): cet intellectuel de haut vol, docteur en théologie de l’université de Paris, est le précepteur du dauphin de France (futur Philippe le Bel), pour lequel il rédige son De Regimine principum («Du gouvernement des princes»). Le texte s’impose comme l’un des premiers classiques de l’action politique (nous en conserverions quelque 350 manuscrits, en latin comme dans les différentes langues vernaculaires). Par ailleurs, nous connaissons six éditions incunables de l’ouvrage, dont trois en latin et trois en espagnol (castillan ou catalan). De toute évidence, le marché espagnol est suffisamment dynamique, à la fin du XVe siècle, pour faire de la péninsule un cas unique en Europe (50% des éditions en vernaculaire, en l'occurrence exclusivement pour l'Espagne).
Gilles de Rome en castillan (Bib. de Catalogne)
Reprenons, avec Gilles de Rome, la chronologie de l’innovation dans la péninsule. Dans un premier temps, c’est le cycle des cours royales et princières qui domine. Notre texte a en effet d’abord été traduit par Juan García de Castrojeriz, un franciscain, mais surtout le confesseur de la reine Marie de Portugal. Le commanditaire de l’opération est Bernabé, évêque d’Osma, lui-même médecin ordinaire de la reine et en charge de l’éducation de l’infant don Pedro (futur Pïerre Ier de Castille, 1334-1369): nous sommes pleinement dans l'orbite de la cour. On remarquera que le jeune prince et sa mère sont alors retirés à Séville, où précisément sera donnée l’édition de l’ouvrage, en 1498 (1).
Mais le De regimine a aussi été traduit en catalan, par Arnau Stranyol (Estanyol), un carme qui a travaillé à la fin du XIVe siècle et dont le texte est profondément repris, un siècle plus tard, par «maître Aleix de Barcelona», «régent des écoles»: on devine que nous avons alors changé de configuration. C’est ce texte qui est publié à deux reprises dans le grand port méditerranéen, en 1480 et 1498. Après le cycle des cours, voici en effet celui de nouveaux «passeurs», enseignants et clercs, sans oublier les typographes et les libraires, ces derniers souvent des émigrés. Ce sont eux qui ont produit les trois éditions imprimées de Gilles de Rome, ou qui ont engagé les capitaux indispensables pour ce faire: Nicolaus Spindeler (Barcelone, 1480), Meinard Ungut, Stanislas Polonus, et Conrad Alemanus (Séville, 1498), enfin, Johann Luschner et Frank Ferber (Barcelone, 1498). Deux commerçants ibériques seulement semblent intervenir à ce niveau, en la personne du libraire Joan Ça Coma à Barcelone en 1480, et de Melchior Gorricio dans cette même ville en 1498.
Internet met aujourd'hui à notre disposition des éléments d’information particulièrement intéressants à exploiter. L’ISTC nous apprend ainsi que les exemplaires connus des deux éditions barcelonaises du traité sont d’abord localisés dans l’est de la péninsule. Pour 1480, ce sont 9 exemplaires, conservés à Barcelone, Huesca, Palma, Tarragone et Villanova y Geltrú. Deux autres sont à la Bibliothèque nationale de Madrid. Pour 1498, ce sont 5 exemplaires, à Barcelone, Orihuela, Palma de Majorque et Valence, outre deux autres à nouveau à Madrid. Il ne semble pas anodin d’observer que deux  exemplaires de cette deuxième édition sont en outre repérés en Italie, à Cagliari et à Palerme, soit dans des îles appartenant au XVe siècle à la couronne d’Aragon.
Chez les Augustins de Sta María de la Vid
La géographie de diffusion de l'édition sévillane  de 1498 est très différente puisque, pour 26 exemplaires, nous sommes, sauf dans deux cas (Barcelone et Saragosse) dans l'orbite de la couronne de Castille: Bilbao, Cuenca, L’Escurial, Palencia, Pampelune, Saint-Jacques de Compostelle, Salamanque, Tolède, Valladolid et Vitoria, outre les treize exemplaires des différentes institutions madrilènes. Il nous semble pareillement significatif que deux exemplaires soient encore signalés au Portugal, en l’occurrence à Evora et à Lisbonne.
Bien évidemment, la diffusion du traité de Gilles de Rome ne se limite pas aux seules éditions en vernaculaire, mais elle concerne aussi, s'agissant de la péninsule ibérique, deux éditions en latin, toutes deux italiennes (Rome, 1482, et Venise, 1498). La première est connue en Espagne en cinq exemplaires (2), tandis que seize exemplaires sont conservés de la seconde (3). On remarquera au passage que ces éditions latines sont beaucoup mieux diffusées au Portugal que celles en vernaculaire: l’ISTC ne répertorie aucun exemplaire de Gilles de Rome en catalan au Portugal, et deux de l’édition sévillane en castillan (à Evora et à Lisbonne), mais bien neuf de nos deux éditions italiennes en latin. Quant à la première édition latine du texte,  donnée à Augsbourg en 1473, elle ne semble être jamais parvenue dans la péninsule ibérique, mais a été largement diffusée à travers toute l’Europe germanophone, le long du Danube... et jusqu’en Transylvanie (Telekiana et Batthyaneum). 
Il y aurait encore beaucoup de remarques à faire sur les résultats de notre rapide enquête, mais leur ampleur dépasserait par trop la taille normale d'un simple billet de blog. Que l’Espagne du XVe siècle représente, pour les imprimeurs, libraires et autres ouvriers du livre un marché remarquablement dynamique, nombre d’indices nous le confirment abondamment; que l’enquête pourrait, ou devrait, être prolongée dans les bibliothèques de l’Amérique hispanophone, c’est une évidence; mais aussi, disposer de catalogues scientifiques qui donnent toutes les informations relatives aux particularités d’exemplaires, de manière à pouvoir éventuellement en retracer l’odyssée, constitue un impératif de plus en plus évident pour la recherche actuelle en histoire du livre.

Notes
(1) Cependant, l’édition imprimée ne concerne pas la traduction du texte lui-même, mais bien son commentaire en castillan.
(2) La Vid (Augustins de Burgos), Madrid, Orihuela, Saragosse et Valence.
(3) Cordoue, La Vid, Las Palmas, Madrid (7 exemplaires), Pampelune, Saint-Jacques de Compostelle, Salamanque, Samos, Séville et Valladolid.

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