jeudi 13 mars 2014

Autour de Paris aux 18e et 19e siècles: les libraires en "villégiature"

Dès le XVIIe et de plus en plus au cours du XVIIIe siècle, les représentants de la noblesse et certains membres de familles aisées séjournent dans des «villégiatures» proches de Paris. L’ouest de la capitale est tout particulièrement apprécié: il bénéficie non seulement de  la proximité des villes (Versailles, Saint-Germain-en-Laye) et des résidences (Marly-le-Roi) royales, mais aussi de la relative facilité de circulation (la route de Paris à Versailles est l’une des plus passantes du royaume), sans oublier l’agrément d’un paysage souvent pittoresque, ni le fleuve lui-même et ses méandres.
Il est particulièrement frappant de voir, au XVIIIe siècle, un certain nombre de représentants parisiens des professions du livre séjourner eux aussi hors la ville, soit en faisant l’acquisition de propriétés plus ou moins importantes, soit en utilisant des biens appartenant plus anciennement à leur famille. Bornons-nous à mentionner, pour ne pas quitter l’ouest de Paris, la famille des Saugrain, installée à Poissy: la collégiale de Poissy conserve aujourd'hui une pierre tombale portant leur patronyme (cliché 1).
Si, en principe, on s’installe dans ces «campagnes» pour quelques jours au moins, et en général pour quelques semaines, il devient possible, à la fin du XVIIIe siècle, d’y faire éventuellement une excursion de la journée.
Par ailleurs, les événements liés à la Révolution bouleversent quelque peu les hiérarchies traditionnelles: nombre de familles de la «librairie ancienne» disparaissent, tandis que de nouveaux venus s’imposent parfois rapidement, alors même que la quantité des biens immobiliers mis sur le marché atteint des sommets à la suite  des confiscations... Mais nous restons plus sur le modèle ancien de la villégiature aux portes de la ville, que sur le celui de la future banlieue.
Le XIXe siècle est le temps du changement, mais celui-ci ne se fait pas de manière linéaire. L'essor des voies ferrées (et celui de la circulation à vapeur sur la Seine) joue bien entendu, un rôle stratégique, puisque les trajets prennent désormais quelques dizaines de minutes, mais la mutation est antérieure, et quelques exemples privilégiés montrent que le modèle du «pendulaire», autrement dit de celui qui travaille à Paris mais qui, parfois, passe la soirée à la campagne, se rencontre déjà sous la Restauration.
Les Levrault ont une maison de librairie à Paris, rue de la Harpe, dès les années 1800. Lorsque Caroline Levrault, née en 1798, épouse en 1822 Jean-Charles Pitois (†1843), celui-ci va prend bientôt la direction des «affaires» dans la capitale. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est, dans une perspective d'anthropologie historique, le genre de vie du jeune ménage qui, en ville, s'installe d'abord rue de l’Est, non loin du quartier traditionnel des libraires. En 1826, alors que son mari travaille toujours à Paris, «Caroline et les enfants» passent l’été à Bagneux, où ils ont d’ailleurs des connaissances, et où la vieille Madame Levrault vient aussi auprès sa fille et de ses petits enfants. Le premier objectif est de faire séjourner les tout jeunes enfants à la campagne (l'air pur, les nourritures saines!), mais Caroline s’inquiète aussi pour son mari:
Je suis seulement peinée de voir que Pitois est si seul, et qu’il vit entièrement du restaurant (…). Marie [une jeune voisine, dans la même situation?] ne se plaît guère ici, et rentre toutes les semaines [à Paris] pour passer deux jours à mettre son ménage en ordre (3 juillet 1826).
Heureusement, le trajet de Paris à Bagneux est suffisamment court pour permettre au libraire de venir à l’occasion passer une nuit sur place. Plus tard (1834-1835), on sera volontiers l'été à Sceaux, avant de louer, pour 800 f. par an, une maison à Issy, où il est également possible de venir pour la soirée. Pitois écrit à sa belle-mère, le 18 juillet 1835:
Ce soir (…) à 5h.1/2, je me sauve à Sceaux embrasser mes chères. J'en ai assez de cette semaine, mais je suis satisfait de tout ce que j'ai accompli…
Mieux, à l’image des banlieusards et autres pendulaires d’aujourd’hui, nous le voyons même profiter du trajet pour travailler sur des dossiers urgents: dans une lettre de l’été précédente (17 juillet 1834), il indique qu’il s’est plongé dans deux manuscrits du chanoine Schmidt, le principal auteur à succès de la maison:
En voici encore deux, La colombe et La guirlande de houblon que j'ai relus ce matin à Sceaux et dans le trajet. La Guirlande est surtout un très bon livre (…) Le style m'en paraît aussi assez soigné…
L’irruption du chemin-de-fer, avec le Paris-Saint-Germain et les deux lignes Paris-Versailles (1837) annoncent les changements radicaux: c’est la banlieue au sens moderne du terme, celle où l'on habite à demeure, qui va bientôt se développer, d’abord dans la petite couronne, et progressivement de plus en plus loin. Les opérations immobilières profitables se mulitplient le long des nouvelles voies de communication, tandis que, sous le Second Empire, il devient même financièrement intéressant de «délocaliser» –à l’image de Paul Dupont, qui installe son usine d’imprimerie à Clichy en 1867 (cliché 2). La banlieue va alors complètement changer d’apparence, et l’agglomération, de mode de fonctionnement: avouons que, pour nombre d'entre elles, ces agréables «villégiatures» anciennes n'évoquent plus guère, pour nous,... la villégiature.

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