Il est surprenant de constater que l’histoire de l’histoire du livre n’a pas fait, surtout en France, l’objet des travaux qu’elle mériterait, alors qu’il s’agit d’un domaine tout particulièrement révélateur dans les domaines de l’histoire, des sciences auxiliaires de l’histoire et de la «philologie» au sens large (le statut et la tradition du texte, etc.). On regrette toujours aujourd'hui l’absence d’un manuel comme le bel essai d’Anna Zbikowska-Migoń consacré aux Débuts de la recherche européenne en histoire du livre. L’exemple du XVIIIe siècle (Anfänge buchwissenschaftlicher Forschung in Europa, dargestellt am Beispiel der Buchgeschichtsschreiburg des 18. Jahrhunderts, Wiesbaden, Harrassowitz, 1994)...
L’histoire du livre est en effet un élément clé de la construction d’une science historique moderne à partir du XVIIe et au XVIIIe siècle. On pourrait bien sûr penser aux «Voyages bibliographiques» de toutes sortes (pourtant, à quand une édition scientifique convenable du Voyage littéraire de deux bénédictins?) et aux entreprises de recensement et de catalogage des collections des XVIIe et XVIIIe siècles. On se bornera à citer ici les noms de Prosper Marchand et de son Histoire de l'origine et des premiers progrès de l’imprimerie (La Haye, 1740), ou encore de Schoepflin et de ses Vindiciæ typographicæ (Strasbourg, 1760). Il n’est d’ailleurs peut-être pas anodin que ces deux auteurs soient tous deux liés à la Réforme protestante…
Une figure est restée plus en retrait, bien que son apport soit en définitive des plus originaux: il s’agit de Christian Gottlieb Schwarz, auteur dans les premières années du XVIIIe siècle de plusieurs études d’histoire du livre tout à fait novatrices par l’attention portée aux objets et à l’archéologie. Ces études seront regroupées et rééditées en un volume à Leipzig en 1756. Ajoutons que Schwarz est une figure de la république savante de son temps, et qu'il rencontre précisément Schoepflin lorsque celui-ci voyage en Allemagne (Zbikowska-Migoń, p. 85, et surtout p. 111 et suiv.): la publicité imprimée joue un rôle évidemment central dans le domaine scientifique, mais elle ne se substitue jamais totalement aux rencontres personnelles.
Avec Schwarz, nous ne quittons pas la géographie de la Réforme, puisqu'il est le fils du directeur (Rector) de l’école de Leisnig, en Saxe, à une cinquantaine de kilomètres au sud de Leipzig. Ses capacités le font remarquer, et il entrera ensuite à la Fürstenschule de Grimma (où Pufendorf aussi avait étudié), avant de venir en 1698 à l’université de Leipzig. Il réussira encore à obtenir une bourse qui lui permet de s'inscrire à Wittenberg, où il passe la maîtrise (Magister) en 1704. Après avoir un temps enseigné à la célèbre Thomasschule de Leipzig, il est nommé, en 1709, professeur à l’université d’Altdorf, aux portes de Nuremberg. Il y fera toute sa carrière, jusqu'à sa mort en 1751. À Altdorf, Schwarz est aussi en charge de la bibliothèque, comme Oberbibliothekar (bibliothécaire en chef).
C’est peu de dire en effet qu'il est un homme du livre: après sa mort, sa bibliothèque passera en vente publique. La seconde vente, en 1761, concerne 61 manuscrits, 632 incunables, 260 éditions des XVIe et XVIIe siècles et 138 éditions non datées, ce qui au passage donne une idée des possibilités étonnantes offertes au XVIIIe siècle à un savant sans fortune, dans le domaine des achats de livres. Mettant en œuvre la pratique allemande qui consistait à essayer de se procurer les collections des savants récemment disparus, la bibliothèque de l’université de Göttingen réussira à acquérir 55 numéros de ce remarquable ensemble.
Schwarz a publié successivement six Disputatio consacrées à l’archéologie du livre ancien, et dont l’intérêt scientifique explique qu’elles aient fait l’objet d’une réédition par Johann Christian Leuschner (1719-1792), lui aussi étudiant de Leipzig, puis directeur adjoint (Prorector) du lycée de Hirschberg (Silésie). Leuschner sera nommé en 1764 directeur (Rector) du Magdalenisches Gymnasium de Breslau, et bibliothécaire à la bibliothèque de cette ville. Les études de Schwarz sont réellement novatrices, qui traitent de la forme des livres, de la paléographie, des instruments et des pratiques d’écriture, des styles d’ornementation ou encore des bibliothèques et de leur histoire, etc.
Comme pour le traité de Prosper Marchand, la mise en page du volume (en format petit in quarto) témoigne de son caractère scientifique, avec l’opposition de la typographie romaine pour le texte et italique pour les multiples citations, avec toute l’attention donnée à fournir toutes les références bibliographiques nécessaires, avec encore la subdivision systématique des dissertations successives en rubriques numérotées, dont la table est donnée en tête. Nous sommes toujours, au tout début du XVIIIe siècle, et dans ce milieu universitaire, dans l’économie de l’édition en latin, et le texte est publié dans cette langue, avec ponctuellement des termes en grec et en hébreu.
L’éditeur scientifique a ajouté deux pièces liminaires (une épître dédicatoire et une préface), et surtout un double jeu d’index sur deux colonnes (auteurs, et matières, ce dernier index renvoyant à la pagination). Il s’agit, d’une part, d’alléguer du sérieux du travail et, de l’autre, d’en faciliter la consultation ponctuelle.
Enfin, l’édition est enrichie de cinq planches en dépliant, réalisées en taille-douce, et dont la mise en page permet de les consulter tout en poursuivant la lecture. Ce sont des documents informatifs, destinés à compléter et à préciser le texte (auquel des renvois sont faits). On remarquera tout particulièrement la reproduction du célébrissime bas-relief de Neumagen illustrant une boutique de libraire ou une bibliothèque de la basse Antiquité (cf. cliché).
Voici, en somme, un témoignage assez fascinant non seulement de l’histoire de l’histoire du livre, mais aussi de la construction de l’histoire et de la philologie comme des sciences à l'époque des Lumières, de l’organisation des bibliothèques comme les laboratoires du chercheur, et des développements de la sociabilité savante dans l’Allemagne de ces premières décennies du XVIIIe siècle (on ne peut que souligner, au passage, le rôle remarquable qui est celui des enseignants, en l'occurrence de véritables savants).
Schwarz, Christian Gottlieb,
Christian. Gottlieb. Schwarzii De Ornamentis librorum et varia rei librariae veterum supellectile dissertationum antiquariarum hexas. Primum collegit et recensuit atque Praefatione indicibusque necessariis intruxit Johann. Christian. Leuschnerus A. M., scholae hirschbergensis Prorector,
Lipsiae [Leipzig], ex Officina Langenhemiana, 1756,
234-[6] p., [5] pl. dépl., ill., 4°.
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