mercredi 26 février 2020

Le Président Hénault

L’Abrégé chronologique de l’histoire de France, du «Président Hénault», est connu de tous les historiens du livre mais, comme souvent, cette universalité masque une certaine ignorance… Pourtant, l’ouvrage présente nombre de caractéristiques qui semblent très significatives: il mériterait une étude de fond, que nous ne pouvons qu'amorcer dans le cadre d'un billet de ce blog.
L’auteur, d’abord: Charles Jean-François Hénault nous fait pénétrer une de ces familles en pleine ascension sociale, et qui sont composées de grands commis et de financiers d’Ancien Régime. Le grand-père, François Hénault († 1709), bourgeois de Paris a été commissaire ordinaire de l’artillerie (1676), puis secrétaire du roi à la Chancellerie du Parlement de Besançon. Le père, Jean Rémy Hénault (1648-1737) était quant à lui fermier général des aides et domaines: témoignage de sa réussite , c’est lui qui fait construire, en 1706, le superbe Hôtel Hénault de Cantobre, à Paris non loin de l’église Saint-Paul (cf cliché 1).
Hôtel Hénault de Cantobre, par Atget (© Musée Carnavalet)
Charles Jean-François Hénault naît à Paris en 1685. Ancien élève des Jésuites à Louis le Grand, puis étudiant au Collège des Quatre Nations, le jeune homme se tourne d’abord vers la Congrégation de l’Oratoire, avant de se réorienter, selon la tradition familiale, vers le droit. Dès 1705, il est conseiller au Parlement de Paris. Cinq ans plus tard, son accession à la présidence de la Première chambre des Enquêtes fait de lui, pour toute sa vie, «le Président Hénault».
Sa fortune lui permettra pourtant de se lancer très vite dans une vie de salonnier très active, à Paris comme chez la duchesse du Maine à Sceaux, pour collectionner et pour écrire – sans négliger la gestion de ses intérêts financiers. Son hôtel accueille chaque samedi en fin d’après-midi l’Académie que l’on désignera plus tard comme le «Club de l’entresol», fondée par l’abbé Alary –parmi ses membres, Helvétius et Montesquieu. Hénault est d'abord un intellectuel, et un mondain, connu de tout Paris, reçu à a cour et qui sera réputé très proche de la reine Marie Leczinska. Membre de l’Académie française dès 1723 (il est le successeur de l’abbé Dubois), il entretient une longue liaison avec Madame du Deffand à compter de 1731. On peut dire que, en trois générations, la famille répond pleinement au modèle de réussite défini par Pierre Bourdieu, en regroupant capital financier, capital social et capital culturel.
Il jouit d'un revenu considérable ; il a une jolie maison (…), il donne à souper très-souvent, fait fort bonne chère à grand nombre d'amis, et vit avec tout ce qu'il y a de plus considérable et de plus aimable en hommes et en femmes (Mémoires de Charles d’Albert de Luynes).
Cet écrivain surtout apprécié pour ses poésies et pour ses madrigaux, donne pourtant, à Paris chez Prault Père en 1744, un ouvrage tout différent, en l’espèce de l’Abrégé chronologique de l’histoire de France, préparé avec le concours de Pierre Jean Boudot (1). L’ouvrage sort en petit format (in-8°), et est illustrée de trois gravures de Cochin, outre la vignette de titre. Le duc de Luynes porte un jugement très favorable –tout en nous éclairant sur la pratique toujours vivace des extracta:
M. le président Hénault, qui a toujours vécu dans la très-bonne compagnie, et qui a toujours paru se livrer beaucoup aux plaisirs de la société, a cependant infiniment lu, et ayant toujours eu pour objet de travailler à ce qui regarde le droit public et l'histoire depuis grand nombre d'années, il a fait continuellement des extraits qui sont le fondement de l'ouvrage qu'il vient de donner. C'est l'homme du monde qui sait le plus dans presque tous les genres, au moins dans les genres agréables et utiles à la société. La galanterie, les grâces dans l'esprit, les charmes de sa conversation, le talent de paraître s'occuper avec plaisir, même avec passion, de ce qu'il sait plaire à ses amis, celui de savoir choisir dans une histoire les faits intéressants et les plus dignes de curiosité, de beaucoup dire en peu de paroles, l'élégance, l'éloquence, les traits, les portraits, c'est le caractère de M. le président Hénault, et il sera aisé d'en juger par son livre (Mémoires, V, p. 444-445 : 24 mai 1744).
La longue recension qui en est faite par le Journal des savants dès mai 1744 souligne la nouveauté du projet :
Nous avions déjà plusieurs Abrégez de l’histoire de France. Dix colonnes in folio de la Bibliothèque historique du père Lelong suffisent à peine pour contenir les simples titres des ouvrages de ce genre (…) publiés jusqu’à présent. Celui dont nous allons rendre compte, si l’on en considère le plan, la forme, l’exécution, n’a presque rien de commun avec tous ces recueils, connus sous le nom de Fastes, de Journaux, d’Abrégez et de Sommaire…
La mise en livre innove en effet dès cette première édition, et l’auteur de la notice parle d’ailleurs d’une « méchanique générale de l’ouvrage », avec notamment l’introduction d’un dispositif par colonnes.
Dans l’état actuel des choses, nous ignorons le niveau des chiffres de tirage, mais la succession des éditions, progressivement enrichies, à échéance de deux ou trois années (1744, 1746, 1749, etc.) témoigne de ce que la demande est là, qui permet d’écouler rapidement les stocks. De Lunéville, à l’automne 1748, Voltaire lui-même apporte son suffrage… tout en semblant  mettre sur le même plan les «soupers» et les livres:
Hénault, fameux par vos soupés, / Et par votre Chronologie,
Par des vers au bon coin frappés, / Pleins de douceur et d’harmonie;
Vous qui dans l’étude occupez /L’heureux loisir de votre vie (2).
En définitive, le Président ayant marqué quelque dépit, Voltaire modifiera son texte.
Hénault lui-même s’étonne du succès de son travail, dans son «Avertissement» à la troisième édition :
Je ne songeois point du tout à donner une troisième édition; mais la vente précipitée de la seconde, qui est épuisée depuis près d’un an, l’a rendu nécessaire (…). Je compte bien que cette édition sera la dernière pour ne point abuser de l’honneur que le public a bien voulu faire à cet Abrégé (p. VI).
Circonstance très remarquable, Charles Chais, pasteur de l’Église wallonne de La Haye, publie chez Aillaud en 1747 une nouvelle édition de l’Abrégé, et Hénault n’hésitera pas à se féliciter de cette initiative :
Je dois dire un mot de l’édition que l’on a faite à La Haye sur la seconde édition de cet ouvrage. Il n’y point de témoignage moins suspect de l’utilité il a paru, & j’en dois marquer ici ma reconnoissance à l’éditeur (Mr. Chais, ministre de l’église Françoise à La Haye), dont le mérite est reconnu par toute l’Europe, qui a bien voulu y apporter tous ses soins, & à qui je n’ai à reprocher que des éloges trop flatteurs. Il eut la bonté de me prévenir de son projet avant que l’on ne commençât à imprimer, & je ne pus mieux répondre à sa confiance qu’en l’avertissant que je me préparois à donner une troisième édition plus correcte que la seconde, & beaucoup plus étendue… (Avertissement de la 3e éd., 4°, p. VII-VIII).
Nous en serons à la cinquième édition en 1756, année où les éditeurs prendront l’initiative de publier un volume de Supplément permettant de compléter le texte des 3e et 4e éditions, sans nécessairement acheter la cinquième… Quelques années encore, et le renom de l’Abrégé chronologique est tel que certains titres y font expressément référence: c’est ainsi que l’Abrégé chronologique des grands fiefs de la couronne (de Pierre Nicolas Brunet) sort en 1759 à l’adresse de Desaint et de Jean Thomas Hérissant, et le titre précise que «l’ouvrage (…) peut servir de supplément à l’Abrégé chronologique de l’Histoire de France, par M. le Président Hénault». Quelques années encore, et le «Président Hénault» lui-même prête son nom à la publication d’un nouvel Abrégé chronologique, cette fois consacré à l’Espagne et au Portugal (3): on peut cependant imaginer que l’essentiel du travail vient des deux co-auteurs, Jacques Lacombe et Philippe Macquer – deux personnalités sur lesquelles il serait intéressant de s’arrêter.
 La spéculation libraire qui se développe autour de l'Abrégé chronologique apparaît encore dans une autre opération éditoriale caractéristique, qui s’était déroulée à l’occasion de la publication de la troisième édition  (1749). Cette année 1749 en effet, les libraires associés, Prault père (qui assure aussi l’impression des volumes), Prault fils et Desaint et Saillant sortent une nouvelle édition in-8°, mais ils innovent en donnant parallèlement une édition in-4°, destinée à une clientèle d’amateurs plus fortunés, augmentée d’une table et surtout enrichie d’une importante illustration et décoration. Cette édition double est annoncée par une brève notice publiée par le Journal des savants, dans sa livraison d’octobre (p. 699), et l’auteur lui-même explicite son projet dans l’«Avertissement»:
Le désir de rendre cet ouvrage plus commode l’avoit fait réduire en un seul volume, mais on s’est plaint que le caractère étoit trop fin: il a fallu de conformer sur cela à la volonté du plus grand nombre, ce qui m’a engagé, malgré moi, à donner deux volumes in-8°, dont on a aussi fait un volume in-4° (p. IV).
Le titre de l’édition in-4° (4) insiste sur le fait que l’on a inséré au fil du texte un grand nombre d’éléments de décoration et d’illustration. Et, encore une fois, le Président fait lui-même sa propre publicité, en précisant, dans son Avertissement:
On a pris beaucoup de soin pour embellir cette édition, dont on [n’] a tiré qu’un petit nombre d’exemplaires. Les figures en taille-douce sont toutes historiques, excepté la dernière, qui est allégorique: c’est Anchise qui, dans le sixième livre de Virgile, entretient Énée aux Champs Élisées [sic], & qui invite le plus illustre de ses descendants à ne plus faire la guerre (p. VII).
L’objectif est clairement non plus celui du manuel de référence, voire du livre scolaire, mais bien du  marché de la bibliophilie. Christian Michel explique :
Nous avons ici la 3e édition de l’Abrégé chronologique et la première édition in-4°. Le texte a été complété sur l’édition de 1746 annotée par le président Hénault. Deux éditions ont été publiées en même temps: l’une en deux volumes in-8°, avec trois vignettes copiées par Sornique, vendue 10 livres, l’autre en un volume in-4° abondamment illustré, coûtant 27 livres.
Cochin a dessiné un frontispice (non gravé), un fleuron, trois vignettes (une pour chaque race) et trente-et-un culs-de-lampe: deux pour les Mérovingiens, six pour les Carolingiens, et vingt-trois pour les Capétiens, à la fin de chaque règne lorsque la place est suffisante. Il y a en plus quatre culs-de-lampe et trois lettres grises de Chedel, et deux culs-de-lampe de Babel.
Sur les trente-six dessins, cinq ont été gravés par Chedel (…), un par Aveline (…) et les vingt-neuf autres ont été gravés en partie par Cochin, en partie sous sa direction… (5).
L’historien du livre note tout particulièrement le sujet de deux des culs-de-lampe, gravés à l’eau-forte, et qui sont de véritables petites miniatures (voir clichés 2 et 3).
D’abord, à la p. 229, le chapitre sur Charles V se clôt sur un paragraphe consacré à la fondation de la Bibliothèque royale, dont le cul-de-lampe (signé C. N. Cochin f.) propose une vue plus ou moins imaginaire de bibliothèque au milieu du XVIIIe siècle, dans un encadrement d’arabesques (dim. 11 x 118mm : Michel, p. 256, z. Jombert, p. 75, n° 25 (6): Vue d’une Bibliothèque, dessein allégorique à la fondation de la Bibliothèque du Roy, sous Charles V, en 1380, petit fleuron extrêmement bas, de 8 lignes de hauteur, gravé par Cochin fils). 
Le second cul-de lampe figure à la p. 268, à la fin du chapitre consacré à Louis XI, et illustre l’invention de l’imprimerie (92 x 125 mm). Il représente un important atelier d’imprimerie au milieu du XVIIIe siècle (signé C. N. Cochin filius inv. et direxit) (Michel, p. 256, ab, et ill. 81 et 82. Jombert, p. 75, n° 27 : Découverte de l’Imprimerie à Francfort, en 1440 ; on n’en a fait usage à Paris qu’en 1470, sous le règne de Louis XI, fleuron quarré gravé à l’eau-forte par Cochin fils). Certains auteurs voient dans cette image la seule représentation connue de l’Imprimerie royale, alors établie au Louvre. Michel signale une «esquisse préparatoire à la sanguine» représentant une presse typographique (Fondation Custodia, Paris), et un autre dessin (non localisé) avec la presse centrale vue sous un angle différent. Parmi les autres sujets retenus par Cochin, certainement de concert avec l’auteur, on note encore un cul-de-lampe consacré à la Conjuration d’Amboise (p. 334), et un autre à l’assassinat de l’amiral de Coligny (p. 353)...
Bien d'autres approches devraient être explorées, s'agissant de l'Abrégé du «Président Hénault», notamment sur le statut de l'auteur (Hénault n'a évidemment pas réalisé tout le travail rédactionnel), sur le rôle du libraire (il apparaît clairement que la publication réussie de 1744 se mue très vite en opération de librairie), ou encore sur la problématique des transferts (non seulement les éditions contrefaites, mais surtout les traductions), pour ne rien dire, in fine, de la problématique de la réception.

Notes
(1) Pierre Jean Boudot, 1689-1771, fils d’un imprimeur-libraire (DIL, Paris, t. I, n° 219-221), attaché à la Bibliothèque royale et censeur royal. Il travaillera aussi un temps pour le duc de La Vallière.
(2) Voir sa lettre à Hénault, datée de Cirey, 3 janvier 1749.
(3) Charles-Jean-Franc̜ois Hénault, Jacques Lacombe, Philippe Macque, Abrégé chronologique de l'histoire d'Espagne et de Portugal, divisé en huit périodes : avec des remarques... sur le génie, les mœurs, les usages (...) ; ensemble la notice des princes contemporains, & un précis historique sur les savans & illustres, Paris, Jean-Thomas Herissant fils, 1765.
(4) Hénault, Charles Jean François – d’Amorezan, dit le Président Hénault, Nouvel abrégé chronologique de l’histoire de France, contenant les événemens de notre Histoire depuis Clovis jusqu’à la mort de Louis XIV, les guerres, les batailles, les sièges, &c., Troisième édition, revûe, corrigée, augmentée, & ornée de vignettes & fleurons en taille-douce, À Paris, chez Prault père, quai de Gêvres, au Paradis; Prault fils, quai de Conti, à la Charité; Desaint & Saillant, rue Saint Jean de Beauvais, M.DCC.XLIX [1749], [4-]VIII-636-[56] p., 4° (imprimerie de Prault père). Avec approbation et privilège du roi. Réf.: Michel, n° 84 (voir aussi p. 63). Jombert, n° 193.
(5) Christian Michel, Charles-Nicolas Cochin et le livre illustré au XVIIIe siècle. Avec un catalogue raisonné des livres illustrés par Cochin,, 1735-1790, Genève, Librairie Droz, 1987, p. 253 («École pratique des Hautes Études», IVe Section; VI, 18).
(6) Charles Antoine Jombert, Catalogue de l’œuvre de Ch. Nic. Cochin fils, Paris, de l’imprimerie de Prault, 1770.

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