dimanche 19 mai 2019

Exposition sur la cartographie

Hors du monde. La carte et l’imaginaire [catalogue d’exposition], dir. Gwenaël Citérin, Annick Bohn,
Strasbourg, Bibliothèque nationale et universitaire, 2019, 186 p., ill.
ISBN 978-2-85923-081-4 

L’exposition inaugurée à la BNU de Strasbourg à la fin de la semaine dernière explore une thématique qui ne manque pas de fasciner –la cartographie et son histoire. Baudelaire n’oppose-t-il pas l’univers infini de l’imagination emportée par la carte, et l’univers fini qui est celui du monde réel:
Pour l’enfant enivré de cartes et d’estampes / L’univers est égal à son vaste appétit
Ah, que le monde est grand à la clarté des lampes / Aux yeux du souvenir, que le monde est petit («Le Voyage»).
Le projet de l’exposition se déploie en deux grandes parties. Il se donne nécessairement à comprendre comme un complément de l'exposition de cartographie historique déjà présentée par la BNU en 2016.

Dans un premier temps, les auteurs adoptent une perspective anhistorique, mais ils nous présentent un certain nombre de pièces historiques, les unes connues, les autres moins. Surtout, ils mettent déjà la focale sur l’imagination et sur le mythe, avec quatre dossiers spectaculaires, consacrés successivement à la cartographie de l’Amérique du XVe au XVIIIe siècle, aux sources du Nil, à la quête de l’Eldorado et à l’exploration des «cités perdues» du Mékong.
La seconde partie abandonne la perspective technique et scientifique de la cartographie, pour proposer une série d’études et de pièces consacrées aux cartographies imaginaires ou encore à des utilisations des cartes à des fins humoristiques, satiriques ou autres. Ce second volet, pour nous plus inattendu, a le mérite d’attirer l’attention sur des phénomènes plus rarement évoqués dans le cadre de manifestations scientifiques. Il fait ressortir à plusieurs reprises le fait que la carte est bien évidemment aussi un instrument politique –et parfois militaire.
Le survol de quelques-unes des pièces présentées fait ressortir des évolutions dans le long terme. La «carte» aura d’abord la forme d’un schéma synthétisant l’organisation d’un monde étendu à l’ensemble de la Création. Ce manuscrit d’Isidore de Séville datant du Xe siècle contient un croquis circulaire, avec les trois continents organisés autour de Jérusalem, et entourés des cercles successifs de l’Océan et de certains éléments d’astronomie (p. 15). Avouons au passage que nous regrettons l’absence de toute cote permettant de retrouver les pièces dans les collections où elles sont conservées, et éventuellement d’obtenir un certain nombre d’informations complémentaires.
Le deuxième temps est celui de la Renaissance, marqué par la redécouverte de Ptolémée, et par l’émergence d’un souci croissant d’objectivité: le réseau des méridiens et des parallèles doit permettre le repérage précis des lieux, et leur projection sur le plan à deux dimensions qui sera celui de la carte. L’exposition présente à ce sujet le superbe exemplaire du Ptolémée de 1482 conservé par la Médiathèque protestante de Strasbourg (p. 24-25: cf cliché). Galilée ne dit pas autre chose, lorsqu’il note, en 1632, que le livre de l’univers «est écrit dans une langue mathématique, et les caractères en sont les triangles, les cercles, et d'autres figures géométriques».
Bien entendu, dès lors qu’il s’agit de prendre des repères mathématiques, la qualité et la précision des instruments disponibles sont décisives. L’exposition a pu bénéficier d’une série de prêts consentis par l’Observatoire astronomique de Strasbourg, et qui viennent illustrer cette problématique de la manière la plus séduisante. On sait le rôle des progrès permis par les nouveaux chronomètres de marine au XVIIIe siècle, ou encore le caractères spectaculaire des travaux de triangulation conduits en France à partir du règne de Louis XIV. À ce propos, on peut se demander pourquoi les organisateurs de la l’exposition n’ont pas ajouté un ancien globe à leur présentation… (1)
Le troisième temps sera précisément celui de la mathématisation des cartes, en même temps que de la reconnaissance de l’inconnu comme tel. L’un des apports du catalogue concerne en effet le souci ancien des cartographes et des graveurs de «meubler» leurs représentations pour en faire autant que possible disparaître les vides: la carte d’Islande par Ortelius (1602) est d’une précision remarquable, mais la mer environnante est peuplée d’une série de monstres marins légendés, y compris pour ceux qui ne relèvent que de la pure imagination. La reconnaissance des «blancs» comme repérant une géographie qui reste à explorer traduit, à l’époque des Lumières, un déplacement du régime d’intelligibilité du savoir cartographique (2). Ajoutons d’ailleurs que, même à l’heure de la cartographie la plus scientifique, des éléments peuvent subsister, qui relèvent de la mythologie et de la tradition (comme le montre le riche dossier des sources du Nil).
La richesse du propos rend sans objet une quelconque volonté d’exhaustivité, à laquelle les organisateurs ne visaient d’ailleurs pas. Bien des points n’apparaissent que de manière presque implicite, qui pourraient faire l’objet de développements systématiques. Bornons-nous à deux exemples: à plusieurs reprises, les textes de présentation soulignent l’opposition entre les savants explorateurs –leur figure emblématique pourrait être celle de Humboldt– et les «géographes de cabinet», à l’image d’un d’Anville à Paris à la fin de l’Ancien Régime. Si la concurrence entre les uns et les autres est le cas échéant bien réelle, les cartes produites issues de la compilation de toutes les informations disponibles peuvent aussi bien concerner la géographie contemporaine que les restitutions historiques, notamment s’agissant de l’Antiquité classique.
Un deuxième ensemble de questions concerne la sémiologie graphique: on questionnera non seulement le lexique des éléments graphiques utilisé sur les cartes, mais aussi le choix des échelles, éventuellement des couleurs et des mots (la toponymie) sans négliger, in fine, l’objet même de la carte. Celle-ci peut en effet fournir un maximum d’informations à caractère topographique, mais elle peut aussi donner à voir un certain phénomène d’ordre sociologique ou autre (par ex., nous disposerons, dans les jours qui suivront le prochaines élections européennes, d’une pléiade de cartes analysant les résultats). Bien évidemment, la question de l’objectivité se pose dès lors dans des termes particuliers: les résultats que l’on fera apparaître à travers telle ou telle représentation graphique dépendent aussi du choix et de la définition des indicateurs que l’on choisit de croiser ou de privilégier.
Une dernière question reste ouverte: la carte est le résultat du travail d’une communauté de savants et de techniciens, de sorte que sa lecture par un public de non spécialistes posera éventuellement problème. Non seulement la question de la «pratique» de la carte est posée (pourquoi cartographier?), mais les nouveaux outils disponibles (le GPS) déplacent aussi de la manière la plus profonde le regard que nos sociétés contemporaines posent sur les cartes.

Notes
1) Le fronton du lycée Fustel de Coulanges, à Strasbourg, présente comme un résumé du programme d’enseignement proposé par les Jésuites dans le domaine de la géographie: on y voit en effet une sphère armillaire et un globe terrestre, un télescope, une équerre, etc., sans oublier plusieurs livres ouverts.
2) Ce travail sur les «blancs» prolonge celui conduit par Isabelle Laboulais il y a quelques années: Combler les blancs de la carte. Modalités et enjeux de la construction des savoirs géographiques (XVIIe - XXe siècle), dir. Isabelle Laboulais, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2004.

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