dimanche 29 avril 2018

Iconographie du livre et des lecteurs

Nous avons parlé ici même à plusieurs reprises de l’iconographie du livre et de tout ce qui se rapporte au livre, à travers des analyses de tableaux mettant en scène l’Annonciation, le Christ devant les docteurs, le livre qui tombe, ou encore d’autres thèmes –nous avons aussi, à l’occasion, présenté des sculptures, par ex. à propos de la Vierge lisant. Il est d’autant plus agréable pour nous de signaler la conférence tenue sur cette question, au Musée du Prado (Madrid), par notre collègue Madame Maria Luisa López-Vidriero. Comme chacun sait, Madame López-Vidriero est conservateur général des bibliothèques, et elle dirige la Bibliothèque du Palais royal de Madrid. Sa conférence est disponible en ligne.
Mais prenons maintenant, par pur plaisir, un autre exemple de cette même approche, exemple qui ne fera pas partie des somptueuses collections madrilènes: il s’agit du célèbre «Autel de Torgau», peint par Lucas Cranach l’Ancien et aujourd’hui conservé à la Fondation Städel de Francfort. Le tableau, un triptyque, est daté de 1509, et il met en scène La Sainte parenté, formule à entendre comme désignant la famille «large» du Christ: outre les parents, la figure majeure est celle de sainte Anne, qui se serait mariée trois fois, et aurait eu un certain nombre d’enfants, tous liés aux débuts du christianisme. Au centre du volet principal, la Vierge Marie, avec Joseph en arrière sur la gauche; à gauche de la Vierge (à droite pour le spectateur), sainte Anne est en robe rouge, et tient le Christ dans les bras. Au niveau supérieur, trois personnages observent la scène: il s’agit des trois époux de sainte Anne, Joachim, Cléophas et Salomas (Salomé).
© Städelsches Kunstinstitut Frankfurt a/Main, Inv. 1398
En arrière du thème religieux, se profile la dimension politique de l’œuvre: au centre, parmi les époux de sainte Anne, on reconnaît la figure de l’empereur Maximilien, tandis que la famille des princes de Saxe (les Wettin) est elle-même intégrée à la généalogie du Christ. Voici en effet, sur les deux volets du triptyque, les deux demi-sœurs de Marie, et leurs époux: à gauche, Alphée se présente sous la physionomie du prince électeur Frédéric (III) le Sage (1463-1523), le propre patron de Cranach (lequel est peintre de la cour électorale depuis 1504); et, sur le volet de droite, Zébédée a reçu celle du frère et futur successeur de Frédéric (III), le duc Jean (plus tard, Jean Ier le Constant (der Beständige), 1468-1532). Leurs deux enfants, saint Jean l’Évangéliste et saint Jacques le Majeur, jouent à leurs pieds. Par la disposition du tableau, les princes de Saxe proclament leur loyauté à l’égard de l’empereur Maximilien (si l'on s'en tient à la généalogie ici mise en scène, ils sont comme les gendres de l'empereur), en même temps qu’ils participent à la famille mythique du Christ...
Notre propos n’est pas de nous étendre sur les phénomènes dont le célèbre tableau donne implicitement témoignage: le succès du motif de la Sainte Parenté à la fin du Moyen Âge et au début de l’époque moderne, surtout dans les pays allemands, l’importance de la famille large, le statut et le rôle de la femme, voire la présence d’une dimension sacrée dans le cadre de la vie quotidienne.
Mais c’est la figure du duc Jean qui nous retiendra pour finir, avec une perspective touchant à l’anthropologie: dans une architecture antiquisante inspirée des idées humanistes, le duc est assis près d’une fenêtre, dans son somptueux manteau de cour. Il tient ouvert dans les mains un grand volume in-folio, dont la reliure de velours rouge est protégée par une série de boulons de cuivre, et il est plongé dans la lecture. La position du lecteur n’est pas celle, bien plus fréquemment mise en scène, de l’intellectuel, père de l’Eglise ou docteur de l’université, représenté avec un certain nombre de ses attributs (les lunettes…) face à sa table de travail: le duc, confortablement assis, est complètement absorbé dans le volume qu’il tient dans les mains, et aucun autre livre ne se donne à voir dans la pièce. Le thème général du retable laisse à penser qu’il s’agirait d’un texte à caractère religieux, mais le format exclut le petit livre de piété, et l’épaisseur exclut l’hypothèse de la Bible elle-même. Avouons-le, nous pourrions bien plutôt penser à un livre de cour (peut-être même un recueil de généalogie ?): en tous les cas, c’est un objet remarquable, dont la somptuosité illustre la distinction du pouvoir et du prince absolu.
La lecture, bientôt l’organisation d’une bibliothèque et, à terme, son ouverture au public, s’imposent alors peu à peu comme des attributs du pouvoir dans les principautés territoriales modernes. 
 
NB- Attention! La conférence de l'EPHE initialement prévue le 30 avril prochain n'aura pas lieu, par suite de problèmes relatifs à la gestion administrative des salles. 

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