jeudi 27 juillet 2017

Le livre qui flotte... et qui coule

On aurait pu penser que le monde de l’imprimé serait connoté de manière systématiquement positive chez un auteur comme Brant, qui a su en mobiliser tout le potentiel novateur pour le mettre au service de la diffusion de ses idées. La réalité est pourtant plus ambiguë, comme elle le deviendra d’ailleurs aussi chez Luther: l’imprimerie est certes, un don de Dieu, mais elle doit avant tout être utilisée à bon escient. Les deux critiques de fond se placent, la première, du côté des imprimeurs-libraires, et la seconde, du côté du public des lecteurs.
Le bibliomane ouvre le défilé des fous (chapitre 1, lui dont le plus grand plaisir est d’amasser des livres dans sa librairie, même s’il ne les ouvre jamais. De manière surprenante, ce sont en réalité les conséquences de l’économie nouvelle de l’imprimé qui sont ici mises en cause: la première révolution du livre se traduit par un accroissement très important de la production, et par la baisse du prix moyen, de sorte que le modèle peut désormais se répandre, du particulier qui se constitue une bibliothèque personnelle plus ou moins riche. La bibliothèque devient une source de plaisir, et sans doute une marque de distinction, quand bien même le dernier souci de son propriétaire serait celui de la lecture, encore moins, celui d’une lecture réfléchie. La critique de la bibliomanie sera dès lors récurrente dans la littérature moderne, et on la retrouvera, par exemple, chez La Bruyère, quand il lui consacre l’un de ses Caractères.
La nef des apprentis (p. 140) accueille notamment les apprentis imprimeurs, lesquels semblent consacrer un peu trop de leurs revenus au troquet:
L’imprimeur dépense en un jour / Le salaire d’une semaine.
Tel est l’usage en ce métier. / Car c’est un pénible labeur
Devant la presse, et à la casse / Compose, aligne, rectifie.
Bourrer le noir dans l’art du livre, / Calciner l’encre en le creuset…
La question de la multiplication des livres est d’ailleurs la première soulevée par Brant: en ouvrant le Prologue de son livre, l’auteur s’étonne en effet de ce que non seulement la Bible soit répandue partout, mais aussi les écrits des Pères de l’Église et toutes sortes de littérature, mais que personne n’en devienne meilleur et que le monde reste plongé «dans la nuit noire». C’est que, souligne-t-il, il ne suffit ni de disposer des exemplaires, ni même de les lire, mais qu’il faut savoir lire à bon escient et non pas à l'envers… Le thème revient à plusieurs reprises, par exemple au chapitre 57:
On voit aussi nombre de fous / Qui s’ornent de saintes lectures,
Se croient distingués et savants / Quand ont lu le texte à l’envers.
Tel croît connaître son psautier / Pour avoir lu: Beatus vir.
Le risque est encore accru lorsque l’intermédiaire par excellence, le clerc, est lui-même un faussaire: Brant, qui a critiqué les Hussites, est, comme le sera Luther à ses débuts, partisan affirmé de la réforme de l’intérieur, et non pas de la Réforme proprement dite. Les commentateurs malavisés et autres faux prophètes ont même le rôle principal dans la décadence, car ils conduisent le peuple à sa perte et font ainsi le lit de l’Antéchrist. L’image du bateau en papier est particulièrement frappante: la nef elle-même est en papier, et les faux prophètes, en l’humidifiant, ne font qu’accélérer le naufrage (chapitre 103).
J’en arrive à ces vrais faussaires, / Répandus autour de la nef (…)
Falsifiant les saints Évangiles. / (…) Ils trempent la nef en papier.
La petite barque de saint Pierre (Sankt Peter Schifflein), détail
Terminons sur une note prémonitoire: le travail du démon est soutenu par la cupidité des imprimeurs-libraires, qui trouvent avantage à publier toutes sortes de livres. Et, de fait, les professionnels, qui profiteront bien évidemment de l’essor de l’économie des «feuilles volantes» (Flugschriften) à l’époque de Luther, n’hésitent jamais à répandre les fausses doctrines et les livres inutiles pourvu que cela leur rapporte:
L’imprimeur y a bon profit. / Si on jetait au feu ces livres,
On brûlerait bien des erreurs. / Mais tant, ne pensant qu’à leur gain
Cherchent des livres [à imprimer] de partout, / Et qu’importe la correction.
On s’ingénie à mieux berner: / Beaucoup impriment et peu corrigent
Sans soin aucun on réimprime, / Telle quelle on reprend l’erreur:
Tel se fait tort, et tant se nuit, / Qu’il s’en va imprimer ailleurs! (…)
Voyez la pléthore de livres, / Le nombre des imprimeries,
Réédité le moindre livre / Qu’un jour ont écrit nos parents!
En avons tant à profusion, / Quand à rien ils ne servent plus
Car leur valeur est périmée…
Brant, ce n'est pas douteux, est un familier de l'activité des imprimeries, par exemple quand il fait allusion à la recherche forcenée de textes à publier, ou encore aux procédés divers, et parfois peu recommandables, utilisés par les professionnels pour «appâter» le client. Lui-même se plaindra, dans l'une des rééditions de son livre, de la concurrence sauvage des contrefaçons. Et on se rappellera au passage qu'une fois rentré à Strasbourg, il sera un temps en charge de la censure des livres au nom du Magistrat. En définitive, l'imprimerie n'échappe à la condition commune: elle peut être «un don de Dieu», il n'en faut pas moins en encadrer l'utilisation pour qu'elle ne devienne pas aux mains des hommes une arme du démon.

Note: les citations (et les renvois aux numéros de chapitres ou à la pagination) sont tirés de la traduction très remarquable du Narrenschiff publiée par Nicole Taubes: Sébastien Brant, La Nef des fous. Traduction revue et présentation par Nicole Taubes, 3e éd., Paris, José Corti, 2010 (« Les Massicotés »).

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