mardi 25 août 2015

Barcelone, terre de frontière

En visitant Barcelone, nous pensons aux lignes de fracture chères aux géomorphologues: ces lignes le plus souvent invisibles, mais qui sont celles où les plaques tectoniques se rencontrent, et dans la proximité desquelles se produisent, encore aujourd’hui, les phénomènes volcaniques et les tremblements de terre dont certaines régions sont coutumières. Le concept est-il transposable en histoire, dès lors que nous explorons la succession des siècles? Nous aurions tendance à répondre «oui», mais en ajoutant immédiatement un codicille selon lequel, si lignes de fracture il y a, elles doivent être contextualisées: autrement dit une ligne de fracture pourra être observée dans un certain contexte et à une certaine époque, qui aura disparu quand les conditions d’observation auront elles-mêmes changées. À l’intérieur du royaume de France, et de la France contemporaine, combien de frontières, matérialisées par la présence de fortifications parfois impressionnantes (comme dans notre paisible Touraine, sur les frontières du duché d'Anjou), ou dont le souvenir perdure à travers la géographie institutionnelle (notamment la géographie ecclésiastique), et qui sont aujourd'hui bien éloignées d’une quelconque frontière au sens géographique usuel du terme?
À Barcelone, nous sommes pourtant sur une double frontière, dont la visite du remarquable Musée d’histoire de la ville (MUHBA) permet de se faire une idée: frontière de l'acculturation (la ville fonctionne selon des modalités économiques, sociales, culturelles et autres très différentes de son plat pays), et frontière à proprement parler politique. Nous ajouterons qu’il est d’autant plus intéressant de suivre ces phénomènes, qu’ils s’accompagnent de changements parallèles dans les modalités et dans les pratiques de l’écriture.

Le site de Barcelone a d’abord été occupé par les Ibères, un peuple alphabétisé dont l’écriture combine signes syllabiques et signes alphabétiques (Ve s. av. J.-C.): cette  écriture serait dérivée d'un alphabet de la Méditerranée orientale, soit le phénicien, soit le grec. Apparue au Ve siècle, elle cède la place à l'écriture latine au Ier siècle avant notre ère.
Graffiti ibère, sur un fragment de vase du IIe siècle av. J-C. (on distingue un nom propre: UATINAR). (Coll. MUHBA)
Les Romains, qui succèdent aux Ibères au IIIe siècle avant notre ère, importent toutes sortes de pratiques d’écriture et de lecture, que nous reconstituons en partie par l’archéologie. Plus que par les témoignages nombreux relatifs à la vie quotidiennes, nous sommes frappés par le regard à la fois triste et détaché de ce Barcelonais du Bas-Empire qui semble nous dévisager par delà le silence des siècles (même impression que devant certains portraits du Fayoum).
Scène de chasse, IVe s. (détail. Coll MUHBA)
Le christianisme s’implante à Barcino (Barcelone) au début du IVe siècle de notre ère, et son souvenir perdure à travers la présence de saint Cucufat, martyr originaire d’Afrique du Nord exécuté en 304. Une dizaine d’années plus tard, et le christianisme devient religion d’État (313): une tombe chrétienne du Ve siècle nous fait sentir la tristesse, en même temps que la confiance, de parents frappés par la disparition de leur fils âgé seulement de trois ans mais dont ils recommandent l'âme à Dieu…
Hic requiescit Magnus puer fidelis in pace qui vixit anni III (coll. MUHBA)
Peu à peu, alors que la domination de Rome se fait plus incertaine, le pouvoir de l’évêque tend à s’imposer dans la ville. Le prélat est établi dans son palais, à proximité de la cathédrale et du baptistère, dont une inscription du VIe siècle témoigne de l’implantation des formules chrétiennes. 
O IUBET RENUNCIARE [IN]IMCUM DOMINI (inscription du VIe s., baptistère de Barcelone. Coll. MUHBA)
Après la chute de l’Empire romain, Barcelone passe sous la domination des Wisigoths, mais ceux-ci  ne représentent jamais qu’une minorité romanisée de la population. Au VIIIe siècle, ce sont les Arabes qui entrent en scène, mais ils ne restent qu’un siècle à peine sur le site de Barcelone: avec la reconquête carolingienne, le fleuve Llobregat marque pour plusieurs siècles la frontière entre deux mondes, et le comté de Barcelone est réellement un territoire de marche frontalière.
Inscription arabe (coll. MUHBA)
La marche d’Espagne est organisée par Charlemagne au début du IXe siècle, avec les deux acteurs-cléfs de l’administration carolingienne, celui du comte (comes), représentant l’empereur, et celui de l’évêque, pasteur de la communauté chrétienne. On connaît la suite: avec l’affaissement du pouvoir impérial, les comtes de Barcelone se constituent en dynastie de souverains autonomes, tandis que leur alliance avec la dynastie royale d’Aragon prélude paradoxalement à un certain effacement du comté sur le plan politique (sous Raymond Bérenger IV, 1131-1162).
Mais, dans l’intervalle, un nouveau pouvoir émerge et s’impose: celui des grandes dynasties bourgeoises, dont la fortune est liée à l’activité du port et au grand négoce, et qui obtiennent en 1284 le privilège de pouvoir pratiquement gérer leur ville de manière autonome. La fortune de Barcelone se jouera désormais du côté de la mer… jusqu’à la rencontre de Christophe Colomb et des rois catholiques, précisément à Barcelone, en 1493. L’avenir se tourne désormais, pour un temps, du côté de l’Atlantique, tandis que l’union de la Castille et de l’Aragon repousse la Catalogne et sa capitale de Barcelone à un rôle politique plus secondaire. Pour autant, la frontière perdure toujours, et les prochaines élections législatives espagnoles auront aussi, en Catalogne, la valeur d’un test sur le choix éventuel de l’indépendance….

La catégorie de la frontière est bien évidemment l'une de celles qui s'articulent le plus étroitement avec la catégorie des transferts. 

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